Courrier des lecteurs à propos des start-ups et de la création d’emploi
À propos de l’article de Jean-Michel Yolin et Bernard Zimmern,
La Jaune et la Rouge, n° 619, novembre 2006
par Hervé LEBRET (84)
Ce qui manque vraiment aux start-ups européennes
À propos de l’article de Jean-Michel Yolin et Bernard Zimmern,
La Jaune et la Rouge, n° 619, novembre 2006
par Hervé LEBRET (84)
Ce qui manque vraiment aux start-ups européennes
C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu l’article « Création d’entreprises et Business Angels » de Jean-Michel Yolin et Bernard Zimmern dans La Jaune et La Rouge de novembre 2006. Voici une dizaine d’années, j’ai quitté la France et la fonction publique pour plonger dans le monde des start-ups et du capital-risque. Aucune frustration à cela, le hasard, tout simplement et aussi la chance d’avoir auparavant passé deux ans dans la Silicon Valley. Et depuis dix ans, je lis régulièrement des analyses sur les raisons des faiblesses de l’Europe par rapport aux États-Unis dans ce domaine. J’aimerais donner dans cet article une vision pas vraiment nouvelle mais qui me semble pourtant mériter d’être à nouveau exprimée.
Je suis d’accord avec les auteurs de l’article sur un point : nous souffrons d’un manque de création d’entreprises et en particulier de gazelles. Je teste souvent mes interlocuteurs avec l’exercice suivant. Citez-moi dix entreprises américaines de haute technologie qui n’existaient pas il y a quarante ans. L’exercice est tellement simple que la liste pourrait sans doute atteindre la centaine sans grande difficulté. Intel, Microsoft, Apple, Oracle, Sun, Cisco, Dell, Amazon, Yahoo, eBay et Google me viennent naturellement à l’esprit. J’ai pris le temps il y a un an environ d’analyser un peu plus en détail ces sociétés. La table 1 montre par exemple les années de création, d’entrée en Bourse, leur capitalisation boursière et leur nombre d’employés.
Je n’ai pas souhaité actualiser les chiffres et le lecteur intéressé pourra vérifier le dynamisme de certaines start-ups comme Google qui a plus que doublé ses effectifs depuis un an. Outre les chiffres impressionnants en termes de capitalisation boursière et d’effectifs, un autre point d’intérêt est le laps de temps écoulé entre création et entrée en Bourse. Cinq ans en moyenne ; on peut parler véritablement de sprints de gazelles.
Mais lorsque je passe à l’Europe, le test est plus délicat. Je laisse quelques lignes s’égrener pour donner un peu de temps au lecteur… Je connais quelques noms dont je ne suis pas sûr que le grand public ait jamais entendu parler. Et bien souvent ces sociétés ne furent pas des start-ups mais des divisions de grosses sociétés ayant pris leur indépendance. SAP, bien sûr, Business Objects, Logitech, ARM, Gemplus, Soitec, voire Dassault Systèmes ou ASML. Il y a eu aussi Skype ou Kelkoo, rachetées respectivement par eBay et Yahoo. La comparaison entre les tables 1 et 2 est assez édifiante. Je n’ai d’abord pu trouver que sept sociétés européennes, en étant même lâche sur les critères : une capitalisation supérieure au milliard de dollars, des sociétés vendant un produit (y compris sur Internet) et non un service qui est en général localisé géographiquement (les nouveaux opérateurs téléphoniques ne satisfaisaient pas à mon critère).
Sans doute la liste pourrait-elle être augmentée, mais l’expérience faite de nombreuses fois m’a confirmé la difficulté à construire une telle liste. Je n’ai pas ici envisagé les biotechnologies, mais l’exercice que j’ai fait par ailleurs n’est pas fondamentalement modifié. Moins de 10 000 emplois en moyenne, une capitalisation presque dix fois moindre qu’aux États-Unis et presque dix ans entre la création et l’entrée en Bourse. Bien sûr, il ne s’agit que d’exemples et une analyse statistique serait nécessaire. Je pourrais être contredit par les chiffres bien que mon expérience personnelle me donne une certaine confiance quant à la validité de mes vues.
Mon désaccord avec les auteurs de l’article est sur l’argument : « Le manque de gazelles est pour l’essentiel dû à l’absence de Business Angels. » Je ne suis pas convaincu que l’absence de gazelles soit liée à une carence du « système » dans une seule de ces composantes et j’aimerais pouvoir immédiatement généraliser mon désaccord face à une série d’arguments que j’ai souvent lus ; l’Europe n’aurait pas mis en place les éléments d’infrastructure nécessaires au soutien à l’innovation et j’entends par infrastructure l’ensemble des mécanismes et outils qui sont censés aider les entrepreneurs.
Pourtant, qu’ils soient légaux, administratifs, juridiques, fiscaux, comptables, financiers, voire plus matériels grâce à l’apparition de nombreux parcs scientifiques et autres incubateurs, les soutiens imaginés par l’Union européenne ou chacun de ses États depuis dix ou vingt ans n’en finissent plus. La situation s’est-elle pour autant améliorée depuis la création de Business Objects en 1990 ?
À cette époque, je terminai mon Master of Science à l’université de Stanford. La Silicon Valley connaissait une vraie crise en partie due à la fermeture de nombreuses bases militaires, en partie en raison de la féroce concurrence japonaise. Trouver du travail n’était pas aussi simple qu’aujourd’hui dans la région. Pas d’incubateurs, pas de parcs scientifiques à ma connaissance. Et pourtant, dans les laboratoires, on parlait de créer des start-ups, de ce à quoi pourrait bien servir tel résultat de recherche. Les professeurs, mais surtout les étudiants. Mes classmates allaient parfois chercher du seed money au fin fond de l’Idaho tant la situation était devenue délicate. J’ai parfois l’impression que l’éclatement de la bulle Internet a au contraire diminué l’esprit entrepreneurial en Europe.
Je ne crois pas que l’absence de gazelles en Europe soit due à l’absence de Business Angels ou à des règles, lois et infrastructure mal adaptées à l’innovation. Je crois que l’absence de gazelles est due à un manque de role models, de success stories qui frappent l’imagination de jeunes entrepreneurs que nous n’avons pas su former ou susciter. Je crois que l’absence de gazelles est due à un manque de jeunes entrepreneurs qui ont envie de suivre ces modèles. Je crois que l’absence de gazelles est due à un écosystème qui n’existe pas. L’infrastructure est en place, mais le système ne vit pas.
Mais au fond, pourquoi parler de la France plutôt que de l’Allemagne, du Royaume-Uni, ou même de la Suisse où je vis depuis dix ans. Je crois que la situation est très similaire un peu partout en Europe, au moins continentale. Et le Royaume-Uni, qui semble si en avance, a‑t-il de plus belles gazelles que le continent. Le pays de Tony Blair a certainement connu une révolution économique et la région de Cambridge est souvent citée en exemple. Je ne suis pas sûr que la France avec ses Business Objects, Soitec ou autres ait beaucoup à envier aux ARM, CSR et autres start-ups britanniques, et ce malgré la quantité de Business Angels anglais.
Laissez-moi vous donner une dernière liste que j’ai mis un peu de temps à bâtir (et qui, je m’en excuse, comporte peut-être des erreurs). La table 3 présente une liste de fondateurs de start-ups très célèbres, montrant leur âge au moment de la création de leur entreprise et cette liste ne correspond pas seulement à la période de la bulle Internet à laquelle on a souvent reproché des excès. La moyenne d’âge de ces 23 fondateurs est de… 27 ans.
Dans un excellent ouvrage intitulé Understanding Silicon Valley, the Anatomy of an Entrepreneurial Region édité par M. Kenney, S. Evans et H. Bahrami, auteur du chapitre « un recyclage flexible », énumèrent les cinq ingrédients essentiels au succès d’un écosystème entrepreneurial. Selon eux, il faut tout d’abord des universités et un centre de recherche haut de gamme. Il faut ensuite une industrie du capital-risque. Les auteurs y agrègent financiers institutionnels et investisseurs privés. Le troisième élément est une offre de services sophistiquée incluant avocats, chasseurs de têtes, spécialistes de relations publiques et de marketing, auditeurs, etc. Des professionnels des domaines de la haute technologie qui puissent apporter leur expérience constituent la quatrième composante. Que l’on prenne la région parisienne, dans une moindre mesure celle de Lyon-Grenoble, celle de Cambridge ou à plus petite échelle la Suisse romande entre Genève et Lausanne, je crois que ces quatre ingrédients y coexistent. À Paris cela ne fait aucun doute, tant la France a su concentrer ses talents pendant des siècles. Pour chaque profession, il est facile de citer des noms de grande qualité. Mais j’ai à dessein omis de mentionner le cinquième ingrédient. Un ingrédient intangible et pourtant critique comme le définissent les auteurs. Un esprit de pionnier qui encourage la culture entrepreneuriale. Et l’Europe n’est pas la seule à souffrir de cette carence. En exagérant à peine, je pourrais dire que seule la Silicon Valley a réussi le délicat mélange des cinq composants de la recette. Comme l’a bien montré AnnaLee Saxenian, il y a déjà plus de dix ans, dans son livre Regional Advantage, Culture and Competition in Silicon Valley and Route 128, la région de Boston a relativement échoué dans sa capacité à créer un écosystème vivant. Israël a probablement bâti un environnement intéressant, mais une analyse approfondie serait nécessaire et ce n’est pas l’objet de cet article. Si vous revenez à ma liste des start-ups américaines, combien ne sont pas issues de la Silicon Valley ?
Tolérer la prise de risque et l’échec qui peut en découler ne peut pas venir uniquement d’une offre d’infrastructure favorable à l’entreprenariat. Cette tolérance doit être digérée, intégrée par des individus très fortement motivés à changer les choses par leurs actes. Cela ne s’enseigne pas mais se pratique. Pour autant, se lancer sans savoir-faire, sans expérience est infiniment dangereux. Dilemme de la poule et de l’œuf. Ce qui manque c’est un environnement humain favorable à tout cela. Où pourraient être ces Business Angels et coentrepreneurs avec le peu de success stories vécues par les Européens. Est-ce en simplifiant les règles que l’on va créer cet environnement favorable ? Je ne le crois pas. N’oublions pas que les Américains n’aiment pas l’échec, ils préfèrent le succès. Je ne suis pas convaincu qu’en récupérant des pertes sous forme de diminution d’impôts dans le cas d’un échec, on encourage à aller vers la seule motivation qui mérite d’exister, réussir dans ces objectifs avec l’effet induit de gains substantiels.
Mais, je ne suis au fond pas en désaccord avec Yolin et Zimmern. Eux-mêmes disent que la gazelle a besoin d’hommes, pas de structure. Je n’ai malheureusement pas de recette toute faite. Dans un second et plus récent ouvrage, The New Argonauts, AnnaLee Saxenian montre de manière très convaincante le double bénéfice tiré de la présence d’immigrants dans la Silicon Valley. La région a accueilli une population très bien formée et très motivée, non seulement en provenance d’Inde et de Chine, mais à doses plus homéopathiques de tous les pays de la planète. Brin est né à Moscou, Yang venait de Taiwan, Grove de Hongrie, Bechtolsheim d’Allemagne et Omidyar de Paris et les exemples sont multiples. (Évidemment, les États-Unis sont un pays de migrants et cela ne date pas de quarante ans seulement et je triche un peu car certains de ces migrants arrivés enfants aux États-Unis ont été formés sur place.) Mais de surcroît, il semble qu’aujourd’hui la Chine, Taiwan et l’Inde bénéficient à leur tour de ces populations que l’on aurait pu craindre perdues pour leur pays d’origine. Des débuts d’écosystème semblent se mettre ainsi en place dans des régions pourtant dépourvues d’infrastructure solide, pour ne pas mentionner les fortes barrières légales de ces régions.
J’aimerais pouvoir conseiller à tout jeune ambitieux d’aller passer un an ou deux dans la Silicon Valley mais je vois déjà les répliques agressives de défaitisme face à l’Amérique. Ce sont pourtant mes deux années californiennes qui m’ont conforté dans cette passion pour l’innovation et pour les valeurs uniques de la Silicon Valley. Aujourd’hui je vis en Europe en essayant à mon modeste niveau d’encourager un changement de mentalité. J’aimerais entendre plus souvent le même discours qui comme je l’ai dit ne me semble pas si original mais dont je suis convaincu qu’il est une des pierres si ce n’est la pierre essentielle de l’édifice.
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À propos de l’article de Philippe d’Iribarne (55), Forum social, p. 49,
La Jaune et la Rouge, n° 616, juin-juillet 2006
par Alain TRIBOULET (48)
Peut-on réellement créer des emplois ?
L’article de Philippe d’Iribarne, paru dans le numéro de juin-juillet 2006, intitulé « L’aventure du CPE », m’apporte confirmation de la diversité des analyses auxquelles un même fait de société permet de se livrer.
J’ajouterai une proposition personnelle : dans une situation économique donnée et pour une situation démographique donnée, peut-on réellement, globalement, « créer des emplois » ? L’emploi créé quelque part, CPE ou autre, n’est-il pas implicitement compensé par une perte équivalente d’emploi autre part ?
Si le CPE avait été porteur de création d’emplois pour les jeunes, ou pour certains jeunes, n’aurait-il pas été aussi porteur d’effets secondaires comme l’augmentation de RMIstes ou de travailleurs à temps partiel ?