Croissance soutenable ?

Croissance soutenable ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°789 Novembre 2023
Par Yves BRÉCHET (X81)

Fran­çois Grosse (X81) vient de faire paraître aux Presses uni­ver­si­taires de Gre­noble Crois­sance sou­te­nable ? La socié­té au défi de l’économie cir­cu­laire. La pro­blé­ma­tique est cen­trée sur le trai­te­ment des métaux. Pré­fa­cé par Domi­nique Bourg et post­fa­cé par Cédric Vil­la­ni, l’ouvrage, d’une lec­ture facile, est un exemple de ce que peut appor­ter, sur un pro­blème émi­nem­ment poli­tique, une réflexion alliant la rigueur et la volon­té, en s’appuyant sur des don­nées expé­ri­men­tales : « rendre les choses aus­si simples que pos­sibles, mais pas plus », ce qui est le propre d’une démarche scientifique.

Il y a deux façons de décou­ra­ger l’action, le catas­tro­phisme et le déni. Il en est de nom­breuses pour mettre en œuvre des poli­tiques inopé­rantes : se payer de mots à la mode, envi­sa­ger des scé­na­rios irréa­li­sables, affi­cher des enga­ge­ments qu’on sait ne pas pou­voir tenir. Les ques­tions liées au cli­mat nous donnent de mul­tiples exemples de ces refus de ratio­na­li­té. Un autre domaine, lié à l’économie cir­cu­laire, est tout aus­si riche de fausses bonnes idées. L’ouvrage de Fran­çois Grosse aborde la ques­tion de l’épuisement pro­gres­sif des res­sources avec la rigueur et la modes­tie de l’ingénieur : défi­nir pré­ci­sé­ment l’objectif recher­ché, le champ des inves­ti­ga­tions, les para­mètres domi­nants, et construire une modé­li­sa­tion simple et trans­pa­rente qui per­mette d’analyser la per­ti­nence des solu­tions pro­po­sées par le poli­tique, au regard de ce que la science et la tech­no­lo­gie per­mettent, et en ayant un cadre qui soit acceptable.

Poser un cadre rationnel

Défi­nir pro­pre­ment les choses d’abord. En lieu et place des bavar­dages habi­tuels sur l’économie cir­cu­laire, et pour aller au-delà du truisme sur « on ne peut pas avoir une crois­sance infi­nie sur une pla­nète finie » (nous voi­là bien avan­cés !), Fran­çois Grosse défi­nit une éco­no­mie sou­te­nable comme la capa­ci­té à ne pas épui­ser les res­sources renou­ve­lables d’ici cent ans. Pour­quoi cent ans ? On peut en dis­cu­ter à l’infini, mais c’est une façon de poser le pro­blème dans des échelles de temps com­pa­tibles avec les évo­lu­tions pos­sibles des tech­no­lo­gies. Poser un cadre qui soit ac­ceptable : dans un monde où l’on voit mal au nom de quoi les pays riches impo­se­raient aux pays pauvres de renon­cer à la crois­sance, la ques­tion est de savoir quelle crois­sance est accep­table pour que le recy­clage des maté­riaux soit effi­cace. Com­ment ? Le recy­clage des matières est cer­tai­ne­ment un levier d’action, mais dans quelle mesure est-il efficace ?

Parler des métaux

Et enfin, « qui trop embrasse mal étreint ». Fran­çois Grosse limite son champ d’investi­gation aux métaux. Ce qui lui per­met de dis­po­ser de don­nées chif­frées exhaus­tives pour chaque métal : réserves, temps de rési­dence dans l’économie, taux de recy­clage. Enten­dons-nous bien, il ne tombe pas dans l’obsession des terres rares qui ali­mente la logor­rhée jour­na­lis­tique et les effets de manches du poli­tique ; il parle de fer, d’alu­minium, de cuivre, de plomb. Bref, de tous ces oubliés du dis­cours sur les res­sources qui sont tel­le­ment incon­tour­nables dans toute civilisa­tion indus­trielle qu’on en a oublié à quel point leur appro­vi­sion­ne­ment peut être fragile.

Un recyclage à expertiser

Une fois défi­nis avec rigueur et avec beau­coup de clar­té la démarche et les hypo­thèses, ren­voyant le lec­teur que l’appareil mathé­matique, somme toute assez simple, inté­resse, à des articles publiés par ailleurs, le livre se déroule de gra­phiques en gra­phiques, chaque figure étant accom­pa­gnée d’un « guide de lec­ture », chaque cha­pitre abor­dant une ques­tion clai­re­ment for­mu­lée. Et la mois­son de résul­tats, par­fois sur­pre­nants, tou­jours étayés, est au ren­dez-vous. Par exemple le recy­clage ne fait sens que dans une crois­sance de la consom­ma­tion limi­tée à 1 %.

Comme le recy­clage d’aujourd’hui porte sur les exploita­tions d’hier, une crois­sance conti­nue trop impor­tante avec un taux de recy­clage constant ne fait que repous­ser légè­re­ment l’échéance (de moins d’une dizaine d’années). Plus le temps de rési­dence dans l’économie est grand, moins effi­cace sera le recy­clage. Un autre aspect inté­res­sant est de com­prendre que nous ne sommes pas dans une éco­no­mie de la consom­ma­tion, mais dans une éco­no­mie de l’accumulation. La guerre aux déchets a pour effet immé­diat de limi­ter les res­sources pour le recyclage.

Des résultats contre-intuitifs

L’avantage de la modé­li­sa­tion que pro­pose Fran­çois Grosse est non seule­ment de mettre au jour ces résul­tats a prio­ri un peu contre-intui­tifs, mais aus­si d’en esti­mer l’ordre de gran­deur. Elle per­met aus­si de révé­ler les inco­hé­rences d’une poli­tique qui se foca­lise exclu­si­ve­ment sur la limi­ta­tion des déchets ; elle montre qu’une crois­sance limi­tée est un pré­re­quis pour que le recy­clage soit effi­cace dans la maî­trise des res­sources (l’exemple du recy­clage des aciers en Chine dans une période de forte crois­sance est édi­fiant). Elle per­met de défi­nir quan­ti­ta­ti­ve­ment les condi­tions pour une crois­sance sou­te­nable, pour un métal don­né, incluant la consom­ma­tion de matière pre­mière, l’immobilisation de matière dans des stocks, la mise au déchet et l’efficacité tech­nique du recyclage.

Avec les don­nées quan­ti­ta­tives uti­li­sées – fon­dées sur une ana­lyse des don­nées dis­po­nibles – il démontre que la crois­sance sou­te­nable sup­pose une crois­sance annuelle de la consom­ma­tion limi­tée à 1 %, une addi­tion aux stocks infé­rieure à 20 %, une mise en déchet supé­rieure à 80 % et un taux de recy­clage de 70 à 80 %. S’en remettre au mar­ché pour atteindre ces objec­tifs est hasar­deux, c’est la science qui peut nous dire si un taux de recy­clage de 80 % est phy­si­que­ment pos­sible et c’est l’économie in fine qui esti­me­ra le coût de ces choix. Mais ils doivent être mis en regard des coûts de ne pas réa­li­ser ces condi­tions, comme l’épuisement à rela­ti­ve­ment court terme des res­sources en acier. Regar­dez autour de vous pour ima­gi­ner ce que serait un monde sans acier…

Des conclusions lumineuses

Plu­tôt que l’obsession de limi­ter les déchets qui est la fla­gel­la­tion clas­sique que les bonnes consciences euro­péennes ou éco­lo­gistes nous imposent, il est pré­fé­rable de contrô­ler la pro­duc­tion plu­tôt que le déchet, et de régle­men­ter sur une pro­por­tion de maté­riau recy­clé dans toute matière pre­mière nouvel­lement pro­duite. Cette recom­man­da­tion est cer­tai­ne­ment à contre-cou­rant de tout ce qui est actuel­le­ment pra­ti­qué en termes d’encouragement de l’économie circulaire.

“Contrôler la production plutôt que le déchet.

Comme tout ingé­nieur qui se res­pecte, Fran­çois Grosse ne pré­co­nise pas le grand soir qui est tel­le­ment com­mode pour jus­ti­fier les sot­tises ; il pro­pose une évo­lu­tion pro­gres­sive des régle­men­ta­tions pour maxi­mi­ser l’incorpo­ration de recy­clés dans les matières pre­mières non renou­ve­lables, en fonc­tion du temps de séjour dans l’économie.

Du pain sur la planche

Res­tent bien sûr de nom­breuses ques­tions ouvertes : la richesse et les emplois qu’une indus­trie du recy­clage peut créer, l’impact pos­sible de nou­velles tech­no­lo­gies d’extraction, le cou­plage de cette approche par matière avec une approche par res­source éner­gé­tique, la prise en compte quan­ti­ta­tive des émis­sions de gaz à effet de serre, la « régio­na­li­sa­tion » pos­sible des mesures quand les res­sources sont mon­dia­li­sées, et sur­tout la struc­ture poli­tique qui pour­rait conduire à de telles déci­sions. On peut espé­rer que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, pre­nant conscience du pro­blème des res­sources natu­relles qui, s’il est moins média­ti­sé que celui du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, est aus­si sûre­ment impac­tant sur nos éco­no­mies, prenne des déci­sions qui aillent au-delà des décla­ra­tions de bonnes inten­tions comme « favo­ri­ser une éco­no­mie cir­cu­laire ». N’a‑t-on pas dit, avec quelque rai­son, que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » ?


Fran­çois Grosse (X81), Crois­sance sou­te­nable ? La socié­té au défi de l’économie cir­cu­laire, Presses uni­ver­si­taires de Gre­noble, 2023

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