Créer une culture des données
Rencontre avec Renaud Lacroix (86) qui revient pour nous sur son parcours et nous en dit plus sur ses fonctions actuelles et les principaux challenges auxquels il est confronté en tant que Directeur général adjoint et Chief Data Officer de la Banque de France.
Quelques mots sur votre parcours ?
À ma sortie de l’école, j’ai intégré le corps des administrateurs de l’INSEE et complété ma formation à l’ENSAE. J ’ai commencé ma carrière à l’INSEE avant de rejoindre la Banque de France en 2001 en tant que responsable d’une unité statistique. À cette époque, avec la mise en œuvre de l’Eurosystème, de riches perspectives se dessinaient. Ce fut le début d’une aventure très enrichissante.
En 2011, j’ai pris la direction d’une nouvelle structure au sein de la direction générale des statistiques, la direction de l’ingénierie et de la maîtrise d’ouvrage statistique. J’ai piloté des équipes mutualisées au service du développement et du déploiement de nouvelles approches du traitement des données.
Il faut se rappeler qu’à cette époque, la crise financière avait mis l’utilisation efficace des données au premier plan des préoccupations des institutions publiques. Dans ce contexte, j’ai dirigé de nombreux projets transversaux au sein de la Banque de France avec notamment des plateformes commune de collecte de données, de diffusion et de partage internes de données.
En 2019, j’ai été nommé Chief Data Officer de la Banque de France, première banque centrale de l’Eurosystème à créer cette fonction.
À la Banque de France depuis 2001, vous êtes depuis le début de l’année Directeur général adjoint et Chief Data Officer de la Banque de France. Quels sont vos périmètres d’action ?
Le Chief Data Officer fait partie des cadres dirigeants de la Banque de France, avec un rattachement direct au premier sous-gouverneur : c’est un signal fort qui traduit l’importance et le caractère transversal de la fonction, mais également des problématiques touchant aux données de l’entreprise. Plus précisément, j’incarne avec mon équipe la stratégie Data de la Banque dont la mise en œuvre doit bénéficier à tous les métiers de l’entreprise.
Ma mission est donc de pleinement valoriser le patrimoine de données de la Banque : c’est la feuille de route qui m’a été donnée par le Gouverneur. Les données constituent en effet, un actif stratégique : elles sont absolument partout et concernent tous les métiers de l’entreprise (métiers opérationnels et métiers supports) avec bien entendu des spécificités propres à chaque activité.
Pourtant, nous ne prêtons pas encore suffisamment attention aux données : nous n’avons parfois qu’une connaissance limitée des données stockées dans nos systèmes, et sous-estimons souvent leur potentiel de valorisation.
En particulier, nous ne pensons pas toujours suffisamment à croiser des bases issues de sources différentes pour enrichir nos analyses. Mon but est donc de définir puis de mettre en œuvre une stratégie Data qui permette de tirer parti de ce trésor (25 milliards de données sont déjà accessibles sur notre plateforme de partage interne). Cette mission s’inscrit pleinement dans la démarche de transformation engagée par la Banque. Elle comporte de nombreuses facettes car les leviers d’action sont multiples : ils portent autant sur les infrastructures techniques que sur la culture de l’entreprise.
Dans le domaine bancaire où la donnée est à la fois stratégique et critique, quels sont les principaux challenges auxquels vous êtes confrontés ?
À la Banque de France, les missions exercées sont très variées : contribution à la définition et à la mise en œuvre de la politique monétaire de l’Eurosystème, surveillance de la stabilité financière de l’économie française, accompagnement au plus près des territoires, au travers de notre réseau de succursales, des acteurs de la vie économique locale.
Ainsi, au-delà des données remises par les banques, nous gérons des données de nombreuses entreprises et d’acteurs du systèmes financiers ( assurances, fonds d’investissement).
Ces données peuvent être agrégées ou au contraire très granulaires ( détails d’un crédit accordé par une banque à une entreprise). Cette variété a des implications fortes sur les architectures techniques, mais aussi sur l’organisation des travaux de traitement des données dans les équipes.
Alors que la parole officielle est désormais fréquemment contestée dans nos sociétés modernes, un autre challenge est d’être entendu et compris lorsque la Banque diffuse des chiffres ou publie des études.
« La stratégie Data de la Banque
doit bénéficier à tous les métiers de l’entreprise. »
Nous savons tous que beaucoup d’informations de qualité douteuse circulent sur Internet et les réseaux sociaux.
Si nous parlons de plus en plus de fake news et de fake data, c’est parce que l’adage selon lequel « la mauvaise donnée chasse la bonne » n’a jamais été autant d’actualité. Nous devons prêter également attention aux acteurs du numérique, les GAFA notamment, car ils produisent beaucoup de données.
Dans cet environnement incertain, court-termiste et concurrentiel, les institutions publiques comme la Banque de France ont un rôle majeur à jouer pour constituer un point d’ancrage fiable et reconnu au travers d’analyses et de chiffres pertinents qui font autorité.
Par ailleurs, pour être le plus efficace possible, nous devons disposer de moyens et d’outils d’excellence.
Les données se traitent avec un système d’information adapté aux problématiques de big data, de forte volumétrie, de performance, ce qui implique d’avoir recours à des architectures d’un nouveau type et de sélectionner les meilleures solutions parmi une offre très riche en évolution permanente. Enfin, nous devons faire en sorte que chacun puisse utiliser les données en fonction de ses missions, depuis la réalisation d’un tableau de bord jusqu’à la mise en œ uvre de techniques de data science. C’est un enjeu très important de démocratisation de l’accès aux données et aux outils.
Quels sont les axes et thématiques qui vous intéressent dans ce cadre ?
T out d’abord, nous devons maintenir une scrupuleuse indépendance, maîtriser parfaitement nos données et innover en permanence.
Dans un environnement en perpétuelle évolution, préparer dans les meilleures conditions possibles l’arrivée des nouvelles techniques de l’IA suppose que nous construisions notre analyse des possibilités et des enjeux de ces approches au regard des objectifs stratégiques des métiers. Cela passe aussi par des expérimentations qui sont conduites en étroite relation avec le Chief Digital Officer de la Banque.
Nous devons également apprendre à toujours mieux « partager », etéviter les modes de travail en silo. Les données, mais aussi les méthodes, les bonnes pratiques sont destinées à être mises en commun.
La structuration de communautés internes constitue ici un puissant levier d’action.
Tout cela doit se faire en s’appuyant sur l’ADN de la Banque de France : une expertise de très haut niveau garantissant une information de référence et d’excellente qualité.
Dans ce cadre, nous avons 3 grands objectifs :
- faire passer les données au premier plan de la stratégie des métiers de la banque ;
- investir dans l’innovation et préparer l’avenir ;
- créer les conditions favorables à la réingénierie des processus métiers reposant sur les données et accompagner le changement.
Les actions concrètes permettant de décliner ces objectifs tournent autour de la gouvernance des données, des moyens effectifs de valoriser et de partager les données, de la prise en compte de la dimension Data dans la gouvernance des projets des métiers et de la Banque de France.
Que retenez-vous de votre formation à Polytechnique ? Comment capitalisez-vous sur ces acquis dans le cadre de vos fonctions actuelles ?
Avec l’arrivée des nouvelles méthodes de traitement des données, nous privilégions de plus en plus la méthode « essai erreur ». Elle consiste à tester de manière itérative un module en modifiant des paramètres en cas de non-fonctionnement.
Cette approche, performante à court-terme, peut être utilement renforcée. Elle doit en effet être combinée avec une compréhension en profondeur des méthodes et des régularités des phénomènes modélisés pour progresser sur des bases solides.
Typiquement, ma formation m’a appris à me poser ces questions et à prendre de la hauteur pour aller chercher les réponses. Je suis très reconnaissant à l’école de m’avoir fourni cette base et appris cette rigueur.
La colonne vertébrale que constitue la démarche scientifique est quelque chose qui m’a beaucoup marqué pendant mes études et que je continue de promouvoir aujourd’hui dans le cadre de mes fonctions. J’estime en particulier que j’ai un rôle important à jouer dans la sensibilisation des jeunes collaborateurs à ces enjeux.
À une époque où nous avons des opportunités formidables mais aussi des risques importants autour des données, les scientifiques ont, plus que jamais, un rôle essentiel à jouer.