Daniel Schwartz (37),un maître de la statistique médicale
Utiliser l’énergie du soleil
Utiliser l’énergie du soleil
Daniel Schwartz était beaucoup plus attiré par la biologie que par l’ingénierie ou l’administration. Travaillant au départ sur les maladies des diverses variétés de tabac, il avait découvert à cette occasion, aidé en cela par l’un de ses anciens, André Vessereau, la puissance opérationnelle de l’analyse statistique. Il devait faire un peu plus tard, à partir de là, un pas décisif dans l’orientation de sa carrière.
La méthode statistique
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France avait un retard considérable par rapport aux pays anglo-saxons dans le domaine de la statistique et de ses applications. Cette situation a conduit le professeur Georges Darmois à créer un institut interuniversitaire – l’Institut de statistique des universités de Paris (ISUP) – où il a notamment appelé à enseigner quelques non-universitaires comme Dickran Indjoudjian, Daniel Schwartz et bien d’autres. Daniel Schwartz a, quant à lui, développé les multiples facettes d’un enseignement très original parfaitement rigoureux mais conçu pour des auditeurs n’ayant pas de culture mathématique. Son ouvrage Méthodes statistiques à l’usage des médecins et biologistes est un authentique best-seller, à la base d’un enseignement qui a touché des dizaines de milliers d’étudiants, de médecins, de biologistes recrutés dans le cadre du Centre d’enseignement de la statistique appliquée à la médecine (CESAM), un organisme qui a acquis une notoriété nationale et internationale.
À l’interface des mathématiques et de la médecine
Issu d’une famille particulièrement féconde en mathématiciens, Daniel Schwartz devait trouver sa véritable vocation à l’interface des mathématiques et de la médecine, plus précisément dans l’utilisation de sa formation scientifique et de ses premières expériences professionnelles au profit de la recherche médicale.
L’occasion de cette évolution ? Les grandes enquêtes épidémiologiques, anglaise (R. Doll) et américaine (E. Hammond), sur le rôle du tabagisme dans l’incidence des cancers des voies aérodigestives. Daniel Schwartz a su faire comprendre aux dirigeants incontestablement éclairés de la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (SEITA), et en particulier à son directeur général, Pierre Grimanelli (24), que la France ne pouvait se désintéresser de ce problème. En liaison avec le directeur de l’Institut Gustave-Roussy, Pierre Denoix, qui devait quelques années plus tard l’accueillir dans ses murs, Daniel Schwartz lança donc, au milieu des années cinquante, une grande enquête qui devait apporter des éléments novateurs décisifs sur l’étiologie tabagique des cancers des bronches et de la vessie.
Daniel Schwartz, très soucieux de porter ainsi la bonne parole statistique dans des milieux traditionnellement peu ouverts aux mathématiques, fussent-elles » appliquées « , voulut néanmoins s’entourer de collaborateurs que ne rebutaient en rien des recherches plus théoriques. L’X lui en fournit notamment plusieurs : les signataires de cet article mais aussi Jean-Christophe Thalabard (69) et Rémy Slama (94).
Ne pouvant décrire de façon exhaustive en quelques pages ce que fut l’exceptionnelle fécondité scientifique de Daniel Schwartz, nous avons choisi de l’illustrer dans trois domaines où son apport a été décisif.
L’ÉPIDÉMIOLOGIE ÉTIOLOGIQUE
Il s’agit de la branche de l’épidémiologie portant sur la recherche des causes des maladies. La réussite majeure des enquêtes sur les relations tabac-cancer a tout naturellement ouvert dans le monde la voie au développement rapide d’une recherche étiologique fondée sur des bases méthodologiques solides et qui, partant souvent de l’étude du tabagisme, s’est intéressée à bien d’autres facteurs des maladies chroniques ou dégénératives, ces maladies dont le poids dans l’état de santé des populations occidentales ne cessait de croître. Daniel Schwartz a été le grand artisan en France de cette évolution.
Dans le domaine de la pathologie artérielle et, plus précisément, de l’athérosclérose et de ses complications coronaires, son investissement personnel avait bénéficié de circonstances favorables. Sur le plan international d’abord, car l’année 1957 avait vu la première publication des résultats de la célèbre enquête prospective de Framingham aux USA ; sur le plan national aussi : Daniel Schwartz avait obtenu l’appui sans réserve d’un cardiologue faisant autorité, J. Lenègre qui, avec lucidité, dénonçait la maladie coronaire comme la » grande pandémie du xxe siècle « .
La recherche étiologique prend à cette époque une dimension nouvelle, qui n’était pas accessible aux études rétrospectives de cas-témoins : elle s’intéresse désormais aux facteurs biologiques mesurables relatifs à l’incidence et à la progression de la maladie, ce qui implique de passer à des études prospectives, qu’on appelle aussi études de » cohortes « .
Les études de cohortes
C’est ainsi que le Groupe d’étude sur l’épidémiologie de l’athérosclérose (GREA), créé par Daniel Schwartz en 1966, réalise une étude prospective sur 8 000 employés masculins de la police parisienne, âgés de 46 à 52 ans, examinés initialement entre 1967 et 1972 dans les centres de dépistage et d’examens complémentaires de la Préfecture de Paris et suivis pendant six ans.
La première qualité d’un chercheur est la curiosité
Des résultats nombreux et importants concernant les facteurs biologiques de la maladie coronaire ont ainsi été obtenus par le GREA, et l’Étude prospective parisienne est considérée sur le plan international comme l’une des toutes premières études de » cohorte cardiovasculaire » dites » de deuxième génération « . Il est remarquable que, quelque trente ans après son lancement, elle ait donné lieu, à partir de nouvelles analyses des données alors recueillies, à des publications dans les journaux de recherche médicale les plus cotés.
LA NAISSANCE, LA SEXUALITÉ ET LA MORT
Le rôle du tabagisme
Dès 1961, Daniel Schwartz publie les résultats d’une » étude cas-témoins » importante, portant sur un millier de cas d’infarctus du myocarde ou d’angine de poitrine, qui confirme le rôle étiologique du tabagisme dans la maladie. Quelques années plus tard, il montre que ce rôle est indépendant de celui des facteurs mis en évidence par l’enquête de Framingham : l’hypertension artérielle, l’obésité et la lipémie.
La première qualité d’un chercheur est la curiosité, à condition qu’elle soit activée par des moteurs puissants. Or que peut-il y avoir de plus fort que s’interroger sur la naissance, la sexualité et la mort ? Il n’est pas surprenant qu’un homme aussi curieux que l’était Daniel Schwartz leur ait dédié une grande part de son activité.
Il s’était ainsi demandé, à partir des années soixante-dix, pourquoi naissaient plus de garçons que de filles : 105 garçons pour 100 filles, alors que les règles de la génétique devraient logiquement conduire à la parité. Éliminant progressivement toutes les hypothèses » simples » qui auraient pu expliquer cet étrange excès, il est resté toute sa vie durant sur sa faim, la seule » explication » qu’il ait pu trouver étant celle d’une compensation vis-à-vis de la fragilité plus grande des hommes que des femmes au-delà de la naissance.
Le temps qu’il reste à vivre
Daniel Schwartz s’est aussi interrogé, en » bon statisticien « , sur la durée maximale de la vie humaine. Il a utilisé à cette fin une approche originale : la variable intéressante, selon lui, était non la durée totale de vie mais le temps restant à vivre à un moment donné de la vie. Selon ce modèle, chacun naît avec un capital de vie, mais ses actions, son exposition à des facteurs de risque le réduisent progressivement.
Daniel Schwartz a montré que, conformément à ce modèle, le temps restant à vivre à un âge donné devait être distribué selon une loi log-normale, ce qui est bien ce qu’on observe. Et il a même ainsi calculé, à partir des tables de mortalité, que la durée maximale de vie devait être de cent vingt ans. L’un de nous lui fit alors remarquer, et il en eut un léger frémissement de déplaisir, que les résultats de ses calculs avaient déjà été énoncés par Dieu (« Que mon esprit ne soit pas indéfiniment humilié dans l’homme, puisqu’il est chair ; sa vie ne sera que de cent vingt ans » [Genèse, 6.2]). Et, de surcroît, Jeanne Calment a donné définitivement tort à la Bible et à Daniel Schwartz en réussissant à dépasser l’âge de 122 ans.
Les mères atteintes du sida
Au moment où éclata l’épidémie de sida, Daniel Schwartz montra une nouvelle fois sa capacité à aborder des sujets tout à fait nouveaux pour lui. On lui demande, en 1987, avec l’aide du Pr Jean Dormont, de mettre en place des » cohortes » de malades atteints de cette affection (patients homosexuels séropositifs depuis moins d’un an, hémophiles, couples mère séropositive-enfant). Certaines de ces cohortes ont rapidement apporté de premiers résultats – celle des » mères-enfants » entre autres : elle a permis de déterminer le moment où l’enfant était contaminé in utero par sa mère, au cours du troisième trimestre de la grossesse, et ce résultat a permis de cibler le traitement par AZT de la mère, ce qui a conduit à une diminution massive du risque de contamination (au début de l’épidémie, il était de l’ordre de 25 %, il est maintenant environ de 1 %).
LES ESSAIS CONTROLÉS
L’insémination artificielle
Bien que découverte à la fin du xviiie siècle, l’insémination artificielle ne fut reconnue comme un moyen de lutte contre certaines infertilités que dans les années soixante. Il fallut beaucoup de courage à Georges David pour vaincre les préjugés et pour créer à Bicêtre l’une des deux premières banques françaises de recueil et de conservation du sperme. Pour que des résultats scientifiques fiables puissent être obtenus à partir des observations recueillies, il fallait recourir à une démarche épidémiologique rigoureuse. Daniel Schwartz et Georges David montrèrent entre autres que les responsabilités de l’échec des tentatives de reproduction d’un couple étaient partagées à égalité entre les deux partenaires.
L’étude d’une nouvelle thérapeutique chez l’homme comprend une série d’étapes codifiées ; l’une d’elles est la comparaison, sur des groupes de malades, du nouveau traitement aux traitements existants ou à l’absence de traitement. Cette étape nécessite que les groupes à comparer soient identiques, sauf en ce qui concerne les traitements.
Les statisticiens avaient montré depuis longtemps que la seule façon de constituer des groupes comparables était le tirage au sort des patients incorporés dans chacun des groupes.
Ce sont les Britanniques qui, dans les années quarante, ont réalisé les premiers » essais contrôlés » fondés sur cette règle. En France, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, et sans doute à cause de la tradition humaniste de notre médecine, il était quasiment impossible de pratiquer ce type d’expérimentation chez l’homme. Il a fallu beaucoup de force de conviction à Daniel Schwartz pour que cette nécessité scientifique soit en fin de compte acceptée.
Un avis du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, dont il fut l’un des premiers membres, a consacré cette procédure comme la seule qui soit éthique, au motif que toute autre ne serait pas scientifiquement valable et ne serait donc pas éthique.
L’hypothèse nulle
La contribution de Daniel Schwartz aux essais contrôlés est allée bien au-delà de ces aspects à la fois techniques et éthiques. Il a développé à leur propos une réflexion conceptuelle très originale. L’analyse statistique classique d’un essai consiste à tester » l’hypothèse nulle » (l’absence de différence entre les traitements) en la mettant en doute si la différence effectivement observée est vraiment trop improbable sous cette hypothèse. Le risque est alors de conclure à tort à une différence qui n’existerait pas. Cette attitude est parfaitement adaptée à la comparaison, par exemple, d’une nouvelle molécule à un » placebo » (dans ce cas conclure à tort à l’efficacité de la molécule serait une erreur scientifique manifeste).
La meilleure stratégie
La seule façon de constituer des groupes comparables est le tirage au sort
Mais d’autres situations peuvent exister, par exemple s’il s’agit de comparer deux stratégies thérapeutiques complexes : l’égalité parfaite des deux conduites (l’hypothèse nulle) est alors très peu vraisemblable a priori et il n’est donc pas logique de la tester. Le but est en réalité ici fort différent : il s’agit de trouver la meilleure stratégie, en évitant de choisir la moins bonne. Au problème du test de l’hypothèse nulle se substitue ainsi un problème de décision. Un essai peut dès lors être soit explicatif soit pragmatique.
On le sait, poser la bonne question est souvent au moins aussi important que de donner une réponse. C’est une pensée qui éclaire une bonne partie de son œuvre. Mais Daniel Schwartz a aussi apporté un nombre considérable de réponses.
Bibliographie
Méthodes statistiques à l’usage des médecins et biologistes. Schwartz D. – Flammarion Médecine-Sciences, 1963.
Tobacco and other factors in the etiology of ischemic heart disease in man ; results of a retrospective survey.
Schwartz D., Lellouch J., Anguera G., Beaumont J.-L., Lenègre J. – Chronic Dis., 1966.
L’essai thérapeutique chez l’homme.
Schwartz D., Flamant R.,
Lellouch J. – Flammarion Médecine-Sciences, Paris 1970.
Schwartz D., Mayaux M.-J. Female fecundity as a function of age. New England J Med 306 : 404–06, 1982.