Contrôler l’aléatoire du vide grâce aux fluctuations quantiques
Diplômé de l’École polytechnique (X13), j’ai eu la chance d’étudier l’optique quantique sous la direction d’Alain Aspect et Philippe Grangier en troisième année de mon cursus. Le cours d’optique quantique m’ouvrit au concept de « fluctuations du vide », un des phénomènes fondamentaux que j’utilise aujourd’hui dans ma recherche. Récemment, mon équipe au Massachusetts Institute of Technology (MIT) utilisa ces fluctuations du vide quantique afin de réaliser la première source contrôlable de nombres aléatoires quantiques. Ces travaux ont aussi bénéficié des contributions d’Ethan Koskas (X19), qui a fait son stage de recherche de troisième année au sein de notre laboratoire au MIT.
Que désigne-t-on par « fluctuations du vide » quantique ? En physique classique, on considère que le vide est un espace totalement dépourvu de matière et de lumière. Cependant, dans l’univers quantique, le champ électromagnétique peut fluctuer même dans le « vide ». Imaginez une mer calme qui se met spontanément à produire des vagues – c’est un phénomène similaire qui se produit dans le vide à l’échelle quantique. Par le passé, la mesure de ces fluctuations a permis aux scientifiques de générer des nombres aléatoires. Elles sont également à l’origine de nombreux phénomènes fascinants découverts par les précurseurs de la physique quantique au cours des cent dernières années.
Les résultats de notre recherche sont détaillés dans un article paru en juillet 2023 dans la revue Science, que j’ai codirigé avec un autre chercheur postdoctorant Yannick Salamin, les professeurs du MIT Marin Soljačić et John Joannopoulos, ainsi que nos collaborateurs.
Les limites de l’approche déterministe
Traditionnellement, les ordinateurs fonctionnent de manière déterministe, exécutant des instructions pas à pas qui obéissent à un ensemble de règles et d’algorithmes prédéfinis. Dans ce paradigme, si vous répétez la même opération à plusieurs reprises, vous obtiendrez toujours exactement le même résultat. Cette approche déterministe a propulsé notre ère numérique, mais elle a ses limites, surtout lorsqu’il s’agit de simuler le monde physique ou d’optimiser des systèmes complexes, des tâches qui comportent souvent une grande part d’incertitude et de hasard.
En intelligence artificielle, par exemple, certaines applications critiques (e.g. dans le domaine médical) ne peuvent pas se contenter de générer une prédiction déterministe. Certaines architectures de réseaux de neurones permettent d’encoder naturellement l’incertitude afin de calculer un « certain niveau de confiance » lié à la prédiction et de prévoir plusieurs scénarios probables. C’est par exemple le cas des réseaux de neurones dits « bayésiens ».
L’intérêt du hasard quantique pour l’informatique probabiliste
C’est ici qu’intervient le concept d’ordinateur probabiliste. Les systèmes informatiques probabilistes exploitent le hasard inhérent à certains processus pour effectuer des calculs. Ils ne fournissent pas une seule « bonne » réponse, mais plutôt une gamme de résultats possibles, chacun avec sa probabilité associée. Cela les rend intrinsèquement aptes à simuler des phénomènes physiques et à résoudre des problèmes d’optimisation où plusieurs solutions pourraient exister, et où l’exploration de diverses possibilités peut mener à une meilleure solution.
Cependant, la mise en œuvre pratique de l’informatique probabiliste a historiquement été freinée par un obstacle majeur : le manque de contrôle sur les distributions de probabilité associées au hasard quantique. La recherche menée par notre équipe au MIT ouvre la voie à une solution prometteuse.
Démonstration du hasard quantique contrôlable
Plus précisément, nous avons démontré qu’en injectant un laser « biais » très faible dans un oscillateur paramétrique optique, un système optique qui génère naturellement des nombres aléatoires, on peut obtenir une source contrôlable de hasard quantique « biaisé », à la manière d’un dé pipé.
Malgré une étude approfondie de ces systèmes quantiques, l’influence d’un champ de biais très faible était jusqu’alors inexplorée. Notre découverte du hasard quantique contrôlable nous permet non seulement de revisiter des concepts vieux de plusieurs décennies en optique quantique, mais également d’ouvrir un potentiel en informatique probabiliste et en détection de champs électromagnétiques ultra-faibles.
Réalisation d’un bit probabiliste photonique
Spécifiquement, notre équipe a réussi à démontrer la capacité à manipuler les probabilités associées aux états de sortie d’un oscillateur paramétrique optique, réalisant un bit probabiliste photonique (p‑bit). De plus, notre système est ultrasensible aux oscillations temporelles d’impulsions de champ électromagnétique, bien en dessous du niveau d’un photon, ouvrant de nouvelles possibilités dans le domaine de la métrologie et de la détection de signaux quantiques.
Notre système de génération de p‑bits photoniques permet actuellement de produire 10 000 bits par seconde, chacun pouvant suivre une distribution binomiale arbitraire. L’expérience qui nous a permis de réaliser cette découverte tient sur une table de plusieurs mètres carrés et comporte plusieurs dizaines de composants optiques alignés avec soin. Nous nous attendons à ce que cette technologie évolue dans les prochaines années, conduisant à des p‑bits photoniques intégrés sur des puces photoniques et à des débits beaucoup plus élevés, offrant une gamme d’applications plus large, avec des applications en calcul photonique probabiliste ultra-rapide.
En rendant les fluctuations du vide contrôlables, nous repoussons les limites de ce qui est possible en informatique probabiliste améliorée par le quantique. Nous sommes particulièrement enthousiastes à l’idée de pouvoir simuler des dynamiques complexes dans des domaines tels que l’optimisation combinatoire et les simulations de chromodynamique quantique.
Charles Roques-Carmes (X13) : un parcours de chercheur
La Jaune et la Rouge : Peux-tu nous parler de ton parcours avant de rejoindre l’X ?
Charles Roques-Carmes : J’ai grandi à Besançon et j’ai fait mon lycée là-bas. Après mon baccalauréat, j’ai effectué mes classes préparatoires (MPSI-MP) à Louis-le-Grand.
À cette époque, je m’intéressais principalement aux matières que j’apprenais, en particulier les mathématiques. Puis l’X m’a fait prendre conscience qu’il y avait d’autres matières passionnantes.
J&R : Quel a été le tournant qui t’a conduit à la physique ?
CRC : Le cours de physique quantique avancée a été crucial pour moi. J’ai trouvé dans cette discipline des similitudes avec les maths (abstraction, harmonie) et j’ai apprécié l’aspect expérimental qui rendait les théories observables.
Ce cours était enseigné par Pascale Senellart-Mardon (X93) qui est devenue ma mentore au fil du temps. Elle m’a conseillé de faire mon stage de 2A dans une start-up allemande, où j’ai eu ma première expérience de recherche qui m’a ensuite amené à étudier la nanophotonique dans le cadre de ma thèse au MIT.
J&R : Peux-tu nous en dire plus sur le sujet de ta thèse qui porte sur la nanophotonique ?
CRC : La nanophotonique est l’étude de l’interaction lumière-matière à l’échelle du nanomètre. Des phénomènes intéressants peuvent être observés à cette échelle, tels que les cristaux photoniques ou la scintillation. C’est sur cette dernière que s’est concentrée une partie de mon travail de thèse : l’émission de lumière issue de la collision de particules à haute énergie avec de la matière structurée à l’échelle du nanomètre.
J&R : Connaît-on des applications potentielles de la nanophotonique ?
CRC : Les applications à court et moyen termes incluent l’imagerie médicale et la vision nocturne. En effet, la scintillation viendrait améliorer la qualité des images.
Il existe aussi certaines applications en calcul informatique [cf. article ci-contre]. Cependant, des développements supplémentaires sont encore nécessaires pour pleinement réaliser ces applications.