Croissance soutenable ?
François Grosse (X81) vient de faire paraître aux Presses universitaires de Grenoble Croissance soutenable ? La société au défi de l’économie circulaire. La problématique est centrée sur le traitement des métaux. Préfacé par Dominique Bourg et postfacé par Cédric Villani, l’ouvrage, d’une lecture facile, est un exemple de ce que peut apporter, sur un problème éminemment politique, une réflexion alliant la rigueur et la volonté, en s’appuyant sur des données expérimentales : « rendre les choses aussi simples que possibles, mais pas plus », ce qui est le propre d’une démarche scientifique.
Il y a deux façons de décourager l’action, le catastrophisme et le déni. Il en est de nombreuses pour mettre en œuvre des politiques inopérantes : se payer de mots à la mode, envisager des scénarios irréalisables, afficher des engagements qu’on sait ne pas pouvoir tenir. Les questions liées au climat nous donnent de multiples exemples de ces refus de rationalité. Un autre domaine, lié à l’économie circulaire, est tout aussi riche de fausses bonnes idées. L’ouvrage de François Grosse aborde la question de l’épuisement progressif des ressources avec la rigueur et la modestie de l’ingénieur : définir précisément l’objectif recherché, le champ des investigations, les paramètres dominants, et construire une modélisation simple et transparente qui permette d’analyser la pertinence des solutions proposées par le politique, au regard de ce que la science et la technologie permettent, et en ayant un cadre qui soit acceptable.
Poser un cadre rationnel
Définir proprement les choses d’abord. En lieu et place des bavardages habituels sur l’économie circulaire, et pour aller au-delà du truisme sur « on ne peut pas avoir une croissance infinie sur une planète finie » (nous voilà bien avancés !), François Grosse définit une économie soutenable comme la capacité à ne pas épuiser les ressources renouvelables d’ici cent ans. Pourquoi cent ans ? On peut en discuter à l’infini, mais c’est une façon de poser le problème dans des échelles de temps compatibles avec les évolutions possibles des technologies. Poser un cadre qui soit acceptable : dans un monde où l’on voit mal au nom de quoi les pays riches imposeraient aux pays pauvres de renoncer à la croissance, la question est de savoir quelle croissance est acceptable pour que le recyclage des matériaux soit efficace. Comment ? Le recyclage des matières est certainement un levier d’action, mais dans quelle mesure est-il efficace ?
Parler des métaux
Et enfin, « qui trop embrasse mal étreint ». François Grosse limite son champ d’investigation aux métaux. Ce qui lui permet de disposer de données chiffrées exhaustives pour chaque métal : réserves, temps de résidence dans l’économie, taux de recyclage. Entendons-nous bien, il ne tombe pas dans l’obsession des terres rares qui alimente la logorrhée journalistique et les effets de manches du politique ; il parle de fer, d’aluminium, de cuivre, de plomb. Bref, de tous ces oubliés du discours sur les ressources qui sont tellement incontournables dans toute civilisation industrielle qu’on en a oublié à quel point leur approvisionnement peut être fragile.
Un recyclage à expertiser
Une fois définis avec rigueur et avec beaucoup de clarté la démarche et les hypothèses, renvoyant le lecteur que l’appareil mathématique, somme toute assez simple, intéresse, à des articles publiés par ailleurs, le livre se déroule de graphiques en graphiques, chaque figure étant accompagnée d’un « guide de lecture », chaque chapitre abordant une question clairement formulée. Et la moisson de résultats, parfois surprenants, toujours étayés, est au rendez-vous. Par exemple le recyclage ne fait sens que dans une croissance de la consommation limitée à 1 %.
Comme le recyclage d’aujourd’hui porte sur les exploitations d’hier, une croissance continue trop importante avec un taux de recyclage constant ne fait que repousser légèrement l’échéance (de moins d’une dizaine d’années). Plus le temps de résidence dans l’économie est grand, moins efficace sera le recyclage. Un autre aspect intéressant est de comprendre que nous ne sommes pas dans une économie de la consommation, mais dans une économie de l’accumulation. La guerre aux déchets a pour effet immédiat de limiter les ressources pour le recyclage.
Des résultats contre-intuitifs
L’avantage de la modélisation que propose François Grosse est non seulement de mettre au jour ces résultats a priori un peu contre-intuitifs, mais aussi d’en estimer l’ordre de grandeur. Elle permet aussi de révéler les incohérences d’une politique qui se focalise exclusivement sur la limitation des déchets ; elle montre qu’une croissance limitée est un prérequis pour que le recyclage soit efficace dans la maîtrise des ressources (l’exemple du recyclage des aciers en Chine dans une période de forte croissance est édifiant). Elle permet de définir quantitativement les conditions pour une croissance soutenable, pour un métal donné, incluant la consommation de matière première, l’immobilisation de matière dans des stocks, la mise au déchet et l’efficacité technique du recyclage.
Avec les données quantitatives utilisées – fondées sur une analyse des données disponibles – il démontre que la croissance soutenable suppose une croissance annuelle de la consommation limitée à 1 %, une addition aux stocks inférieure à 20 %, une mise en déchet supérieure à 80 % et un taux de recyclage de 70 à 80 %. S’en remettre au marché pour atteindre ces objectifs est hasardeux, c’est la science qui peut nous dire si un taux de recyclage de 80 % est physiquement possible et c’est l’économie in fine qui estimera le coût de ces choix. Mais ils doivent être mis en regard des coûts de ne pas réaliser ces conditions, comme l’épuisement à relativement court terme des ressources en acier. Regardez autour de vous pour imaginer ce que serait un monde sans acier…
Des conclusions lumineuses
Plutôt que l’obsession de limiter les déchets qui est la flagellation classique que les bonnes consciences européennes ou écologistes nous imposent, il est préférable de contrôler la production plutôt que le déchet, et de réglementer sur une proportion de matériau recyclé dans toute matière première nouvellement produite. Cette recommandation est certainement à contre-courant de tout ce qui est actuellement pratiqué en termes d’encouragement de l’économie circulaire.
“Contrôler la production plutôt que le déchet.”
Comme tout ingénieur qui se respecte, François Grosse ne préconise pas le grand soir qui est tellement commode pour justifier les sottises ; il propose une évolution progressive des réglementations pour maximiser l’incorporation de recyclés dans les matières premières non renouvelables, en fonction du temps de séjour dans l’économie.
Du pain sur la planche
Restent bien sûr de nombreuses questions ouvertes : la richesse et les emplois qu’une industrie du recyclage peut créer, l’impact possible de nouvelles technologies d’extraction, le couplage de cette approche par matière avec une approche par ressource énergétique, la prise en compte quantitative des émissions de gaz à effet de serre, la « régionalisation » possible des mesures quand les ressources sont mondialisées, et surtout la structure politique qui pourrait conduire à de telles décisions. On peut espérer que la communauté internationale, prenant conscience du problème des ressources naturelles qui, s’il est moins médiatisé que celui du réchauffement climatique, est aussi sûrement impactant sur nos économies, prenne des décisions qui aillent au-delà des déclarations de bonnes intentions comme « favoriser une économie circulaire ». N’a‑t-on pas dit, avec quelque raison, que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » ?
François Grosse (X81), Croissance soutenable ? La société au défi de l’économie circulaire, Presses universitaires de Grenoble, 2023