David contre Goliath : la stratégie des développeurs d’hydrogène indépendants
Matthieu Guesné est le fondateur de Lhyfe, une entreprise d’hydrogène vert déterminée à réduire d’un milliard de tonnes la production de CO2. Dans cette interview, Matthieu partage les ambitions de Lhyfe, dévoile une stratégie audacieuse exploitant les énergies en mer et souligne l’importance de la mobilité dans la transition énergétique. Découvrez comment Lhyfe se positionne dans le secteur face aux géants établis et comment Matthieu orchestre une croissance graduelle pour atteindre des objectifs ambitieux.
Peux-tu nous parler de ton approche industrielle pour le développement de l’hydrogène vert chez Lhyfe et la transition énergétique en général. Pourrais-tu présenter brièvement ton entreprise et ses ambitions à court terme ?
Lhyfe est un producteur d’hydrogène vert, axé sur la mobilité et l’industrie. Notre objectif est d’en produire le plus possible et le plus vite possible et d’être la première licorne verte, non pas valorisée 1 milliard d’euros mais capable d’économiser 1 milliard de tonnes de CO2. Cet hydrogène sera produit à partir d’énergies renouvelables à terre à partir d’unités de production en France, en Allemagne, en Suède, et aussi en mer à partir d’éoliennes offshore qui vont alimenter des plateformes d’électrolyse, afin de ramener avec des pipelines ce gaz à destination des zones industrielles portuaires habituellement très consommatrices de gaz, d’hydrogène et d’énergie.
« Le potentiel de production d’hydrogène en mer est énorme. »
Le potentiel de production d’hydrogène en mer est énorme du fait de la ressource en vent considérable au niveau mondial, qui permettrait d’alimenter près de 75 % de la population mondiale en hydrogène vert d’ici 2024. La première étape est de produire de l’hydrogène à terre pour commencer par décarboner la mobilité et l’industrie, puis de massifier cette production, en raison de la menace climatique qui pèse sur nous. Nous savons que nous travaillons pour le climat de nos enfants et de nos petits-enfants plus que pour le nôtre. Lhyfe veut ainsi assurer une partie de la transition énergétique, car l’hydrogène gris actuellement produit est responsable de la production d’un milliard de tonnes de CO2 sur les 35 milliards de tonnes de CO2 émises.
Toutes les technologies de la transition énergétique sont à maturité industrielle (smart grids, biogaz, batteries, éolien, solaire, hydrogène). Selon moi, nous avons tous les leviers technologiques à disposition pour mettre en œuvre la transition énergétique en allouant les bonnes ressources humaines et financières aux bons endroits. Il est important de dire que la solution n’est pas que technologique, elle est aussi anthropologique, philosophique et humaine, dans la mesure où c’est collectivement que nous devons prendre conscience de l’impact de nos modes de vie et agir pour le réduire.
Lhyfe est un peu comme David contre Goliath ?
C’est une parfaite allégorie. Mais quand on regarde l’histoire de l’énergie, c’est toujours David qui gagne, jamais Goliath. La prédominance du pétrole s’est établie notamment sous l’impulsion de Rockefeller en 1872 avec la Standard Oil, alors que des cartels de l’énergie (charbon) existaient déjà. Ces cartels étaient très puissants en termes de lobbying et de surface financière. Et pourquoi Rockefeller a‑t-il réussi à créer la plus grande entreprise du monde en vingt ans ? Parce que les grandes entreprises historiques se construisent autour d’une activité et protègent coûte que coûte leurs actifs et leurs savoir-faire, même quand elles deviennent obsolètes.
L’habitude est de dimensionner une entreprise, ses moyens financiers, sa culture à la taille du projet et on va marteler l’objet social et les valeurs de l’entreprise pour développer une culture d’entreprise. D’un point de vue anthropologique, c’est très difficile à changer. Les exemples d’entreprises qui ont réussi à se transformer sont l’exception plus que la règle. La règle, ce sont plutôt des entreprises comme Kodak qui ne voit pas l’arrivée du numérique, ou Blockbuster qui ne prend pas Netflix au sérieux…
« Les exemples d’entreprises qui ont réussi à se transformer sont l’exception plus que la règle. »
Certaines entreprises comme Ørsted qui arrivent à faire leur transition de l’énergie fossile à l’énergie verte sont l’exception. BP a produit un des meilleurs rapports au monde sur la transition énergétique et pourtant ça ne se traduit pas forcément par un changement de culture et de business modèle. Volkswagen, qui emploie plus de 100 000 personnes, conçoit des designs et des moteurs diesels. Aujourd’hui on demande à cette entreprise de changer complètement de culture, de concevoir des moteurs électriques constitués d’environ 30 pièces (contre 3 000 pour un moteur diesel), qui peuvent être fabriquées par un sous-traitant comme Bosch, et constitués de batteries fabriquées en Chine.
Ainsi tous les savoir-faire, les compétences de précision, les investissements, la culture, les réussites de l’entreprise ne vont plus servir à rien… Changer de culture d’entreprise, c’est comme changer de religion ! C’est beaucoup plus facile de partir de la feuille blanche que de transformer une grande entreprise. Or construire des plateformes éoliennes offshore est un challenge technique énorme, une taille de projet énorme.
“Quand on regarde l’histoire de l’énergie, c’est toujours David qui gagne, jamais Goliath.”
La dernière transformation énergétique que nous avons connue s’est passée pendant les années 2000 avec l’avènement du solaire et de l’éolien. En France, la filière éolienne et solaire s’est construite grâce aux compléments de rémunération étatiques. Les entreprises qui ont développé ces filières étaient toutes des PME.
Plus tard, les grands groupes français comme Total, Engie ou EDF ont procédé par acquisitions (Eren, Quadran, Fonroche Biogaz, Saft, Direct Énergie, Compagnie du vent, SIIF) une fois que le marché s’est stabilisé. Mais ce ne sont pas ces grands groupes, malgré leur puissance financière et leur R & D, qui sont présents au début de ces nouvelles filières. Pour Lhyfe, deux routes sont possibles. Soit le petit David – Lhyfe – grandit, gagne en puissance et mène à bien son objectif de devenir une licorne verte ; soit il se structure et se valorise suffisamment pour vendre son entreprise à un grand groupe. C’est le rêve de beaucoup d’entrepreneurs de devenir milliardaire en se faisant racheter.
Chez Lhyfe, notre ambition est de rester indépendants et de mener notre entreprise jusqu’à ce milliard de tonnes de CO2 évité. En ce qui me concerne, devenir milliardaire ne va pas contribuer à ce que mes enfants de trois et six ans vivent dans un monde plus respirable et en paix, deux aspects qui dépendent aujourd’hui de notre avenir climatique. Mon dogme, ma religion aujourd’hui, c’est de conduire Lhyfe à devenir une licorne verte.
Quels sont les autres freins à l’investissement des grands groupes dans les industries émergentes ?
Il existe aussi une difficulté liée au statut de l’entreprise. Ce que dit Carlos Tavares, c’est qu’il ne se bat pas avec les mêmes armes que Elon Musk. Elon Musk présente son groupe comme une entreprise de croissance, qui ne promet pas de dividendes à ses actionnaires mais une rentabilité à terme des investissements des actionnaires garantie par l’augmentation de la valeur des actions à la revente, ce qui lui donne beaucoup de moyens.
Stellantis se trouve pris en défaut en termes de capacité à croître car ses actionnaires sont propriétaires de cette entreprise historique, ils gagnent de l’argent non en revendant leurs actions mais en restant fidèles à l’entreprise et en touchant les dividendes promis. Les actionnaires de Shell et d’Air Liquide ne sont certainement pas prêts à ce que ces entreprises deviennent des entreprises de croissance qui investissent tous les dividendes et les bénéfices dans la croissance, car ce n’est pas le contrat initial.
« Il existe des grandes entreprises capables de faire de la croissance comme EDPR ou Iberdrola en Espagne. »
Il existe des grandes entreprises capables de faire de la croissance comme EDPR ou Iberdrola en Espagne. L’Espagne a su installer 20 GW d’éolien entre 2000 et 2010 et 20 GW de solaire entre 2010 et 2020 grâce à ces deux entreprises. EDPR opérait pourtant des centrales à charbon et des centrales au gaz. Ces grandes entreprises qui sont taillées pour la croissance ont des grilles d’analyse issues de l’éolien et du solaire, avec une maîtrise des technologies, bénéficient de compléments de rémunération par l’État sur la vente de l’énergie. Elles sont structurées pour prendre des décisions d’investissement sur des projets presque totalement dérisqués et rentables au bout de quinze ans.
Quand il s’agit d’industries émergentes, ces entreprises, plutôt que de porter le projet elles-mêmes, investissent dans des entreprises comme Lhyfe, car elles ne sont pas structurées pour prendre des décisions d’investissement dans des nouveaux secteurs pour lesquels les technologies, l’efficacité, le marché ne sont pas encore bien connus. Lhyfe prend des risques avec des retours sur investissement plus importants que la plupart des projets habituels.
Comment envisages-tu d’aller au bout de cette ambition ? Peux-tu dire quelques mots sur ton approche de développement de projets ?
Notre objectif vise d’installer plus de 50 MW de production d’hydrogène en 2025, 200 MW en 2026 et 3 GW en 2030. Les étapes intermédiaires sont importantes, mais ce sont les portefeuilles à l’échelle du gigawatt qui vont permettre de décarboner l’industrie et la mobilité. 1 MW d’électrolyseur aujourd’hui coûte environ 2 millions d’euros. Ça veut dire qu’il faut arriver à conduire une entreprise avec les personnes et les moyens financiers pour aller jusqu’aux 3 GW prévus pour 2030.
On ne peut pas faire de saut quantique dans l’industrie, parce que les projets qui visent 1 GW ne sont pas dérisqués à ce jour au vu de l’état de l’art commercial, de l’état des connaissances d’ingénierie et de maturité des sous-traitants. Pour donner un exemple, tout le monde sait faire une pizza à la maison ; en revanche faire des dizaines de pizzas demande une autre logistique et d’autres moyens ; quant à faire des milliers de pizzas, il faut des usines comme celles de Sodexo, des ingénieurs qualité, etc.
« L’échelle de la centaine de mégawatts ou de la centaine de gigawatts n’est pas du tout la même en termes de logistique et de sourcing de composants. »
L’échelle de la centaine de mégawatts ou de la centaine de gigawatts n’est pas du tout la même en termes de logistique et de sourcing de composants. On ne peut pas passer au gigawatt directement. Je ne crois pas du tout aux annonces de portefeuilles de projets (Chili, Australie) avec des projets de 8 GW sans approche industrielle graduelle de montée en connaissances.
C’est la stratégie industrielle de Lhyfe d’avoir des sites de production à 1 MW, 10 MW, 100 MW et 1 GW. C’est la raison pour laquelle nous donnons des cibles graduelles à l’entreprise qui opère déjà des sites d’électrolyse. Comme aujourd’hui personne ne sait faire de l’électrolyse en grande quantité – les sites les plus importants sont à 20 MW en Allemagne, au Canada, 100 MW en Chine –, personne n’est passé à l’échelle. Nous construisons notre expertise sur la partie ingénierie, en exploitant beaucoup de technologies d’électrolyseurs différentes pour adapter la meilleure technologie au meilleur endroit, et nous développons notre expertise en développement de projets pour l’acquisition des terrains, l’achat d’énergie et la vente d’hydrogène à nos clients. Aujourd’hui, nous sommes une PME de 200 personnes avec ces deux grandes activités. Nous avons une troisième activité industrielle qui consiste à opérer et maintenir les sites en production opérationnelle.
As-tu un projet coup de cœur ?
Notre projet phare actuel est Sealhyfe, un projet de production d’hydrogène avec un électrolyseur industriel qui produit 400 kilos d’hydrogène par jour et qui est relié à une éolienne flottante au large du Croisic. Dans le port de Saint-Nazaire, sur une plateforme flottante, nous avons installé le nécessaire pour produire de l’hydrogène en mer (électrolyse, purification de l’eau…). Nous sommes les seuls dans le monde à maîtriser cette technologie, à opérer un site ; c’est la démonstration qu’il est possible de produire de l’hydrogène vert en mer.
“Nous démontrons qu’il est possible de produire de l’hydrogène vert en mer.”
Aujourd’hui, nous répondons à des appels d’offres pour produire de l’hydrogène en mer en Baltique, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Ça va permettre de passer à l’échelle au niveau de la production d’hydrogène vert puisque, en mer, les ressources en vent, en espace ou en eau sont bien plus abondantes qu’en pleine terre. Nous allons pouvoir construire des champs éoliens, produire et transporter de l’hydrogène par pipelines de façon très efficace : les installations sont à 110 km des côtes, ce qui fait que les éoliennes ne sont pas visibles depuis la terre (la ligne d’horizon est à 50 km), et les pipelines d’hydrogène sont un moyen de transport bien plus efficace que les câbles électriques.
En faisant varier la pression dans les pipelines, nous nous en servons aussi de moyens de stockage de l’énergie intermittente. Ce projet permet à ce nouveau secteur de la production de l’hydrogène offshore d’advenir. L’électrolyse est pratiquée à grande échelle depuis 1936 à l’époque de Norsk Hydro. En revanche, c’est vraiment Lhyfe qui met en œuvre le potentiel de cette nouvelle industrie de l’hydrogène en mer qui a coûté au total 26 millions d’euros.
Pour conclure, quel message souhaites-tu transmettre à nos lecteurs ingénieurs, politiques, financiers et industriels ?
Ce n’est pas forcément d’argent sonnant et trébuchant dont nous avons besoin. Parfois, la contrepartie de l’État permet à un nouveau secteur industriel de se développer. Le secteur privé n’aimant pas les risques, la garantie de l’État peut favoriser beaucoup d’investissements. Ensuite, il est crucial de ne pas oublier que l’hydrogène aura sa place dans la mobilité, dans un secteur automobile qui pèse dans l’emploi en France et en Europe. Il est essentiel de diversifier les investissements et de ne pas tout miser sur une seule technologie. L’hydrogène a été beaucoup oublié dans la stratégie française d’évolution de la mobilité.