Courrier des lecteurs
Cher camarade,
Ton « Libre propos » dans le numéro 585 (mai 2003) de La Jaune et la Rouge me navre, mais ne me surprend pas. Il illustre bien l’ignorance tragique de nos concitoyens en matière économique. On peut sortir de Polytechnique et ignorer les faits les plus élémentaires de la société à laquelle nous appartenons.
Tu déplores, avec bien d’autres, qu’on fasse si grand cas de l’entreprise. Mais réfléchis un peu : tout ce qui est consommé doit d’abord avoir été produit. À part les mûres sur les ronces et les petits lapins dans la forêt, il n’y pas grand-chose qui nous soit donné tel quel par la nature. Et encore, les petits lapins, il faut pouvoir les attraper !
Pour cela, comme pour satisfaire leurs autres désirs, les êtres humains doivent coopérer et utiliser des outils (qu’il a fallu d’abord produire). Ce qui fait de nous des animaux supérieurs, c’est en grande partie la division des tâches, l’utilisation d’outils (c’est-à-dire l’accumulation de capital), la coopération et les échanges volontaires, autrement dit l’organisation économique de la société humaine.
Qu’est-ce qu’une entreprise ? Un assemblage de ressources, hommes et outils, organisées en vue d’une production destinée à d’autres êtres humains. C’est le moyen de produire ce que nous souhaitons consommer – ce que les économistes appellent des « richesses ». C’est aussi le moyen pour chacun d’entre nous de trouver un rôle dans la production de ce que les autres désirent, et donc de mériter à son tour une part de ce que les autres ont produit. Sans boulangerie, pas de pain, et pas non plus de salaire pour les mitrons.
Certes, il existe une immense variété d’entreprises, depuis l’épicier du coin jusqu’à General Electric. On peut préférer les Restos du Cœur à Renault, Emmaüs à Microsoft ou le Café de la Gare au Crédit Lyonnais. Mais il faut d’abord avoir compris leur nature et leur rôle. Douter que l’entreprise soit « le moteur de la société » ne révèle qu’une ignorance infantile.
Qu’on le veuille ou non, travailler dans et pour une entreprise est le moyen le plus courant et le plus sûr de nous rendre utile à nos congénères. Je t’accorde volontiers qu’il y a d’autres voies pour cela, mais elles sont marginales en nombre et rarement plus efficaces. Parler de l’entreprise, c’est parler du principal véhicule de la coopération sociale entre les êtres humains. Proposer l’entreprise comme « projet de vie » à nos jeunes camarades, c’est leur proposer de servir leurs congénères aussi efficacement que possible.
Je devine bien ce qui te chiffonne : qu’ils puissent travailler dans leur intérêt égoïste, ou dans celui de patrons prédateurs. Mais c’est justement la suprême « ruse de la raison » (comme disait Hegel, mais bien des philosophes l’ont découvert avant lui) : les êtres humains sont ainsi faits que leur comportement spontané, qu’on dit « égoïste », concrétise sans même qu’ils le sachent leurs instincts altruistes de coopération ; s’il en était autrement, le genre humain ne serait pas devenu ce qu’il est. C’est une erreur aussi grave que répandue d’opposer les intérêts particuliers à l’intérêt général. Montesquieu disait déjà : « Chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers1. »
L’entreprise, comme le marché, la monnaie, l’intérêt ou le profit sont parmi les moyens que cette ruse de la raison a inventés pour déguiser la coopération sociale en comportements égoïstes, pour créer des intérêts particuliers qui poussent à concourir au bien commun.
Il faut juger les actions humaines à leurs effets et non à leurs intentions.
Bien sûr, chacun est libre de refuser cette « idéologie du progrès » et « l’aliénation économique » qui va avec. Mais pour être en accord avec cet ascétisme, il faut partir vivre en ermite dans un désert, et n’attendre du reste de l’humanité pas plus que ce qu’on lui donne, c’est-à-dire rien.
Note bien que, dans tout cela, il n’y a pas une once de théorie économique, mais simplement l’énoncé de faits objectifs. Ce que tu appelles « économiquement correct » n’est le plus souvent que simple bon sens. Il n’est pas besoin de théorie économique pour le constater, pas plus qu’on a besoin de la thermodynamique pour savoir s’il fait chaud ou froid. Au contraire, les théories en vogue ne font qu’ajouter à la confusion en présentant comme des faits des hypothèses qui ne reposent sur rien.
N’attends donc pas de la théorie économique qu’elle te renseigne sur la réalité. En voulant singer les sciences physiques, la « science économique » est devenue une science sans objet. Elle n’a pu prendre les apparences d’une science exacte qu’en oubliant la réalité dont elle cherchait à rendre compte. À de rares exceptions près, les économistes actuels ne parlent pas du monde réel, mais de mondes imaginaires qu’ils ont spécialement inventés pour pouvoir y déployer leur arsenal mathématique. Ils disent ce qui se passerait si le monde n’était pas peuplé d’êtres humains comme toi et moi, mais d’automates.
Tu as raison de ne pas croire les économistes. Mais ceux qui disent ce que tu as envie d’entendre ne sont pas pour autant plus crédibles que les autres.
Tu pointes du doigt les ratés de la machine économique. Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce monde. Mais faut-il en déduire que c’est « le système » qui est mauvais, et plus précisément l’économie ou le libéralisme ? Et faut-il espérer « changer le monde » ou attendre l’apparition d’un « homme nouveau » ?
La réalité est plus prosaïque. Ce monde, c’est nous qui le faisons, et nous commettons tous des erreurs ; nos actes manquent souvent les objectifs qu’ils visaient ; en recherchant un bien, il nous arrive de créer un mal. C’est pareil pour l’humanité tout entière : à côté de résultats bénéfiques, nos actions ont aussi des résultats que nous déplorons quand nous venons à les connaître. Pas besoin de fantasmer sur « d’étranges dictatures » et encore moins d’accuser « l’économie ». Tout ce que tu condamnes (avec bien d’autres) n’est que manifestations de notre propre nature humaine.
Il t’arrive d’être malade, et pourtant tu ne vas pas te suicider ; on ne m’enverra pas à l’échafaud parce qu’il m’arrive de me tromper. Il ne faut pas rejeter en bloc le système social que, génération après génération, nos ancêtres ont spontanément travaillé à construire, et qui nous apporte tout ce dont nous jouissons : l’aisance matérielle, notre espérance de vie, mais aussi les plus hautes œuvres de l’esprit et le bien le plus précieux qu’est la liberté.
Mais nous sommes faillibles, et donc ce monde est imparfait. Il n’existe pas d’organisation sociale, réelle ou imaginaire, socialiste ou libérale, qui puisse donner intégralement satisfaction à chacun des êtres humains, et faire qu’il n’y ait ni malheureux ni pauvres. Garantir le bonheur universel n’est au pouvoir de personne ni d’aucune organisation sociale, et ceux qui le promettent sont de dangereux escrocs.
À propos, qui prétend avoir la science infuse ? Que penser de ceux qui affirment qu’avant eux l’humanité a fait fausse route, et se font fort de lui apporter clés en mains un nouveau modèle de société, à condition qu’on les laisse faire ? On n’a que trop vu comment les rêveurs, même les plus généreux, se transforment en odieux tyrans quand par malheur ils arrivent au pouvoir. Tous ceux qui « rêvent d’un autre monde » sont autant de dangers potentiels pour l’humanité.
Pour éviter ou corriger les effets négatifs de nos actions dans la mesure du possible, il faut d’abord comprendre comment est fait le monde réel et comment il fonctionne. Faire comprendre les mécanismes fondamentaux de l’économie devrait être l’un des premiers objectifs de notre système d’enseignement, et cela à tous les niveaux.
Au lieu de cela, l’enseignement de l’économie est inexistant dans le primaire, optionnel dans le secondaire et facultatif dans le supérieur, si bien que l’immense majorité de nos concitoyens, ainsi d’ailleurs que l’essentiel de nos élites, reste dans une ignorance noire en la matière. Il manque un enseignement élémentaire des phénomènes sociaux : ce qu’étaient à la physique les leçons de choses de notre enfance, qui nous faisaient observer le réel avant d’en aborder les théories.
Pourquoi ce crime intellectuel ? Évidemment à cause des préjugés idéologiques des enseignants, mais aussi de réticences politiques. Nous voudrions être omnipotents, et ne pas être contraints par des lois nécessaires. Aussi, quand l’examen de la réalité ne convient pas à nos préférences politiques, nous préférons la nier pour inventer une autre théorie. C’est pourquoi les économistes font comme s’il n’y avait pas de faits, mais seulement des hypothèses, et nous laissent croire qu’on peut jouer avec la réalité comme eux-mêmes jouent avec les hypothèses.
Puisque la réalité de notre monde n’est pas enseignée où et quand il faudrait, c’est-à-dire dans le primaire et le secondaire, notre École devrait combler cette lacune, en commençant par enseigner les faits et les mécanismes économiques les plus élémentaires, et d’abord ceux des entreprises. Outre qu’un tel enseignement donnerait du sens à l’ensemble du cursus par rapport aux futures activités des élèves et à la mission que l’École s’est donnée2, il éviterait que les X soient, tout autant que leurs concitoyens, victimes des bavardages présomptueux des ignorants et des inepties complaisamment véhiculées par une littérature foisonnante.
C’est dans ce monde-ci, là où nous sommes, qu’il faut agir, et avec modestie. « Participer à l’amélioration du monde », ce n’est pas rêvasser à une autre société, et encore moins vouloir détruire ou empêcher de fonctionner celle où nous vivons ; c’est faire, chacun à notre place, des choses utiles aux autres. Les 70 à 80 % des jeunes X qui entrent dans des entreprises contribueront plus sûrement et plus efficacement à la vie et au progrès de la société que ceux qui choisiront « le doute, le questionnement scientifique et l’engagement politique ».
Gérard Dréan s’est consacré à la réflexion économique après une carrière dans l’industrie informatique. Il est membre de la Société d’économie politique et chargé de missions à la Fondation de l’École polytechnique. On peut consulter ses travaux sur le site http://perso.club-internet.fr/gdrean
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1. De l’esprit des lois, Livre III, chapitre 7 (1748).
2. Voir La Jaune et la Rouge n° 583, mars 2003, pages 35–36.