Coopérer pour innover

Dossier : Gérer en période de criseMagazine N°638 Octobre 2008
Par Laure POURCIN (85)

La ques­tion de l’in­no­va­tion col­la­bo­ra­tive a été l’un des prin­ci­paux sujets trai­tés au der­nier som­met de Davos. Alors qu’­his­to­ri­que­ment, les entre­prises ont long­temps mené seules leurs pro­jets d’in­no­va­tion – recherche puis lan­ce­ment des pro­duits -, elles sont de plus en plus sou­vent conduites à le faire à tra­vers des alliances qui peuvent pré­sen­ter de mul­tiples avan­tages, pour autant que le cadre de coopé­ra­tion soit judi­cieu­se­ment choi­si et soi­gneu­se­ment mis en place. Une nou­velle approche sui­vie par des entre­prises pour­tant lea­ders dans leur domaine.

Inno­ver, c’est mettre en œuvre de nou­velles idées. Les inno­va­tions s’ap­pliquent à tous les domaines : pro­duits et ser­vices, pro­ces­sus et mana­ge­ment, mar­ke­ting et rela­tion clients, modèles éco­no­miques et rôles des acteurs. Elles repré­sentent de simples amé­lio­ra­tions ou des rup­tures fortes.

REPÈRES
L’approche tra­di­tion­nelle de l’innovation remonte à la créa­tion du pre­mier centre de recherche indus­triel par Tho­mas Edi­son à Men­lo Park en 1876. Pen­dant l’essentiel du XXe siècle, l’approche de l’innovation qui a pré­va­lu dans la plu­part des grandes entre­prises se défi­nit par les grands prin­cipes suivants :
1. inves­tir en recherche et déve­lop­pe­ment davan­tage que la concurrence,
2. géné­rer le plus grand nombre pos­sible d’inventions sous la forme de nou­veaux pro­duits et ser­vices mis sur le marché,
3. contrô­ler la pro­prié­té intel­lec­tuelle en empê­chant son uti­li­sa­tion par d’autres,
4. réin­ves­tir en R&D les pro­fits géné­rés par les avan­tages tech­no­lo­giques antérieurs.
La liste est longue de tous les pro­duits inno­vants qui ont ain­si été conçus et com­mer­cia­li­sés, avec un impact pro­fond sur nos éco­no­mies et nos modes de vie.

Dans notre éco­no­mie mon­dia­li­sée, où chaque acteur doit se spé­cia­li­ser pour main­te­nir ses posi­tions, où la connais­sance est lar­ge­ment par­ta­gée et où l’In­ter­net per­met la col­la­bo­ra­tion de per­sonnes répar­ties dans le monde entier, de nou­veaux modes d’in­no­va­tion se déve­loppent, au-delà des modèles tra­di­tion­nels de recherche propriétaire.

Une nou­velle approche de l’in­no­va­tion est aujourd’­hui favo­ri­sée par la dif­fu­sion de la connais­sance et la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie. Par­fois qua­li­fiée » d’in­no­va­tion col­la­bo­ra­tive » ou » d’in­no­va­tion ouverte « , cette approche se carac­té­rise par le fait que les idées à l’o­ri­gine d’une inno­va­tion peuvent pro­ve­nir aus­si bien de sources internes qu’ex­ternes à l’entreprise.

Une nou­velle approche favo­ri­sée par la dif­fu­sion des connais­sances et la mondialisation

De la même manière, les débou­chés d’une inven­tion peuvent s’en­vi­sa­ger aus­si bien à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur de l’en­tre­prise, sous forme de licence, spin off ou joint ven­ture. Cette approche ouverte de l’in­no­va­tion accorde autant d’im­por­tance à des idées ou débou­chés externes qu’à ceux déve­lop­pés en interne. En réa­li­té, cette approche n’est pas nou­velle, mais les condi­tions actuelles favo­risent l’é­mer­gence de ce nou­veau modèle.

Dans une approche ouverte de l’in­no­va­tion, le pro­ces­sus de ges­tion de l’in­no­va­tion com­mence par une phase explo­ra­toire, afin d’i­den­ti­fier de nou­veaux domaines de recherche en fonc­tion des évo­lu­tions de l’en­vi­ron­ne­ment de l’en­tre­prise. Les idées détec­tées sont ensuite démul­ti­pliées par des recherches paral­lèles dans chaque filière, jus­qu’au stade de défi­ni­tion de la stra­té­gie per­met­tant d’i­ni­tier le déve­lop­pe­ment et le lan­ce­ment d’un nou­veau concept. Même si les phases amont du pro­ces­sus de ges­tion de l’in­no­va­tion sont très ouvertes et visent à détec­ter le plus d’i­dées pos­sibles, y com­pris à l’ex­té­rieur de l’en­tre­prise, la suite du pro­ces­sus d’in­no­va­tion et de déve­lop­pe­ment est ensuite gérée comme si le pro­duit avait été inven­té en interne, jus­qu’à sa mise sur le marché.

Une illus­tra­tion des avan­tages de l’in­no­va­tion ouverte
Proc­ter & Gamble, une des entre­prises les plus tra­di­tion­nel­le­ment fer­mées en matière de recherche et d’in­no­va­tion, a lan­cé depuis dix ans le pro­gramme » Connect & Develop « .
Ce pro­gramme cible uni­ver­si­tés, four­nis­seurs et inven­teurs exté­rieurs, en leur pro­po­sant notam­ment une part des béné­fices déri­vés de leurs inventions.
P & G a ain­si signi­fi­ca­ti­ve­ment aug­men­té la part de ses nou­veaux pro­duits inven­tés par des tiers, de 20 % à 50 %.
De plus, le taux de mise sur le mar­ché des pro­duits issus du pro­ces­sus d’in­no­va­tion a éga­le­ment sen­si­ble­ment aug­men­té. L’en­tre­prise a ain­si su conser­ver une forte dyna­mique de déve­lop­pe­ment sans accrois­se­ment pro­por­tion­nel de ses dépenses internes de R & D.
Intel, lea­der mon­dial dans le domaine des semi-conduc­teurs, est l’un des plus gros inves­tis­seurs en recherche et déve­lop­pe­ment du sec­teur (avec 5,2 mil­liards de dol­lars en 2005). Vers la fin des années 1990, Intel fut contraint par la concur­rence de revoir son modèle de recherche et déve­lop­pe­ment. L’en­tre­prise opta alors pour un modèle dis­tri­bué basé sur trois centres de R & D, mais aus­si sur un réseau d’u­ni­ver­si­tés, de four­nis­seurs et d’autres par­te­naires (comme Semi­con­duc­tor Research Cor­po­ra­tion et Sematech).
La ges­tion de l’in­no­va­tion d’In­tel com­prend aujourd’­hui quatre composantes :
– le finan­ce­ment de tra­vaux de recherche uni­ver­si­taire (dans 500 uni­ver­si­tés, pour un mon­tant d’en­vi­ron 100 M$ en 2000),
– la créa­tion de labo­ra­toires col­la­bo­ra­tifs de petite taille, implan­tés à proxi­mi­té des prin­ci­pales universités,
– des pro­jets de » recherche pro­prié­taire » conduits dans les trois centres de R & D,
– une capa­ci­té d’in­ves­tis­se­ment externe (Intel Capital).

Une approche répondant aux enjeux d’aujourd’hui

Une telle approche ouverte de l’in­no­va­tion répond bien aux enjeux aux­quels font face de nom­breuses entre­prises aujourd’hui :

- rapi­di­té et agi­li­té : le cycle de vie des pro­duits conti­nue de se réduire dans un envi­ron­ne­ment d’é­vo­lu­tion rapide des tech­no­lo­gies, alors que les efforts de déve­lop­pe­ment internes res­tent longs et coûteux,
– com­plexi­té tech­no­lo­gique : les tech­no­lo­gies qui doivent être réunies pour créer de nou­veaux pro­duits sont de plus en plus diverses et peu d’en­tre­prises les maî­trisent toutes,
– coûts de déve­lop­pe­ment : les coûts de déve­lop­pe­ment et de mise sur le mar­ché de nou­veaux pro­duits sont en forte hausse dans cer­tains secteurs,
– cœur de métier : compte tenu de res­sources limi­tées, les ini­tia­tives de recherche internes doivent se foca­li­ser sur les domaines et com­pé­tences critiques,
– pro­prié­té intel­lec­tuelle : dans cer­taines indus­tries, la marque et la rapi­di­té de mise sur le mar­ché des pro­duits four­nissent un avan­tage concur­ren­tiel plus impor­tant que les brevets.

Même si les avan­tages d’une approche ouverte de l’in­no­va­tion sont aujourd’­hui recon­nus, peu d’en­tre­prises l’ont encore adop­tée. Cela tient sans doute à la com­plexi­té du modèle, qui néces­site d’être en rela­tion à dif­fé­rents niveaux avec un grand nombre d’ac­teurs, de gérer des situa­tions d’in­ter­dé­pen­dance avec quelques par­te­naires clés, d’a­dap­ter la poli­tique de pro­prié­té intel­lec­tuelle et enfin de faire évo­luer les pra­tiques internes de l’entreprise.

Une mise en œuvre très encadrée

La mise en place d’une approche ouverte de l’in­no­va­tion dans une entre­prise doit com­men­cer par trai­ter les ques­tions sui­vantes, dans le cadre de la stra­té­gie glo­bale de l’entreprise :

- l’in­té­gra­tion d’i­dées externes et internes dans le pro­ces­sus d’innovation,
– le déve­lop­pe­ment d’un » éco­sys­tème » d’in­no­va­tion autour de l’entreprise,
– la détec­tion et le choix de par­te­naires et four­nis­seurs pour ces écosystèmes,
– la ges­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle, qui doit s’a­dap­ter à ce nou­veau contexte,
– l’a­dap­ta­tion de la culture d’en­tre­prise pour exploi­ter ces nou­veaux potentiels,
– la défi­ni­tion d’un plan de tran­si­tion à par­tir de la situa­tion actuelle.

Les nom­breuses ini­tia­tives » open source » de déve­lop­pe­ment col­la­bo­ra­tif de logi­ciels donnent une idée de la com­plexi­té de tels éco­sys­tèmes et des ques­tions qui se posent : choi­sir les inter­lo­cu­teurs, éta­blir la confiance, apla­nir les dif­fé­rences cultu­relles, par­ta­ger le contrôle et désap­prendre cer­taines habi­tudes internes propres à chaque entre­prise. Les réponses appor­tées à ces ques­tions doivent être adap­tées au sec­teur et à la matu­ri­té de chaque entre­prise. Lors­qu’il cor­res­pond au contexte et aux besoins d’une entre­prise, le modèle d’in­no­va­tion ouverte peut être por­teur d’un fort avan­tage concurrentiel.

Un cas d’école : l’alliance entre Philips et Sara Lee

Avant la créa­tion du concept Sen­seo de machines à café avec dosettes, intro­duit avec suc­cès sur le mar­ché néer­lan­dais en 2001, les deux socié­tés Phi­lips et Sara Lee ne s’é­taient ren­con­trées qu’oc­ca­sion­nel­le­ment. Elles avaient toutes deux pour objec­tif de renou­ve­ler leurs pro­duits sur le mar­ché assez mature du café et des machines à café.

Fac­teurs culturels
La ges­tion de ce par­te­na­riat réus­si a dû prendre en compte les dif­fé­rences de culture et de pro­cé­dure exis­tant entre les deux socié­tés. Par exemple, les cycles de pla­ni­fi­ca­tion et bud­gé­taire de Phi­lips et de Sara Lee étaient déca­lés de six mois, ce qui a néces­si­té des adap­ta­tions du rythme des revues d’a­van­ce­ment et des plans d’af­faires de l’al­liance. De plus, les cycles de déve­lop­pe­ment des pro­duits des deux par­te­naires étaient dif­fé­rents. Phi­lips inter­vient sur le mar­ché des équi­pe­ments, sur lequel les plans de déve­lop­pe­ment des pro­duits sont défi­nis à moyen et long terme, alors que Sara Lee inter­vient sur un mar­ché de grande consom­ma­tion, sur lequel les cycles de vie des pro­duits doivent per­mettre de répondre rapi­de­ment aux évo­lu­tions per­ma­nentes des goûts des consom­ma­teurs. Tous ces élé­ments ont été pris en compte dans la défi­ni­tion des moda­li­tés de ges­tion du par­te­na­riat et l’en­semble des acteurs par­ti­ci­pants des deux socié­tés y a été sensibilisé.

En 1998, les négo­cia­tions sérieuses furent enta­mées entre les deux socié­tés, qui n’a­vaient pas jus­qu’a­lors col­la­bo­ré dans le domaine de l’in­no­va­tion. Dans un effort com­mun, elles déve­lop­pèrent un nou­veau concept visant à modi­fier les habi­tudes des consom­ma­teurs de café. Il s’a­gis­sait d’as­so­cier une nou­velle machine à café à une sélec­tion de doses de dif­fé­rents arômes de café, afin de garan­tir au consom­ma­teur un niveau éle­vé de qua­li­té et de créer de nou­velles rou­tines pour les ama­teurs de bon café. Rapi­de­ment, la machine à café Sen­seo, avec son desi­gn faci­le­ment recon­nais­sable, fut mise sur le mar­ché à un prix assez modeste pour conqué­rir des parts de mar­ché. En 2005, trois mil­lions de machines à café Sen­seo avaient été ven­dues sur le mar­ché néer­lan­dais et dix mil­lions dans le monde. Ces résul­tats dépas­saient les attentes. En 2006, les deux par­te­naires déci­dèrent d’é­lar­gir leur alliance au thé également.

Phi­lips et Sara Lee avaient des pra­tiques indus­trielles radi­ca­le­ment dif­fé­rentes et n’é­taient pas fami­liers avec les pra­tiques sur le mar­ché de leur par­te­naire, ce qui accrois­sait le risque de cette asso­cia­tion. De plus, l’i­ni­tia­tive Sen­seo visant à créer un nou­veau mar­ché et à influer sur les com­por­te­ments des consom­ma­teurs de café était en elle-même à haut risque. La col­la­bo­ra­tion entre Phi­lips et Sara Lee a néces­si­té un accord for­mel sti­pu­lant les rôles de cha­cun des par­te­naires ain­si que la répar­ti­tion des reve­nus de l’al­liance, avec le sou­ci de les maxi­mi­ser. Phi­lips reçoit notam­ment un pour­cen­tage de la vente des doses de café pour com­pen­ser le faible prix de vente de la machine.

Le modèle de mana­ge­ment de ce par­te­na­riat pour la ges­tion opé­ra­tion­nelle des pro­duits Sen­seo est un modèle de coopé­ra­tion met­tant en rela­tion chaque niveau et chaque fonc­tion des deux orga­ni­sa­tions. Au som­met de la hié­rar­chie, un comi­té stra­té­gique inter­na­tio­nal, com­po­sé de trois direc­teurs de chaque socié­té, valide le plan d’af­faires et la feuille de route de déve­lop­pe­ment des pro­duits. Ce comi­té est res­pon­sable du déve­lop­pe­ment à long terme de l’al­liance mais aus­si du contrôle des tra­vaux des autres ins­tances de l’al­liance. Dans chaque pays et rap­por­tant au comi­té inter­na­tio­nal, un comi­té de mar­ché est res­pon­sable des ventes des pro­duits Sen­seo, réunis­sant les membres des direc­tions des ventes de Phi­lips et des direc­tions opé­ra­tion­nelles de Sara Lee. Au niveau opé­ra­tion­nel, des équipes com­mer­ciales com­munes ont été consti­tuées pour la vente des pro­duits Sen­seo aux dis­tri­bu­teurs sur cha­cun des marchés.

Par ailleurs, un comi­té de marque super­vise le mar­ke­ting et la ges­tion de la marque des pro­duits Senseo.

Enfin, même si chaque par­te­naire est res­pon­sable du déve­lop­pe­ment et de l’é­vo­lu­tion de ses pro­duits res­pec­tifs (machines pour Phi­lips et nou­veaux arômes de café pour Sara Lee), un comi­té d’in­no­va­tion et de déve­lop­pe­ment des pro­duits per­met de coor­don­ner les efforts dans ce domaine et de résoudre d’é­ven­tuelles divergences.

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