Cultures

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°621 Janvier 2007Rédacteur : Jean Salmona (56)
Par Jean SALMONA (56)

Que nous le vou­lions ou non, nous sommes tota­le­ment condi­tion­nés, en musique comme dans tous les domaines, par l’environnement cultu­rel dans lequel nous avons bai­gné depuis l’enfance. En Occi­dent, notre oreille a été for­mée à la gamme tem­pé­rée à sept tons et douze demi-tons, et c’est dans le seul uni­vers musi­cal qui en est issu que nous sommes vrai­ment à l’aise, « chez nous » pour­rait-on dire. C’est dans cette gamme que nous fre­don­nons, et, si nous sommes musi­ciens, que nous jouons, sur des ins­tru­ments conçus pour elle et dont presque tous, comme le pia­no, la gui­tare, la plu­part des ins­tru­ments à vent, ne peuvent jouer que dans cette struc­ture, plus exac­te­ment dans cette gram­maire. Mieux encore, nous avons été, dès l’enfance, habi­tués à entendre de la musique, clas­sique ou popu­laire, écrite dans le sys­tème très cir­cons­crit et codi­fié de la musique tonale, sys­tème dans lequel se situe aujourd’hui encore la qua­si-tota­li­té de la musique qui nous environne.

Aus­si cette musique est-elle la seule qui puisse géné­rer une émo­tion chez l’homme occi­den­tal. Bien sûr, notre oreille peut s’ouvrir à d’autres struc­tures. Ain­si, la musique sérielle conserve la gamme tem­pé­rée mais s’affranchit du car­can de la musique tonale, et, du coup, requiert un appren­tis­sage pour que l’on prenne inté­rêt à son écoute ; mais qui, même après une for­ma­tion adé­quate, peut pré­tendre avoir été ému aux larmes par une com­po­si­tion sérielle au même titre que par telle pièce de Brahms ou de Ravel ? C’est que, aus­si long­temps que l’auditeur n’aura pas été immer­gé depuis l’enfance dans une telle musique, y com­pris dans la sphère de la musique popu­laire à la radio, à la télé­vi­sion et dans les super­mar­chés, et, sur­tout, dans les airs fre­don­nés par sa mère – mais pour­ra-t-on jamais fre­don­ner de la musique dodé­ca­pho­nique ? – il lui man­que­ra la réfé­rence du subconscient.

Et même dans l’univers res­treint de la musique tonale, pou­vons-nous affir­mer rece­voir un tan­go argen­tin comme un habi­tant de Bue­nos Aires, des czar­das comme un Tzi­gane de Buda­pest ? Et que dire alors de notre capa­ci­té à com­prendre un game­lan de Bali, où nous ne trou­vons en réa­li­té que le plai­sir de l’exotisme ? Allons, apôtres du mul­ti­cul­tu­ra­lisme et du métis­sage, rési­gnez-vous : nous sommes pri­son­niers de notre culture, et nous ne pou­vons contem­pler les autres cultures qu’avec la curio­si­té et la sym­pa­thie mêlées d’envie de celui qui sait qu’il res­te­ra, devant elles, un touriste.

Quatuors

Chos­ta­ko­vitch aura été le Bee­tho­ven du XXe siècle, plus encore, peut-être, par ses 15 qua­tuors que par ses sym­pho­nies. Ces qua­tuors, peu connus en France il y a vingt ans, nous sont aujourd’hui aus­si fami­liers que ceux de Bee­tho­ven et nous parlent même d’une autre manière : ils ont, eux, pour réfé­rence, une époque de mas­sacres et deux tota­li­ta­rismes dont Chos­ta­ko­vitch aura été le témoin.

Quinze petits joyaux dont la com­po­si­tion s’étale sur qua­rante années ; du n° 1, assez allègre, le seul qui ait été écrit avant la Deuxième Guerre mon­diale, dans un style qui évoque par­fois Ravel, au lumi­neux n° 15 avec ses six ada­gios com­po­sé quelques mois avant la mort de Chos­ta­ko­vitch, en pas­sant par le n° 8, à l’intensité dra­ma­tique presque insou­te­nable et dont nous avons maintes fois pu obser­ver, au concert, l’effet sur un audi­toire ému aux larmes en fin de par­cours, ce sont là les confes­sions intimes d’un homme de notre temps, pri­son­nier d’un sys­tème dont il se trouve, de fac­to, à la fois la vic­time et le com­plice, et qui, au-delà d’une situa­tion en prin­cipe inte­nable mais pour­tant accep­tée, his­to­ri­que­ment datée, devient notre porte-parole à tous, avec nos petites com­pro­mis­sions et nos grands espoirs.

Le Qua­tuor Boro­dine, l’un des trois ou quatre très grands de notre époque, et dont Chos­ta­ko­vitch fut un fami­lier et le men­tor, a enre­gis­tré l’intégrale des Qua­tuors entre 1978 et 1983 1, à l’époque de l’Union sovié­tique. C’est évi­dem­ment la ver­sion de réfé­rence, excep­tion­nelle, au-delà de toute cri­tique. Des Russes qui inter­prètent les œuvres d’un com­po­si­teur russe, une sym­biose dans une culture qui n’est pas la nôtre ; et pour­tant nous sen­tons que rien ne nous échappe des inten­tions du com­po­si­teur, preuve ines­pé­rée de son uni­ver­sa­li­té. Dans le même cof­fret, le Quin­tette avec pia­no, avec Svia­to­slav Rich­ter, œuvre majeure de plé­ni­tude et d’optimisme, écrite peu avant la grande apo­ca­lypse de la Deuxième Guerre mon­diale, et deux Pièces pour octuor à cordes, belles et com­plexes, jouées avec le Qua­tuor Prokofiev.

Le Qua­tuor de Sibe­lius, écrit en 1889, œuvre de jeu­nesse, est cepen­dant d’une écri­ture com­plexe et sub­tile, une des pièces les plus belles du com­po­si­teur fin­nois. Il est inter­pré­té dans un enre­gis­tre­ment récent par le Qua­tuor Tem­pe­ra, jeune qua­tuor fémi­nin éga­le­ment fin­nois 2. Rien de spé­ci­fi­que­ment nor­dique, tout d’européen dans cette musique très éla­bo­rée, dans la filia­tion de Men­dels­sohn mais très per­son­nelle. Le même disque réunit six autres pièces de Sibe­lius pour qua­tuor, toutes bien écrites, enle­vées ou lyriques, le meilleur, pour nous, de ce com­po­si­teur rela­ti­ve­ment peu joué en France.

Duos et trios

Vous ne connais­sez vrai­sem­bla­ble­ment pas Lucien Duro­soir (1878−1955), com­po­si­teur fran­çais dont l’œuvre n’a été édi­tée qu’après sa mort en 1950, et dont on publie aujourd’hui la Sonate en la mineur et d’autres pièces pour vio­lon et pia­no, jouées par Gene­viève Lau­ren­ceau, vio­lon, et Lorène de Ratuld 3. Mar­qué par la bou­che­rie de la Guerre de 1914 où il avait été mobi­li­sé, Duro­soir, à l’origine vio­lo­niste, se reti­ra du monde de la musique pour se consa­crer à la com­po­si­tion : à l’opposé de celle de Chos­ta­ko­vitch, qui reflète la souf­france et les angoisses de son temps, la musique de Duro­soir est empreinte de séré­ni­té et de mélan­co­lie et se situe, par son style, dans la lignée de Fau­ré, s’il faut lui trou­ver une filiation.

Ce sont deux contem­po­rains de Duro­soir, les com­po­si­teurs belges Guillaume Lekeu (1870−1894) et Arthur de Greef (1862−1940), dont le Trio Nar­cisse et Gold­mund a enre­gis­tré les Trios res­pec­ti­ve­ment en ut mineur et en fa mineur 4. On connaît assez bien la courte œuvre de Lekeu, très ins­pi­rée par celle de Franck et en même temps très per­son­nelle, lyrique et aux har­mo­nies raf­fi­nées. On connaît moins celle de De Greef, élève de Liszt et ami de Grieg. On décou­vri­ra ain­si une musique très mélo­dique, dans la tra­di­tion roman­tique et assez fau­réenne, un peu étrange pour une œuvre écrite en 1935 ; mais Brahms lui-même n’écrivait-il pas, à la fin du XIXe siècle, comme Beethoven ?

_______________
1. 6 CD MELODYA 10 01077.
2. 1 CD BIS CD 1476.
3. 1 CD ALPHA 105.
4. 1 CD PHAEDRA DDD 92046.

Poster un commentaire