Couleurs d’automne
Pourquoi l’automne serait-il la saison de la mélancolie ? Les batteries sont rechargées à bloc, tout pousse à l’action, et même pour les dolents l’optimisme s’impose : on est plus près du printemps à venir que du précédent. En fait, chacun trouve dans l’automne ce qu’il y cherche, espoir ou nostalgie. Ainsi de six disques récents, tous exceptionnels à divers titres.
Nelson Freire, Aldo Ciccolini
Brasileiro, le dernier disque de Nelson Freire1, marque l’édition phonographique d’une pierre blanche. Voici enfin un musicien qui entreprend de nous révéler des musiques qui ne sont ni ennuyeuses – comme certaines musiques baroques – ni difficiles d’accès – comme moult œuvres contemporaines. Brasileiro est consacré à des pièces pour piano de Villa-Lobos, dont on ne joue guère en Europe que les Bachianas Brasileiras, et de ses amis Guarnieri, Levy, Fernandez, Netto, Santoro, Mignone, inconnus chez nous.
Toutes ces pièces – concises : aucune ne dépasse cinq minutes – sont non seulement originales de rythme et d’harmonies, imprégnées du folklore brésilien mi-joyeux mi-nostalgique, au fond très automnal, mais aussi délicieusement agréables. Courez découvrir ce disque et vous, camarades pianistes, les partitions de ces pièces exquises et jubilatoires. Voilà du plaisir, comme disaient les vendeuses d’oublies.
Signalons au passage un disque tout récent où Aldo Ciccolini nous fait découvrir la très jolie Sonate en sol mineur de Clementi, compositeur injustement oublié, qu’il accompagne de la Fantaisie en ut mineur et des Sonates 12 et 14 de Mozart2, son contemporain, le tout joué sur un Bechstein au timbre inhabituel, en situation.
Duos, trio, quatuors et quintettes
Les 44 Duos pour deux violons de Bartók, que Gérard Poulet et Régis Pasquier jouent sur un disque récent3, sont eux aussi des pièces très courtes et, ce qui est inhabituel chez Bartók, agréables et d’écoute facile.
Ils sont pour le violon ce que sont les pièces du Mikrokosmos pour le piano. Sur le même disque, Gérard Poulet, Noël Lee et le clarinettiste Michel Lethiec jouent les Contrastes pour clarinette, violon et piano. Il s’agit d’une œuvre beaucoup plus ambitieuse, écrite à l’origine pour Benny Goodman, virtuose, complexe de rythmes et d’harmonies, et qui fait appel à la fois au jazz et au folklore hongrois.
Autre pièce peu jouée : le Trio de Debussy, œuvre de jeunesse oubliée et redécouverte dans les années 1980. Debussy avait une vingtaine d’années ; il était précepteur musical des enfants d’une riche veuve russe, qu’il accompagnait dans leurs villégiatures. C’est une musique de salon délicieuse, lyrique et très fin de siècle, où l’on trouve peu de promesses du Debussy à venir et beaucoup de réminiscences des compositeurs de l’époque, y compris Tchaïkovski. Le Quatuor, lui, est bien connu et sans doute le chef‑d’œuvre de la musique de chambre de Debussy et le centre même de toute sa musique. Le Quatuor Danel en donne, sur ce disque4, une interprétation mesurée et aérienne, distanciée, avec cette parfaite homogénéité de la pâte sonore qui caractérise cet ensemble. Enfin, sur le même disque, les élégantes Danses – Danse sacrée et Danse profane – figurent en deux versions : pour harpe chromatique, quatuor à cordes et contrebasse, et pour piano, quatuor et contrebasse.
Les Quatuors de Beethoven sont, pour tout amateur de musique, le sommet à la fois du genre et de l’œuvre de Beethoven. L’enregistrement d’une intégrale est un défi redoutable : comment rivaliser avec les grandes intégrales du passé – Amadeus, Quatuor Hongrois, Alban Berg, pour ne citer que ceux-là ? Aussi une telle aventure ne s’entreprend-elle qu’avec la certitude d’avoir une pierre à apporter à l’édifice, sans chercher à être original mais en captivant l’auditeur et en faisant en sorte qu’il ne ressente pas le besoin de réécouter les « grands » précédents. Cela suppose non seulement la perfection technique mais aussi ce je-ne-sais-quoi qui fait affleurer les larmes et dire « oui, c’est bien ainsi qu’il faut jouer ».
Eh bien, le Quatuor Belcea (britannique), un des très grands d’aujourd’hui et qui vient de publier le premier volume de son intégrale5 (huit quatuors), a réussi. Au-delà des adjectifs dithyrambiques et mérités que l’on épargnera au lecteur, on notera une dimension rarement présente dans les interprétations des quatuors de Beethoven : la sensualité.
Last but not least, Alpha poursuit son édition de la musique de chambre de Fauré avec les deux Quintettes avec piano6, par Éric Le Sage et le Quatuor Ébène, un autre très grand, français celui-là et souvent cité dans ces colonnes. Interprétation exceptionnelle, proustienne, de ces deux quintettes, qui constituent le sommet de l’œuvre de Fauré avec son Quatuor à cordes. On atteint ici à l’ineffable : il ne s’agit plus seulement de musique mais de vous, des gens et des lieux que vous avez aimés, des instants que vous avez vécus et qui reviennent soudain à votre mémoire, intacts, petit miracle aux couleurs sépia d’une vieille photo, couleurs de l’automne.
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1. 1 CD DECCA.
2. 1 CD DOLCE VOLTA.
3. 1 CD ARION.
4. 1 CD FUGA LIBERA.
5. 4 CD ZIG-ZAG.
6. 1 CD ALPHA.