Créer en France des géants du numérique
Alors que le secteur numérique représente 10 % du PIB en Corée du Sud et presque autant en Chine, il plafonne à moitié moins en France. Le constat concerne en réalité toute l’Europe, le déficit de géants du numérique est européen avant d’être français.
“ Le déficit de géants du numérique est européen avant d’être français ”
Sur 450 sociétés étudiées, les capitalisations les plus importantes sont en Amérique du Nord et en Asie du Sud-Est, l’Europe ne représentant que 13 % du total mondial, bien en deçà de son poids économique (22 % du PIB mondial).
L’Europe s’illustre dans les équipements et les opérateurs télécom, mais reste bien en retrait sur les services Internet, où les États-Unis dominent.
Que manque-t-il à notre « Silicon Valley » ?
Pour Yves Poilâne (Télécom ParisTech), la fragmentation du marché européen est un handicap. Les barrières tant juridiques et fiscales que linguistiques et culturelles continuent de cloisonner les acteurs et de limiter les économies d’échelle.
DES ÉCHANGES MONDIAUX
Pour la première fois, et pour refléter le thème, le débat a été entièrement retransmis en streaming via Daily- Motion.
Une première qui a permis à plus de cent camarades de suivre les échanges depuis l’Europe, l’Asie ou l’Amérique du Nord.
Michel Combes (Alcatel Lucent) illustre cette fragmentation par le nombre d’opérateurs de télécommunication : 120 en Europe, 4 acteurs principaux aux États- Unis et 3 en Chine.
Au moment de l’éclatement de la bulle Internet, chacun s’est spontanément préoccupé avant tout de son marché intérieur, et cela sans intervention de l’Union européenne.
Les régulateurs ont néanmoins un rôle fondamental. La prévention des abus de position dominante ou le respect de la vie privée sont deux conditions nécessaires au dynamisme du secteur du numérique.
Comme le souligne Michel Combes, cette réglementation ne doit cependant pas jouer au plus fin avec les industriels et réguler a priori plutôt qu’a posteriori. Il ne s’agit pas d’anticiper le marché, ce qui a un effet inhibiteur sur la croissance, mais de favoriser l’innovation et l’émergence d’acteurs.
La dynamique française
Le tableau ne doit pas être noirci à l’excès. Les principales capitalisations boursières ont quarante ans en moyenne (Microsoft, Apple, etc.), et même Amazon a vingt ans. C’est une industrie déjà installée, mais dont les business models évoluent en permanence pour s’adapter.
Tout reste ouvert et l’Europe peut reprendre pied. Elle bénéficie pour cela d’un fort élan entrepreneurial. On compte 60 000 Français dans la Silicon Valley, et Paris a été classée sixième ville la plus attractive du monde de par son dynamisme.
Des compétences pour se relever
ATTACHÉS À LEUR ENTREPRISE
Georges Karam a créé une start-up, Sequans, qui fabrique des puces 4G pour les terminaux et travaille à cheval sur la France et les États-Unis. La moitié des 250 employés sont à Paris. Les ingénieurs français restent attachés à leur entreprise, dans les victoires comme les défaites, et sont prêts à y consacrer beaucoup d’énergie et de temps.
Georges Karam regrette cependant qu’il ne puisse mettre en place des incitations, comme les stock-options, qu’avec beaucoup de difficultés. Autre point noir : le temps nécessaire pour embaucher. La réactivité nécessaire n’est souvent pas compatible avec les délais administratifs.
La capacité technologique reste forte en France. Rien n’empêche de partir à la conquête des nouveaux marchés du 5G, des réseaux sécurisés, le cloud souverain, l’humain connecté.
Le virage numérique les aidera aussi à rester compétitifs. Aux États-Unis, les étudiants examinent déjà la création de valeur ajoutée liée au numérique, comment le numérique la fera évoluer et comment en capter une partie. Les pouvoirs publics gardent là un rôle important, en aidant à intégrer et créer des écosystèmes. Mais il leur manque souvent une vision claire et panoramique des enjeux du numérique.
Pas de problème d’argent
Les créateurs d’entreprises n’ont pas particulièrement souffert du manque de financement. Pour Sequans la levée de 52 millions d’euros s’est faite sans problème, à toutes les phases.
Pour David Lévy (Jade I), le financement par l’ISF est une bonne chose. Mais, en général, les investisseurs sont frileux. Ils vérifient avant tout la rentabilité d’un projet, alors que, dans le numérique, un projet ne sera jamais vraiment rentable, du moins avant longtemps.
Pour Olivier Fécherolle (Viadeo), les venture capitalists ont rapidement suivi la création. Ils ont apporté une aide précieuse, non simplement financière, mais également pour structurer l’entreprise et travailler à sa stratégie et à la politique de ressources humaines.
La vallée de la mort
Ces exemples ne permettent pas de généraliser, comme le rappelle Eddie Misrahi (Apax Partners). Le capital-investissement en France ne représente que 0,24 % du PIB, soit à peu près la moyenne européenne (0,28 %), alors qu’il s’élève à 1,42 % en Israël et 2,3 % aux États-Unis. Aujourd’hui, faute d’un marché suffisamment large en France, les fonds de private equity lèvent leurs fonds à l’étranger.
“ La culture française n’incite pas à la prise de risque ”
Cela signifie que la France doit être constamment attractive, or elle ne l’est pas aujourd’hui. Le problème n’est pas l’épargne, mais son affectation vers les entreprises.
Les fonds d’investissement sont trop petits, ils peuvent assurer le financement des start-ups, mais pas au-delà. L’obligation faite aux assureurs d’investir 2 % dans le private equity a eu pour conséquence de les détourner complètement de ce type de produits.
Pas de culture du risque
Les fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI), créés en 1996, ont été l’objet d’un vif débat en fin de colloque. Eddie Misrahi estime que beaucoup de fonds de capital-risque ont été évincés par ces FCPI, mais que ceux-ci ne sont pas parvenus à créer une culture du risque.
L’enjeu principal de l’investissement n’est pas la prise de risque, mais l’avantage fiscal.
Le crédit d’impôt
La deuxième table ronde porte un regard moins pessimiste sur le numérique : les meilleurs projets parviennent à trouver des financements. Tous les intervenants sont unanimes pour dire que le crédit impôt-recherche est un outil formidable pour soutenir l’innovation. Mais cela ne suffit pas pour le développement du secteur du numérique.
Réorienter l’épargne vers l’innovation et les entreprises du numérique est fondamental. La France, n’ayant pas de fonds institutionnels pensant à long terme comme les fonds de pension, a besoin d’outils publics qui s’y substituent, comme les FCPI. Une évolution de ces derniers permettrait alors de mieux soutenir l’émergence de futurs champions.