D’autres correspondances
Apparier musiques et mets est l’association idéale, le rêve de l’hédoniste sybarite : la musique sollicite le seul de nos sens que la dégustation ne met pas en jeu, et, si l’on sait pratiquer ce jeu exquis, on peut atteindre au nirvana. Mais il est un autre appariement, plus focalisé, plus spirituel aussi – du moins en apparence : celui de la musique avec la littérature. Et ceux qui, à force de s’exercer, parviennent à lire en écoutant de la musique (à ne pas confondre avec la triste pratique de la “ musique de fond ”, que l’on entend passivement, comme dans les ascenseurs et les supermarchés), peuvent connaître ainsi de petits bonheurs rares.
Violon
Carl-Philipp Emanuel Bach est un musicien original, plein de charme et de fantaisie, plus proche de Scarlatti que de son père Jean-Sébastien : légèreté subtile, ruptures de rythme, une musique faite pour étonner et pour séduire. Edna Stern (que l’on a entendue cet été à La Roqued’Anthéron) a choisi le pianoforte pour jouer, avec Amandine Beyer au violon baroque, les Sonates pour violon et clavier1. Une musique à la fois raffinée et jubilatoire, qui marie passion et raison, et que l’on écouterait volontiers en lisant Diderot (Jacques le Fataliste).
Eugène Ysaye, interprète de légende et dédicataire de nombre d’oeuvres célèbres comme la Sonate de Franck ou le Poème de Chausson, a été aussi un compositeur considérable – à la différence de tant de solistes dont les compositions sont à oublier – et ses Sonates pour violon seul, dans la lignée de Bach mais d’un Bach qui aurait eu l’intuition de Scriabine et Fauré, sont des pièces complexes et fortes, originales, intéressantes. Denis Goldfeld, produit typique de l’école russe de violon – technique transcendante, son chaud, style presque tzigane – fait merveille dans trois de ces Sonates et aussi trois pièces pour violon et piano2, qui feraient un appariement idéal pour un roman de Huysmans.
Les concertos de Mozart pour le violon peuvent être enregistrés de deux manières : comme un concerto romantique, avec grand orchestre, et une prise de son qui mette le soliste au premier plan ; ou bien en musique de chambre, et le soliste est alors un “ primus inter pares ”. C’est cette deuxième manière qu’a choisie Midori Seiler pour les Concertos 2 et 3, gravés avec l’ensemble Anima Eterna de Jos van Immersel3. C’est très aéré, très élégant, très joli, sans doute plus proche de ce qui se faisait au temps de Mozart que les interprétations habituelles. Saluons au passage le fait que Midori Seiler joue ses propres cadences, ce qui est rare. La Symphonie 29, sur le même disque, ajoute à notre plaisir, et comme les concertos, s’accommoderait très bien des Liaisons dangereuses de Laclos.
Il est surprenant que le Concerto pour violon de Glazounov n’ait pas encore servi de musique de film, comme le 2e Concerto pour piano de Rachmaninov pour Brève rencontre ou le Quintette en sol de Schubert pour Nocturne indien : cette musique généreuse aux thèmes d’un lyrisme exacerbé vous prend au coeur et ne vous lâche plus, et c’est ce concerto qu’il faudrait écouter en lisant Guerre et Paix ou, mieux, Vie et Destin de Vassili Grossmann. Il fait l’objet de deux disques récents : par Julia Fischer et l’Orchestre National de Russie dirigé par Yakov Kreizberg4, et une réédition en CD de l’enregistrement historique de Nathan Milstein avec le Pittsburg Symphony (1957) dirigé par William Steinberg5. Le son chaleureux de Milstein est unique et tirerait des larmes à l’auditeur le plus blasé, même sans le texte de Grossmann. Il joue sur le même disque le Concerto de Tchaïkovski – magnifique – et le DVD qui l’accompagne contient deux mouvements de Partitas de Bach, dont la fameuse Chaconne. Julia Fischer, révélation de l’année, a un jeu plus distant mais dont la diabolique désinvolture fait merveille dans le 1er Concerto de Prokofiev – exceptionnel – et le Concerto de Khatchatourian, beaucoup moins connu, au charme teinté d’orientalisme.
Piano – Violoncelle
Granados, mort tragiquement (mais meurt-on jamais autrement) en 1916, était, paraît-il, l’égal de Liszt. Vous pouvez le vérifier grâce à un enregistrement réalisé sur un piano d’aujourd’hui avec les rouleaux de piano mécanique gravés par Granados au début du XXe siècle, dans la série “ Masters of the Piano Roll ”6. Vous y entendrez notamment cinq Danses espagnoles, et, surtout, quatre Goyescas, d’une extraordinaire richesse harmonique et d’une belle complexité d’écriture, avec lesquelles il faudrait lire Le soleil se lève aussi, d’Hemingway. Et quel pianiste !
Les oeuvres pour violoncelle seul sont rares, et presque toutes font référence, d’une manière ou d’une autre, aux Suites de Bach, rendues célèbres par Casals. Notre camarade J.-P. Férey, qui dirige Skarbo, a réuni trois pièces jouées par Emmanuel Boulanger : la Suite de Gaspar Cassado, les Variations de Stéphane Delplace, et la Sonate de Kodaly7, qui ont toutes trois la caractéristique d’être à la fois tonales et créatives (ce qui est passé très longtemps pour antinomique), originales, et très belles. Trois oeuvres majeures, un très beau disque. Avec les Variations de Delplace, essayez donc Les gommes, un livre oublié de Robbe-Grillet.
Opéras
Tan Dun est le plus connu des compositeurs chinois contemporains, et sans doute un des très grands créateurs actuels, au niveau mondial. The Map avait été cité en son temps dans ces colonnes. Son concerto pour violon et orchestre, dénommé Out of Peking Opera (d’où sa place abusive dans ce chapitre), est un bel exemple de ce que peut donner le métissage d’une musique traditionnelle avec les canons de la musique occidentale. Il figure sur un disque récent8 avec Death and Fire (dialogue avec Paul Klee), et Orchestral Theater II : Re. Le talent de Tan Dun est d’utiliser des éléments de la musique chinoise traditionnelle (mélodies, instruments, traitement de la voix, etc.) pour réaliser une oeuvre accessible à un public occidental, et qui le touche. C’est très original et très expressif. À écouter en lisant le Qing Ping Mei, ou, pourquoi pas, La condition humaine.
Le Roman de la Table Ronde est évidemment la lecture rêvée pour accompagner l’écoute de Parsifal, dont on réédite en CD le très bel enregistrement historique réalisé en RDA en 1975 par Herbert Kegel à la tête de l’Orchestre et des choeurs de la Radio de Leipzig et des solistes parmi lesquels René Kollo (Parsifal), Theo Adam, Gisela Schröter9. Parsifal, on le sait, est le dernier opéra qu’écrivit Wagner. Ce n’est pas le plus joué, mais c’est sans doute le plus moderne, qui annonce Gustav Mahler. Au moment où s’estompe une certaine méfiance envers Wagner, y compris de certains milieux en Allemagne, liée à ses écrits et à la prééminence dont sa musique a joui sous le IIIe Reich, il est honnête de reconnaître que la musique de cet antipathique génie est un des fondements de toute la musique du XXe siècle.
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1. 1 CD ZIG ZAG ZZT 050902.
2. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 050602.
3. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 051001.
4. 1 SACD PENTATONE 5 186 059.
5. 1 CD EMI 5 58035 0.
6. 1 CD DAL SEGNO DSPRCD 008.
7. 1 CD SKARBO DSK 1058.
8. 1 CD ONDINE ODE 864–2.
9. 3 CD BERLIN Classics 0013482BC.