Contre les effets pervers de la pénalisation judiciaire, des politiques de non-punition des erreurs
Lorsque des erreurs d’une certaine importance sont commises, la réponse habituelle est la punition : réprimande verbale, note d’appréciation réduite, avertissement écrit, mise à pied, mutation, exclusion, sanction pénale ou civile, etc. Cette réponse est en harmonie avec les attentes de la société.
[…] Des organisations s’orientent vers une politique radicalement contraire : la non-punition. Celle-ci est fondée sur l’idée d’inciter les acteurs à ne pas cacher, par peur des sanctions, une information qu’ils détiennent qui pourrait se révéler déterminante pour éviter la reproduction de l’erreur.
L’immunité pour connaître
Le motif principal de l’immunité est que la punition dissuade de révéler l’erreur et d’en tirer une connaissance partagée afin d’éviter sa répétition. Pour le dire simplement : la punition est mère du silence.
La priorité donnée à la connaissance par rapport à la sanction est parfaitement illustrée par le système d’Air France. Le seul acte de sanction prévu est de punir, non l’erreur, mais le fait de refuser de contribuer, quoique de façon anonyme, à l’explication de l’erreur.
La démarche d’immunité est aussi un moyen de dépasser l’attitude classique consistant à multiplier les règles à seule fin de se prémunir de sanctions éventuelles.
La règle permet à son auteur (la direction) mis en cause de renvoyer l’accusation à celui qui l’a enfreinte. On ne se préoccupe pas de savoir si la règle est applicable ; l’objectif est uniquement de se dédouaner.
Effets pervers de la pénalisation judiciaire
La crainte de la pénalisation incite les acteurs à limiter les analyses des accidents et erreurs. Un avocat spécialisé dans les accidents du travail demandait aux entreprises d’enlever des éléments dans l’arbre des causes, l’étude approfondie destinée à éviter la reproduction de l’accident, afin d’empêcher que des informations soient utilisées par la justice pour identifier des coupables.
Par peur de mises en cause pénales, la connaissance est ainsi absurdement tronquée d’éléments décisifs permettant d’empêcher d’autres accidents.
La pénalisation incite également à réduire la formalisation des enquêtes internes. Des services juridiques d’entreprises recommandent de ne pas laisser de traces écrites des analyses d’accidents du travail pour éviter qu’elles soient utilisées dans une procédure pénale, alors que tous les acteurs, y compris les plus responsables a priori, sont prêts à participer à une enquête écrite afin que les faits soient connus dans un but pédagogique.
Vive opposition
Le principe de non-punition des erreurs s’effectue dans un contexte de forte pression en faveur de la punition. Cette pression est alimentée par la culture traditionnelle de la punition et la réaction des victimes en sa faveur.
La cohésion sociale, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, est fondée sur ce principe. Dans les croyances archaïques, une catastrophe même naturelle a pour origine des coupables qu’il faut châtier, car elle exprime la colère des dieux.
Il en reste probablement des traces dans l’inconscient collectif. Les victimes ont besoin d’un acte expiatoire pour assumer leur douleur. Pour y répondre, la pénalisation des accidents oriente les passions vers un bouc émissaire en recherchant et désignant des coupables.
Ne serait-il pas plus judicieux de chercher un acte émissaire, c’est-à-dire ce qui s’est passé ?
La faute intentionnelle et ses frontières
Tous les systèmes d’immunité excluent la faute intentionnelle. Il faut entendre par là des infractions telles qu’un sabotage, la neutralisation des sécurités, l’absorption de substances interdites, une fausse déclaration d’entretien, etc.
Ce point est extrêmement important car la non-punition des erreurs est parfois mal comprise, au point qu’on l’imagine s’étendre aux fautes intentionnelles, alors que ce n’est absolument pas le cas.
Une politique d’immunité des erreurs doit être associée à une politique rigoureuse à l’égard des fautes intentionnelles et à une gestion fine de la marge intermédiaire entre les erreurs non intentionnelles et les fautes.
Pour juger s’il y a faute ou pas, un auteur propose une procédure mentale : le test de substitution. En cas d’accident ou d’incident, cela revient à se poser la question suivante : une personne ayant le même profil professionnel aurait-elle pu commettre la même erreur dans les mêmes circonstances ?
Si la réponse est oui, la punition n’est pas pertinente.
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Extraits sélectionnés par Jean-Paul Troadec de Christian Morel, Les Décisions absurdes, II, Gallimard.