De Bernanos à Camus
Si Bernanos est un enfant de son siècle, blessé en profondeur par la barbarie et le déchaînement des forces meurtrières, il en va de même pour Camus souffrant d’un douloureux étonnement devant la puissance du mal sur la terre. En quête pathétique de sens, il jette sur la liberté humaine un autre regard, celui d’un agnostique (A1) s’interrogeant sur le sens de sa vie, luttant pour dépasser l’équilibre impossible entre le sentiment de l’absurde et la révolte contre le non-sens :
J’ai vécu le nihilisme, la contradiction, la violence mais dans le même temps, j’ai salué le pouvoir de créer et l’honneur de vivre…
Accepter l’absurdité de tout ce qui nous entoure est une étape, une expérience nécessaire, ce ne doit pas devenir une impasse.
Elle suscite une révolte qui peut être féconde…
Si Camus doit d’abord sa célébrité à ses romans et ses drames (L’Étranger, La Peste…, Caligula, Les Justes), sa formation philosophique et ses goûts en font aussi (dans une mesure essentielle à nos yeux) un essayiste d’avant-garde, puisant méthodiquement aux sources universelles du savoir une approche des problèmes de son temps, dans des registres et une écriture qui lui sont propres. Ses premières réflexions lui inspirent Le Mythe de Sisyphe (1942), sorte de manuel du non-sens, déblayant le terrain, en prologue à une fresque ultérieure magistrale : L’Homme révolté (1951), vaste panorama historique dégageant notamment les liens étroits entre les errances contemporaines et les diverses tentatives idéologiques au XIXe siècle de « renaturalisation » de l’homme en réponse à ce qu’on a appelé « la mort de Dieu » : hégélianisme, marxisme, nietzschéisme.
En définitive, les deux écrivains, par des cheminements différents, font un même diagnostic, mènent un même combat, s’élèvent l’un et l’autre à la Libération contre la vision manichéenne prévalant à l’époque, opposant le marxisme internationaliste prétendu « libérateur » aux dictatures nationalistes alors anéanties. Camus n’hésite pas à dénoncer leur étroite parenté idéologique comme leur complicité historique.
L’option politique prise par Camus est désormais claire.
Entre la justice incarnée par l’URSS et la liberté incarnée par l’Occident, je choisis la liberté car même si la justice n’est pas réalisée, la liberté préserve le pouvoir de protestation contre l’injustice et sauve la communication.
L’Homme révolté déclenche une violente polémique à droite et surtout à gauche où il essuie les foudres de Jean-Paul Sartre pour qui l’existence du bloc soviétique est une nécessité de la stratégie révolutionnaire. D’ailleurs Camus n’avait-il pas déjà écrit dans Le Mythe de Sisyphe que l’existentialisme était un suicide philosophique, qu’il aboutissait en définitive à une théologie sans dieu et une scolastique dont il était inévitable qu’elle finisse par justifier des régimes d’inquisition.
Signalons incidemment que Günter Grass (l’auteur allemand bien connu de Le Tambour et dernier Nobel de littérature) avait, de son propre aveu, été très marqué dans sa jeunesse par la polémique entre Sartre et Camus, vouant à ce dernier une particulière admiration.
Nous avons été frappés par la complémentarité des écrits de Bernanos et Camus. S’enrichissant mutuellement, ils représentent (à nos yeux du moins) ce que la pensée française a offert de mieux au monde vers le milieu de ce siècle. C’est pourquoi, au risque d’alourdir un exposé déjà long, on a pris le parti d’y adjoindre quelques extraits de L’Homme révolté, texte majeur développant une réflexion très ferme et argumentée sur le sujet. Entre liberté et révolte se répondant l’une à l’autre, l’interdépendance est étroite : Bernanos avait de son côté vécu douloureusement les tensions et dilemmes posés à une conscience chrétienne par l’esprit de révolte, inhérent à sa nature, en comprenait toutes les manifestations, les réactions instinctives comme les excès et dérives : fasciné par la personnalité de Luther, il lui avait consacré quelques pages admirables de pénétration psychologique et de fraternité humaine.
Quelques mises au point
1) Il importe de remarquer que Camus (comme Bernanos, parlant de ces « grands Allemands ») se garde de faire de Hegel et Marx les boucs émissaires des folles expériences totalitaires. Ils n’auraient sans doute pas désavoué le jugement de Simone Weil (dans Oppression et Liberté) :
Marx le premier et sauf erreur le seul… a eu la double pensée de prendre la société comme fait humain fondamental et d’y étudier comme le physicien dans la matière, les rapports de forces. C’est là une idée de génie, ce n’est pas une doctrine.
Ces derniers mots étonnamment justes vont à l’essentiel d’une critique simplement formelle de la pensée de Marx. Visant le savoir absolu à partir d’un constat d’ordre relatif : (Le Capital est avant tout un martyrologe de la condition ouvrière), elle fait fi de la modestie et des exigences critiques requises par toute quête scientifique. L’erreur manifeste des successeurs de Marx est de s’être bornés à dogmatiser une pensée qui n’était à tout prendre, sous son masque pseudo-scientifique, qu’un singulier cocktail entre :
- d’un côté la révolte contre l’asservissement, la volonté de rationalité et de justice socio-économique (légitimes en soi),
- de l’autre l’athéisme jugé une évidence absolue – le progrès automatique par le développement des forces de production, l’exaltation démiurgique de la science et de la technique, autant d’emprunts à la mythologie du XIXe siècle.
S’il est vrai que les idéologies sont communément portées à se décerner le label « scientifique », de se présenter comme telles pour séduire et convaincre les masses, la palme de cette prétention revient sans conteste au marxisme, toutes chapelles confondues. Sait-on que la publication des œuvres complètes de Marx en URSS a dû être interrompue dans les années 1930 pour divergences et contradictions flagrantes non seulement avec le cours de l’histoire mais surtout avec l’orthodoxie de la doctrine alors enseignée ?
2) Répondons par ailleurs à l’objection suivante :
Pourquoi tant nous attarder sur les origines et l’esprit des totalitarismes modernes ayant jeté l’ombre du déshonneur sur notre siècle, lequel, fort heureusement, paraît s’en être vacciné ? Un sage proverbe (chinois sans doute) ne dit-il pas que : Pour mieux construire l’avenir, il faut oublier le passé ?
Sans doute est-ce nécessaire pour rendre possibles les réconciliations, mais ne dispense pas du devoir de prudence consistant à en tirer les leçons. Contrairement à un préjugé assez commun le réexamen du passé provoque l’avenir à se construire.
Ne s’agit-il pas tout d’abord de déjouer les manipulations et dénoncer les contresens d’interprétation pour mieux exercer ensuite la vigilance face à d’éventuels retours plus ou moins insidieux.
L’exemple et la leçon donnés à cet égard par Bernanos et Camus ne doivent pas être perdus. Ils avaient l’un et l’autre une perception en profondeur de l’histoire, et savaient que les situations de crise opéraient comme des révélateurs du meilleur et du pire dont les hommes étaient capables. Ils savaient à quel point le présent étendait ses racines dans l’imaginaire du passé… Par-dessus tout, ils étaient viscéralement attachés à la sauvegarde salutaire de larges espaces de liberté, de non-conformisme, de résistance à une pensée unique, portée à faire le vide autour d’elle.
Il est peu contestable que, dans leur phobie viscérale des libertés, les totalitarismes ont cru et voulu résoudre des problèmes immémoriaux d’ordre métaphysique et existentiel, par la voie mensongère et brutale consistant d’abord à les nier, ensuite à les supprimer.
Suffit-il cependant de voir clairement ce à quoi nous avons échappé, pour céder à la tentation de classer ces expériences parmi les essais malheureux, les » accidents de parcours » de l’histoire, au prétexte que celle-ci ne se reproduit jamais à l’identique. Il est en effet permis de douter que l’intelligence de la réalité totalitaire soit réductible à quelques idées simples comme plusieurs essais historiques récents pourraient le suggérer, notamment :
– l’illusion d’une marche vers une société parfaite, sans classes, dont la séduction résiste mal à l’image des réalités, à la fatigue d’un discours incantatoire : un moment arrive où le patient espoir fait place à la déception ;
– la capacité étonnante de survie des systèmes politiques mettant en œuvre un appareil coercitif et de répression d’une efficacité redoutable.
Ces explications n’ajoutent guère à ce qui est bien connu (A2) et même prophétisé depuis longtemps (pensons ici, par exemple, aux avertissements d’Ayn Rand), laissent une impression d’incomplétude, de crainte de franchir un autre seuil d’explication : les symptômes cliniques observés dans les sociétés totalitaires ne correspondraient-ils pas à une forme violente, suraiguë du mal rongeant depuis l’origine l’âme humaine, révoltée contre le mystère d’iniquité pesant sur sa condition, à commencer par le scandale des innocentes victimes de la malignité humaine (phénomène non seulement universel, mais par extension cosmique, si l’on pense aux malheureuses victimes des cataclysmes dits « naturels » provoqués par une création elle-même en mal d’enfantement).
Écoutons ici un instant Bernanos qui n’avait pas l’habitude de travestir ses convictions :
La force et la faiblesse des dictateurs est d’avoir fait un pacte avec le désespoir des peuples… Ce pacte est précisément celui de Satan. Les peuples ont fait de leur désespoir un dieu et ils l’adorent… Le signe fatal c’est qu’on a traité M. Hitler comme un demi-dieu, que des millions d’êtres se soient donnés à lui corps et âmes, attendent de lui leur rédemption.
De son côté, mais après la guerre, un prélat polonais, Karol Wojtyla, le futur Jean-Paul II, dont on ne saurait mettre en doute l’expérience du communisme, n’avait pas craint de dire qu’on ne pouvait rien comprendre à Karl Marx et Jean-Paul Sartre si on n’avait pas lu le IIIe chapitre de la Genèse sur la déchéance de l’homme dans le péché originel.
Laissons aux autorités religieuses leurs propres « grilles de lecture » de l’histoire diront certains, mais que répondre à d’autres voix, celles-là bien laïques, avançant une explication analogue, quelque peu maquillée il est vrai. C’est ainsi que le professeur Alain Besançon (A3) s’intéressant en sa qualité d’historien au phénomène totalitaire, très frappé par la concordance de témoignages (ayant valeur à ses yeux de matériaux historiques), a été amené, au risque des railleries de ses confrères, à avancer très sérieusement l’hypothèse de la présence agissante dans le monde d’une transcendance négative, autrement dit, n’ayons pas peur ici des mots, du « prince de ce monde ».
Quel discours vraiment scientifique peut-on honnêtement tenir sur le mal et ses origines ? Aucun. Alors, de grâce, ne rejetons pas au moins l’idée d’une réalité « métaphysique » au-delà de ce qui nous est donné de connaître.
N’est-il pas singulier que les « sciences humaines » n’aient pas encore vraiment tiré la leçon du fait que les sciences « dures » elles-mêmes se reconnaissent ultimement subjectives, savent qu’il y a dans le réel un élément globalisant qui leur est à jamais insaisissable… mais c’est là un tout autre sujet.
Commentaires
À l’initiative et sous l’impulsion de Hegel, la philosophie, qui se voulait traditionnellement « sagesse », bon apprentissage de la raison, se découvre (après la sévère critique kantienne) un nouvel absolu : l’histoire limitée à ses horizons humains, soustraite « au ciel », rapetissée au théâtre de ses antagonismes, de ses violences et injustices…
En un mot, la philosophie se dévoie, se métamorphose en idéologie, mode de pensée radicalement différent, faisant plutôt figure, si l’on en juge par ses manifestations dans l’histoire, de maladie récurrente de l’âme : l’homme se découvre ou se veut seul, estime n’avoir plus de comptes à rendre qu’à lui-même, en créant ses propres valeurs, en réinventant de nouveaux dogmes tangibles.
Un telle confusion des genres, entre philosophie et idéologie, largement amorcée par Hegel, culmine avec Marx et ses successeurs, rebondit avec Nietzsche, précède les séismes du XXe siècle, sur des fondations mal préparées à y résister.
Reprenons, pour y réfléchir un instant, cette fameuse « réconciliation », hantant l’esprit de Hegel qui la juge si prématurée et chimérique qu’il la renvoie… « à la fin des temps » : que vaudrait en effet une « réconciliation » dont l’histoire enseigne qu’elle implique la soumission du plus faible ?
Comment ne pas protester contre une telle démission, une vision aussi désenchantée de l’homme désormais rivé à sa mauvaise conscience érigée en mode de détermination de l’histoire, exilant l’espérance vers un horizon indéfini.
C’était tourner la page d’une extraordinaire aventure humaine, renier un message fidèlement transmis de génération en génération, enraciné dans la haute tradition biblique (qu’exaltera chez nous Hugo dans La Légende des siècles ou ce « Théâtre d’humanité » cher à Péguy), celle d’hommes ayant eu une vision, autrement porteuse de valeurs, de la vie et même de la mort.
N’en évoquons ici qu’un exemple pour sa portée symbolique, celui de l’extraordinaire mansuétude de Joseph accueillant en Égypte ses frères criminels : Je vais prendre soin de vous et de vos enfants… À ses yeux la « réconciliation » n’est pas remise aux calendes, elle se veut au présent.
Pure folie que ce renversement préconisé par Hegel : réaliser d’abord l’unité temporelle, en laissant ce soin aux États-nations, en clair : au jeu de leurs ambitions dominatrices, voire hégémoniques.
Ne sourions pas (sottement d’ailleurs) de ces esprits soi-disant assez « attardés » pour penser que seul « le diable », le « prince du mensonge », « l’accusateur » (Apocalypse), ce recruteur d’auxiliaires jusque dans les séminaires… aux ruses biscornues (comme de laisser croire qu’il n’existe que dans l’imagination des hommes), pouvait avoir ainsi subverti un tel maître à penser.
Comment, ajouteraient-ils, notre trop zélé tentateur n’aurait-il pas poussé ses pions vers des cases stratégiques, à la faveur du désert spirituel où campaient alors les élites d’une Europe, toute bruissante du fracas des armes et des craquements de l’ordre ancien ?
Retour à l’histoire
Comme on a pu s’en rendre graduellement compte, Bernanos et Camus entretiennent une complicité affective avec l’histoire, lieu par excellence de l’héritage collectif, sans cesse à réévaluer.
Camus l’agnostique, fasciné par les grands mythes grecs, héraut en son temps de la culture méditerranéenne ne désavouait nullement les apports fondamentaux au christianisme, aux civilisations appelées à construire l’Europe au-delà de leurs divisions, faiblesses voire abandons des chrétiens eux-mêmes.
Excluant sagement toute quête d’absolu, l’un et l’autre se refusent tout autant à n’y voir qu’un spectaculaire cortège d’hommes et d’événements entrecroisés, une problématique de causes et d’effets (et vice-versa si l’on se souvient du propos de Paul Valéry : Les hommes savent en général ce qu’ils font mais ne savent pas ce que fait ce qu’ils font). Ce qui captive leur attention c’est l’attitude des hommes envers ces événements, la tension qui s’établit entre leurs âmes et le monde.
Reconnaissons cependant que de telles tentatives radioscopiques dans l’épaisseur de l’histoire ne sont plausibles que dans la mesure où elles ne prennent avec elle qu’un minimum de libertés. Aussi le moment est venu de renouer avec celle-ci, d’admettre avec les historiens que son intelligibilité repose en premier lieu sur la saisie objective des intentions et des actes des décideurs historiques, de ce qu’ils ont prémédité et de ce qui est advenu. Telle est en effet la manifestation la plus lisible de la liberté humaine à l’œuvre dans l’histoire, de l’arbitrage auquel se livrent ses acteurs entre les « raisons » idéologiques et pragmatiques, dans leurs rapports respectifs à la durée et aux circonstances.
Ce retour à l’histoire fera l’objet des deux prochains articles placés sous un titre commun : « D’un siècle à l’autre (1848−1948) ».
Cet exercice de mémoire dans la foulée de deux grands écrivains nous a paru particulièrement opportun en cette fin de siècle où les profondes mutations en cours poussent à suivre la ligne du moindre effort, la voie de la facilité : l’oubli du passé (quand ce n’est pas rejet pur et simple pour cause de la vision toute négative que l’on s’en fait parfois).
L’homme d’aujourd’hui, marqué par l’individualisme triomphant ne s’intéresse éventuellement au passé qu’en vue de réappropriations toutes personnelles. Une telle dissolution s’avère vite négatrice de civilisation qui ne peut se construire qu’au prix d’efforts incessants pour surmonter ses propres contradictions (tel est aujourd’hui le grand défi jeté à la construction européenne).
Dans la ligne des précédents propos, il y sera beaucoup question de nos voisins allemands, leur histoire, notamment intérieure, n’est le plus souvent connue en France que très superficiellement (la réciproque est d’ailleurs tout aussi vraie). Situation qui perdure et nuit à une prise de conscience d’une communauté de destin trop longtemps différée.
Annexes
(A1) Je ne crois pas en Dieu mais je ne suis pas athée pour autant… L’existence humaine est une parfaite absurdité pour qui n’a pas la foi en l’immortalité (Le Mythe de Sisyphe).
Il y aura bientôt quarante ans (en janvier 2000) qu’Albert Camus trouvait brutalement la mort sur la route de Sens, rendez-vous prématuré et déroutant quand on sait que l’écrivain venu à Paris par le train, son billet retour dans la poche, avait malencontreusement accepté d’être reconduit en voiture.
Camus et Bernanos se connaissaient et s’estimaient mutuellement, notamment à l’occasion de la collaboration apportée par ce dernier au journal Combat, créé par Camus à la Libération en mémoire de son groupe de Résistance. Rappelons l’appréciation portée par Camus en 1939 sur son glorieux aîné de vingt-cinq ans :
Georges Bernanos est un écrivain deux fois trahi, si les hommes de droite le répudient pour avoir écrit que les assassinats de Franco lui soulevaient le cœur, les partis de gauche l’acclament quand il ne veut point l’être par eux, car Bernanos est monarchiste. Il l’est comme Péguy le fut et comme peu d’hommes savent l’être. Il garde à la fois l’amour vrai du peuple et le dégoût des formes démocratiques, il faut croire que cela peut se concilier. Et dans tous les cas, cet écrivain de race mérite le respect et la gratitude de tous les hommes libres. Respecter un homme, c’est le respecter tout entier. Et la première marque de déférence que l’on puisse montrer à Bernanos consiste à ne pas l’annexer et à savoir reconnaître son droit à être monarchiste. Je pense qu’il était nécessaire d’écrire cela dans un journal de gauche.
« La pensée engagée », Alger républicain du 4–7‑1939
(A2) Toute cette « logique » a été très bien perçue par Camus expliquant (dans Actuelles II notamment) que le marxisme périssait par la « déification de Marx » et insistant sur le trait suivant lourd de conséquences : Ce qui définit la société totalitaire de droite ou de gauche c’est d’abord le parti unique et le parti unique n’a aucune raison de se détruire lui-même. La seule société capable d’évolution et de libéralisation est celle de la pluralité des partis et des institutions, elle seule permet de dénoncer l’injustice et le crime donc de les corriger…
(A3) On s’est référé ici au compte rendu par le journaliste Gérard Leclerc d’un récent entretien avec Alain Besançon s’avouant impressionné par la concordance de témoignages de rescapés des antichambres de la mort, camps ou prisons des empires totalitaires. Ces derniers indifféremment agnostiques ou croyants s’accordent sur l’impression de s’être, à diverses reprises, sentis livrés à un pouvoir maléfique transcendant ayant pris complètement possession d’êtres humains, sous les apparences les plus ordinaires qui soient, éprouvant alors le sentiment étrange d’un face à face avec une présence extrahumaine.
(A4) Feuerbach (très admiré par Marx en particulier dans L’Essence du christianisme) se donne pour tâche de montrer que la distinction entre le divin et l’humain est illusoire, milite pour instaurer une véritable religion de l’homme, s’autodivinisant en quelque sorte. On lui doit des aphorismes tels que :
Le mystère de Dieu n’est que le mystère de l’amour de l’homme pour lui-même…
L’individualité a pris la place de la foi, la raison celle de la Bible, la politique celle de la religion et de l’Église, la terre celle du ciel, le travail celle de la prière, la misère celle de l’enfer, l’homme celle du Christ. (Vaste programme comme on peut en juger.)
(A5) Rappelons que Bakounine, profondément impressionné de son propre aveu par la pensée de Hegel, est coauteur avec Netchaïev du catéchisme révolutionnaire qui donne forme au cynisme politique qui ne devait plus cesser d’imprégner le mouvement révolutionnaire russe.
Netchaïev ira jusqu’à écrire qu’il y a lieu de distinguer parmi les révolutionnaires deux catégories : ceux de la première gardent le droit de considérer les autres comme un capital que l’on peut « dépenser » c’est-à-dire sacrifier. Il est par ailleurs de notre devoir d’éliminer tout ce qui nuit à la cause.
Rappelons que l’affaire Netchaïev (le « liquidateur » de l’étudiant Ivanov), sombre épisode de l’époque tsariste, avait alors causé une stupeur horrifiée et inspiré à Dostoïevski Les Possédés et plus particulièrement le personnage de Piotr Verkhovenski (cf. La Jaune et la Rouge de mai 1993).