Photo de Daniel SCHWARTZ

Daniel Schwartz (37),un maître de la statistique médicale

Dossier : ExpressionsMagazine N°651 Janvier 2010
Par Pierre DUCIMETIÈRE (62)
Par Alain-Jacques VALLERON (63)

Utiliser l’énergie du soleil

Utiliser l’énergie du soleil

Daniel Schwartz était beau­coup plus atti­ré par la bio­lo­gie que par l’in­gé­nie­rie ou l’ad­mi­nis­tra­tion. Tra­vaillant au départ sur les mala­dies des diverses varié­tés de tabac, il avait décou­vert à cette occa­sion, aidé en cela par l’un de ses anciens, André Ves­se­reau, la puis­sance opé­ra­tion­nelle de l’a­na­lyse sta­tis­tique. Il devait faire un peu plus tard, à par­tir de là, un pas déci­sif dans l’o­rien­ta­tion de sa carrière.

La méthode statistique
Au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, la France avait un retard consi­dé­rable par rap­port aux pays anglo-saxons dans le domaine de la sta­tis­tique et de ses appli­ca­tions. Cette situa­tion a conduit le pro­fes­seur Georges Dar­mois à créer un ins­ti­tut inter­uni­ver­si­taire – l’Ins­ti­tut de sta­tis­tique des uni­ver­si­tés de Paris (ISUP) – où il a notam­ment appe­lé à ensei­gner quelques non-uni­ver­si­taires comme Dickran Ind­joud­jian, Daniel Schwartz et bien d’autres. Daniel Schwartz a, quant à lui, déve­lop­pé les mul­tiples facettes d’un ensei­gne­ment très ori­gi­nal par­fai­te­ment rigou­reux mais conçu pour des audi­teurs n’ayant pas de culture mathé­ma­tique. Son ouvrage Méthodes sta­tis­tiques à l’u­sage des méde­cins et bio­lo­gistes est un authen­tique best-sel­ler, à la base d’un ensei­gne­ment qui a tou­ché des dizaines de mil­liers d’é­tu­diants, de méde­cins, de bio­lo­gistes recru­tés dans le cadre du Centre d’en­sei­gne­ment de la sta­tis­tique appli­quée à la méde­cine (CESAM), un orga­nisme qui a acquis une noto­rié­té natio­nale et internationale.

À l’interface des mathématiques et de la médecine

Issu d’une famille par­ti­cu­liè­re­ment féconde en mathé­ma­ti­ciens, Daniel Schwartz devait trou­ver sa véri­table voca­tion à l’in­ter­face des mathé­ma­tiques et de la méde­cine, plus pré­ci­sé­ment dans l’u­ti­li­sa­tion de sa for­ma­tion scien­ti­fique et de ses pre­mières expé­riences pro­fes­sion­nelles au pro­fit de la recherche médicale.

L’oc­ca­sion de cette évo­lu­tion ? Les grandes enquêtes épi­dé­mio­lo­giques, anglaise (R. Doll) et amé­ri­caine (E. Ham­mond), sur le rôle du taba­gisme dans l’in­ci­dence des can­cers des voies aéro­di­ges­tives. Daniel Schwartz a su faire com­prendre aux diri­geants incon­tes­ta­ble­ment éclai­rés de la Socié­té d’ex­ploi­ta­tion indus­trielle des tabacs et des allu­mettes (SEITA), et en par­ti­cu­lier à son direc­teur géné­ral, Pierre Gri­ma­nel­li (24), que la France ne pou­vait se dés­in­té­res­ser de ce pro­blème. En liai­son avec le direc­teur de l’Ins­ti­tut Gus­tave-Rous­sy, Pierre Denoix, qui devait quelques années plus tard l’ac­cueillir dans ses murs, Daniel Schwartz lan­ça donc, au milieu des années cin­quante, une grande enquête qui devait appor­ter des élé­ments nova­teurs déci­sifs sur l’é­tio­lo­gie taba­gique des can­cers des bronches et de la vessie.

Daniel Schwartz, très sou­cieux de por­ter ain­si la bonne parole sta­tis­tique dans des milieux tra­di­tion­nel­le­ment peu ouverts aux mathé­ma­tiques, fussent-elles » appli­quées « , vou­lut néan­moins s’en­tou­rer de col­la­bo­ra­teurs que ne rebu­taient en rien des recherches plus théo­riques. L’X lui en four­nit notam­ment plu­sieurs : les signa­taires de cet article mais aus­si Jean-Chris­tophe Tha­la­bard (69) et Rémy Sla­ma (94).

Ne pou­vant décrire de façon exhaus­tive en quelques pages ce que fut l’ex­cep­tion­nelle fécon­di­té scien­ti­fique de Daniel Schwartz, nous avons choi­si de l’illus­trer dans trois domaines où son apport a été décisif.

L’ÉPIDÉMIOLOGIE ÉTIOLOGIQUE

Il s’a­git de la branche de l’é­pi­dé­mio­lo­gie por­tant sur la recherche des causes des mala­dies. La réus­site majeure des enquêtes sur les rela­tions tabac-can­cer a tout natu­rel­le­ment ouvert dans le monde la voie au déve­lop­pe­ment rapide d’une recherche étio­lo­gique fon­dée sur des bases métho­do­lo­giques solides et qui, par­tant sou­vent de l’é­tude du taba­gisme, s’est inté­res­sée à bien d’autres fac­teurs des mala­dies chro­niques ou dégé­né­ra­tives, ces mala­dies dont le poids dans l’é­tat de san­té des popu­la­tions occi­den­tales ne ces­sait de croître. Daniel Schwartz a été le grand arti­san en France de cette évolution.

Dans le domaine de la patho­lo­gie arté­rielle et, plus pré­ci­sé­ment, de l’a­thé­ro­sclé­rose et de ses com­pli­ca­tions coro­naires, son inves­tis­se­ment per­son­nel avait béné­fi­cié de cir­cons­tances favo­rables. Sur le plan inter­na­tio­nal d’a­bord, car l’an­née 1957 avait vu la pre­mière publi­ca­tion des résul­tats de la célèbre enquête pros­pec­tive de Fra­min­gham aux USA ; sur le plan natio­nal aus­si : Daniel Schwartz avait obte­nu l’ap­pui sans réserve d’un car­dio­logue fai­sant auto­ri­té, J. Lenègre qui, avec luci­di­té, dénon­çait la mala­die coro­naire comme la » grande pan­dé­mie du xxe siècle « .

La recherche étio­lo­gique prend à cette époque une dimen­sion nou­velle, qui n’é­tait pas acces­sible aux études rétros­pec­tives de cas-témoins : elle s’in­té­resse désor­mais aux fac­teurs bio­lo­giques mesu­rables rela­tifs à l’in­ci­dence et à la pro­gres­sion de la mala­die, ce qui implique de pas­ser à des études pros­pec­tives, qu’on appelle aus­si études de » cohortes « .

Les études de cohortes

C’est ain­si que le Groupe d’é­tude sur l’é­pi­dé­mio­lo­gie de l’a­thé­ro­sclé­rose (GREA), créé par Daniel Schwartz en 1966, réa­lise une étude pros­pec­tive sur 8 000 employés mas­cu­lins de la police pari­sienne, âgés de 46 à 52 ans, exa­mi­nés ini­tia­le­ment entre 1967 et 1972 dans les centres de dépis­tage et d’exa­mens com­plé­men­taires de la Pré­fec­ture de Paris et sui­vis pen­dant six ans.

La pre­mière qua­li­té d’un cher­cheur est la curiosité

Des résul­tats nom­breux et impor­tants concer­nant les fac­teurs bio­lo­giques de la mala­die coro­naire ont ain­si été obte­nus par le GREA, et l’É­tude pros­pec­tive pari­sienne est consi­dé­rée sur le plan inter­na­tio­nal comme l’une des toutes pre­mières études de » cohorte car­dio­vas­cu­laire » dites » de deuxième géné­ra­tion « . Il est remar­quable que, quelque trente ans après son lan­ce­ment, elle ait don­né lieu, à par­tir de nou­velles ana­lyses des don­nées alors recueillies, à des publi­ca­tions dans les jour­naux de recherche médi­cale les plus cotés.

LA NAISSANCE, LA SEXUALITÉ ET LA MORT

Le rôle du tabagisme
Dès 1961, Daniel Schwartz publie les résul­tats d’une » étude cas-témoins » impor­tante, por­tant sur un mil­lier de cas d’in­farc­tus du myo­carde ou d’an­gine de poi­trine, qui confirme le rôle étio­lo­gique du taba­gisme dans la mala­die. Quelques années plus tard, il montre que ce rôle est indé­pen­dant de celui des fac­teurs mis en évi­dence par l’en­quête de Fra­min­gham : l’hy­per­ten­sion arté­rielle, l’o­bé­si­té et la lipémie.

La pre­mière qua­li­té d’un cher­cheur est la curio­si­té, à condi­tion qu’elle soit acti­vée par des moteurs puis­sants. Or que peut-il y avoir de plus fort que s’in­ter­ro­ger sur la nais­sance, la sexua­li­té et la mort ? Il n’est pas sur­pre­nant qu’un homme aus­si curieux que l’é­tait Daniel Schwartz leur ait dédié une grande part de son activité.

Il s’é­tait ain­si deman­dé, à par­tir des années soixante-dix, pour­quoi nais­saient plus de gar­çons que de filles : 105 gar­çons pour 100 filles, alors que les règles de la géné­tique devraient logi­que­ment conduire à la pari­té. Éli­mi­nant pro­gres­si­ve­ment toutes les hypo­thèses » simples » qui auraient pu expli­quer cet étrange excès, il est res­té toute sa vie durant sur sa faim, la seule » expli­ca­tion » qu’il ait pu trou­ver étant celle d’une com­pen­sa­tion vis-à-vis de la fra­gi­li­té plus grande des hommes que des femmes au-delà de la naissance.

Le temps qu’il reste à vivre

Daniel Schwartz s’est aus­si inter­ro­gé, en » bon sta­tis­ti­cien « , sur la durée maxi­male de la vie humaine. Il a uti­li­sé à cette fin une approche ori­gi­nale : la variable inté­res­sante, selon lui, était non la durée totale de vie mais le temps res­tant à vivre à un moment don­né de la vie. Selon ce modèle, cha­cun naît avec un capi­tal de vie, mais ses actions, son expo­si­tion à des fac­teurs de risque le réduisent progressivement.

Daniel Schwartz a mon­tré que, confor­mé­ment à ce modèle, le temps res­tant à vivre à un âge don­né devait être dis­tri­bué selon une loi log-nor­male, ce qui est bien ce qu’on observe. Et il a même ain­si cal­cu­lé, à par­tir des tables de mor­ta­li­té, que la durée maxi­male de vie devait être de cent vingt ans. L’un de nous lui fit alors remar­quer, et il en eut un léger fré­mis­se­ment de déplai­sir, que les résul­tats de ses cal­culs avaient déjà été énon­cés par Dieu (« Que mon esprit ne soit pas indé­fi­ni­ment humi­lié dans l’homme, puis­qu’il est chair ; sa vie ne sera que de cent vingt ans » [Genèse, 6.2]). Et, de sur­croît, Jeanne Calment a don­né défi­ni­ti­ve­ment tort à la Bible et à Daniel Schwartz en réus­sis­sant à dépas­ser l’âge de 122 ans.

Les mères atteintes du sida

Au moment où écla­ta l’é­pi­dé­mie de sida, Daniel Schwartz mon­tra une nou­velle fois sa capa­ci­té à abor­der des sujets tout à fait nou­veaux pour lui. On lui demande, en 1987, avec l’aide du Pr Jean Dor­mont, de mettre en place des » cohortes » de malades atteints de cette affec­tion (patients homo­sexuels séro­po­si­tifs depuis moins d’un an, hémo­philes, couples mère séro­po­si­tive-enfant). Cer­taines de ces cohortes ont rapi­de­ment appor­té de pre­miers résul­tats – celle des » mères-enfants » entre autres : elle a per­mis de déter­mi­ner le moment où l’en­fant était conta­mi­né in ute­ro par sa mère, au cours du troi­sième tri­mestre de la gros­sesse, et ce résul­tat a per­mis de cibler le trai­te­ment par AZT de la mère, ce qui a conduit à une dimi­nu­tion mas­sive du risque de conta­mi­na­tion (au début de l’é­pi­dé­mie, il était de l’ordre de 25 %, il est main­te­nant envi­ron de 1 %).

LES ESSAIS CONTROLÉS

L’in­sé­mi­na­tion artificielle
Bien que décou­verte à la fin du xviiie siècle, l’in­sé­mi­na­tion arti­fi­cielle ne fut recon­nue comme un moyen de lutte contre cer­taines infer­ti­li­tés que dans les années soixante. Il fal­lut beau­coup de cou­rage à Georges David pour vaincre les pré­ju­gés et pour créer à Bicêtre l’une des deux pre­mières banques fran­çaises de recueil et de conser­va­tion du sperme. Pour que des résul­tats scien­ti­fiques fiables puissent être obte­nus à par­tir des obser­va­tions recueillies, il fal­lait recou­rir à une démarche épi­dé­mio­lo­gique rigou­reuse. Daniel Schwartz et Georges David mon­trèrent entre autres que les res­pon­sa­bi­li­tés de l’é­chec des ten­ta­tives de repro­duc­tion d’un couple étaient par­ta­gées à éga­li­té entre les deux partenaires.

L’é­tude d’une nou­velle thé­ra­peu­tique chez l’homme com­prend une série d’é­tapes codi­fiées ; l’une d’elles est la com­pa­rai­son, sur des groupes de malades, du nou­veau trai­te­ment aux trai­te­ments exis­tants ou à l’ab­sence de trai­te­ment. Cette étape néces­site que les groupes à com­pa­rer soient iden­tiques, sauf en ce qui concerne les traitements.

Les sta­tis­ti­ciens avaient mon­tré depuis long­temps que la seule façon de consti­tuer des groupes com­pa­rables était le tirage au sort des patients incor­po­rés dans cha­cun des groupes.

Ce sont les Bri­tan­niques qui, dans les années qua­rante, ont réa­li­sé les pre­miers » essais contrô­lés » fon­dés sur cette règle. En France, à l’is­sue de la Seconde Guerre mon­diale, et sans doute à cause de la tra­di­tion huma­niste de notre méde­cine, il était qua­si­ment impos­sible de pra­ti­quer ce type d’ex­pé­ri­men­ta­tion chez l’homme. Il a fal­lu beau­coup de force de convic­tion à Daniel Schwartz pour que cette néces­si­té scien­ti­fique soit en fin de compte acceptée.

Un avis du Comi­té consul­ta­tif natio­nal d’é­thique pour les sciences de la vie et de la san­té, dont il fut l’un des pre­miers membres, a consa­cré cette pro­cé­dure comme la seule qui soit éthique, au motif que toute autre ne serait pas scien­ti­fi­que­ment valable et ne serait donc pas éthique.

L’hypothèse nulle

La contri­bu­tion de Daniel Schwartz aux essais contrô­lés est allée bien au-delà de ces aspects à la fois tech­niques et éthiques. Il a déve­lop­pé à leur pro­pos une réflexion concep­tuelle très ori­gi­nale. L’a­na­lyse sta­tis­tique clas­sique d’un essai consiste à tes­ter » l’hy­po­thèse nulle » (l’ab­sence de dif­fé­rence entre les trai­te­ments) en la met­tant en doute si la dif­fé­rence effec­ti­ve­ment obser­vée est vrai­ment trop impro­bable sous cette hypo­thèse. Le risque est alors de conclure à tort à une dif­fé­rence qui n’exis­te­rait pas. Cette atti­tude est par­fai­te­ment adap­tée à la com­pa­rai­son, par exemple, d’une nou­velle molé­cule à un » pla­ce­bo » (dans ce cas conclure à tort à l’ef­fi­ca­ci­té de la molé­cule serait une erreur scien­ti­fique manifeste).

La meilleure stratégie

La seule façon de consti­tuer des groupes com­pa­rables est le tirage au sort

Mais d’autres situa­tions peuvent exis­ter, par exemple s’il s’a­git de com­pa­rer deux stra­té­gies thé­ra­peu­tiques com­plexes : l’é­ga­li­té par­faite des deux conduites (l’hy­po­thèse nulle) est alors très peu vrai­sem­blable a prio­ri et il n’est donc pas logique de la tes­ter. Le but est en réa­li­té ici fort dif­fé­rent : il s’a­git de trou­ver la meilleure stra­té­gie, en évi­tant de choi­sir la moins bonne. Au pro­blème du test de l’hy­po­thèse nulle se sub­sti­tue ain­si un pro­blème de déci­sion. Un essai peut dès lors être soit expli­ca­tif soit prag­ma­tique.

On le sait, poser la bonne ques­tion est sou­vent au moins aus­si impor­tant que de don­ner une réponse. C’est une pen­sée qui éclaire une bonne par­tie de son œuvre. Mais Daniel Schwartz a aus­si appor­té un nombre consi­dé­rable de réponses.

Biblio­gra­phie
 
Méthodes sta­tis­tiques à l’u­sage des méde­cins et bio­lo­gistes. Schwartz D. – Flam­ma­rion Méde­cine-Sciences, 1963.
 
Tobac­co and other fac­tors in the etio­lo­gy of ische­mic heart disease in man ; results of a retros­pec­tive survey.
Schwartz D., Lel­louch J., Angue­ra G., Beau­mont J.-L., Lenègre J. – Chro­nic Dis., 1966.
 
L’es­sai thé­ra­peu­tique chez l’homme.
Schwartz D., Fla­mant R.,
Lel­louch J. – Flam­ma­rion Méde­cine-Sciences, Paris 1970.
 
Schwartz D., Mayaux M.-J. Female fecun­di­ty as a func­tion of age. New England J Med 306 : 404–06, 1982.

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