De la bancassurance à l’environnement parcours de Thierry Langreney (X79)
Rien ne prédisposait Thierry Langreney (X79) à lancer une ONG environnementale, sauf les faits… Témoin direct de l’impact du réchauffement climatique dans la bancassurance et l’actuariat, il a choisi de lancer en 2021 Les Ateliers du Futur, une ONG qui agit pour le climat. Christine Chiquet (X82) du groupe X Urgence écologique l’a rencontré.
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Thierry, que voudrais-tu nous dire pour présenter ton parcours professionnel ?
Issu de la promo 79, j’ai eu envie d’intégrer rapidement la vie économique, avec un intérêt fort pour l’international. À l’époque, les grands groupes d’assurances français avaient de nombreuses implantations à l’étranger et offraient de belles opportunités d’expatriation. J’ai saisi celle que m’offrait l’UAP (alors premier groupe d’assurances français, racheté en 1997 par AXA). Cela m’a permis de découvrir ce métier de l’assurance, largement méconnu à l’époque, au service direct de clients particuliers et d’entreprises pendant six ans, en prenant d’emblée des responsabilités managériales, comme le permettait souvent l’expatriation. Revenu en métropole j’ai, pendant une dizaine d’années, développé avec mes équipes de direction deux entités régionales en Nord-Picardie-Champagne. AXA m’a ensuite offert de contribuer au développement du groupe au niveau mondial. J’ai ainsi pris la direction de la stratégie et de la planification de la holding cotée, et la supervision directe des entités du Benelux, de Suisse et de l’Europe de l’Est.
En 2006, je rejoins le groupe Crédit Agricole qui voulait créer, aux côtés de son réseau bancaire, une activité de bancassurance à l’international. Cela a été une expérience formidable pour notre petite équipe, puisqu’en cinq ans notre chiffre d’affaires est passé de 500 M€ à 5,5 G€. Simultanément il nous a fallu faire face à la crise des subprimes de 2007–2008 et à d’autres drames comme Fukushima au Japon. Banquiers et assureurs sont aux premières loges de beaucoup de catastrophes financières et naturelles. La multiplication de ces crises a évidemment renforcé les exigences des superviseurs sur la maîtrise des risques, d’où les développements comme Bâle II et Solvabilité II.
Fin 2010, je prends la direction générale de Pacifica, filiale de bancassurance dommages du Crédit Agricole. C’est un pari pour ce groupe de confier à un manager relativement nouveau dans ses équipes la responsabilité de bien servir les clients si précieux du Groupe en France. Nous devenons en 2018 numéro un du marché français en croissance nette du nombre de contrats et en 2020 assureur préféré à la suite d’un sinistre automobile ou d’habitation. En dix ans le portefeuille de contrats de l’entreprise a crû de 50 %, le chiffre d’affaires a presque doublé, plus de 1 000 emplois ont été créés dans toute la France… Toutes ces expériences ont profondément changé ma vision du management. À la primauté de la performance individuelle prônée par certains, j’ai découvert que le modèle du collectif optimisé était bien supérieur. Mais ce n’est pas notre objet…
Tous les chemins mènent-ils à l’écologie ?
Thierry Langreney (X79) a connu un parcours professionnel riche dans le monde de la finance, spécialement de l’assurance, depuis sa sortie de l’X.
En 2021, il a choisi de quitter ses fonctions de directeur général de Pacifica (filiale d’assurances dommages du Crédit Agricole) pour créer une ONG environnementale au service du climat. X Urgence écologique a eu envie de l’entendre pour comprendre son parcours, questionner sa prise de conscience et le choix de cette bifurcation de fin de carrière. X Urgence écologique a notamment pour intention de permettre l’expression et l’échange entre une diversité de parcours et positionnements par rapport aux enjeux écologiques. Les propos rapportés ne doivent pas être pris comme les positions de la communauté des sympathisants d’X Urgence écologique, mais bien comme ceux de Thierry seulement.
À quel moment prends-tu conscience des enjeux du dérèglement climatique ?
Nos statistiques d’assureurs ont sonné comme des alertes : à partir de 2016, les fréquences et intensités de sinistres en France se sont emballées à des niveaux inédits. La charge d’indemnisation a dérivé dans toutes ses composantes : le coût du gel en assurances récoltes s’emballe notamment dans les régions viticoles, du fait de la floraison précoce des vignes qui les rend plus vulnérables au gel ; nous intervenons plus fréquemment en ville comme à la campagne à la suite de sécheresses, d’orages, de grêle, d’inondations et d’autres phénomènes impactant des zones jusque-là épargnées…
“À partir de 2016, les fréquences et intensités de sinistres en France se sont emballées à des niveaux inédits.”
En 2019, nous avons fait le constat que nos modèles actuariels ne reflétaient plus correctement cette répétition sur plusieurs années. Nous avons donc décidé d’en affiner les paramètres et plusieurs d’entre nous sont revenus sur les bancs de l’école avec Météo-France et l’École nationale de la météorologie, pour découvrir les modèles les plus récents de climatologie. Et là, je prends une gifle. Non seulement nos modèles prenaient insuffisamment en compte les tendances qui impacteront les cinquante prochaines années – ce que nous nous sommes employés à vite corriger –
mais surtout les climats futurs que les climatologues décrivent sont impressionnants.
Je partage alors le désarroi de certains ingénieurs de Météo-France devant la si faible mobilisation des décideurs politiques et économiques face à l’urgence climatique. La nécessité d’agir plus vite et plus fort au niveau mondial devient effectivement éclatante.
Qu’est-ce qui t’a amené plus précisément à t’engager pour la décarbonation ?
Comme pour beaucoup, je suppose, c’est le fruit d’une sensibilisation progressive – sans doute trop progressive du fait de mes autres focalisations de dirigeant : en tant qu’assureur d’abord, confronté aux impacts actuels du réchauffement climatique. En tant qu’actuaire de formation scientifique ensuite, éclairé par les climatologues de Météo-France sur les climats de demain, si impactants pour les générations futures. Enfin en tant que jeune grand-père, avec l’arrivée de deux petites-filles… Cette vision du futur qui les attend est comme un électrochoc et rend impossible l’option de ne pas agir.
En 2019, nous lançons une initiative stratégique de décarbonation avec le comité de direction de Pacifica, entreprise de 2 500 personnes réalisant plus de 4,5 milliards de CA, avec des plans d’action dans tous les compartiments du jeu. Nous choisissons de la mener de manière participative grâce à une grande mobilisation de très nombreux collaborateurs. Fin 2021 je décide de passer le relais à la tête de Pacifica et de Crédit Agricole assurances, pour créer avec un petit groupe une ONG ayant pour vocation d’agir pour le climat : Les Ateliers du Futur.
Quel est l’objectif de cette ONG et comment travaille-t-elle ?
Cette ONG environnementale focalise sur le climat, a une vocation internationale et est orientée vers les entreprises. Nous considérons en effet qu’elles seules réunissent les trois conditions clés de réussite de notre trajectoire collective vers le net zéro : pouvoir-faire (moyens financiers), savoir-faire (technologies vertes) et vouloir-faire – avec des niveaux globalement perfectibles.
D’où l’importance de savoir parler aux entreprises, ce que savent faire tous nos membres : anciens DG, membres actuels de comité de direction, cadres sup de grands groupes, très engagés et cooptés pour leurs expertises complémentaires, tous bénévoles.
L’équipe s’est choisi trois leviers d’action : d’abord sensibiliser les dirigeants économiques et politiques en évangélisant les comités de direction, conseils d’administration, encadrement supérieur. Près de 1 000 personnes ont ainsi découvert non seulement les tenants et aboutissants de l’urgence climatique, mais surtout les grandes pistes de solutions.
Ensuite contribuer à la formation des étudiants, afin que les décideurs qui prendront les rênes dans les dix ans à venir soient éclairés pour bien relever les défis du climat et mener efficacement des initiatives stratégiques de décarbonation au sein de leurs entreprises.
Nous formons ainsi des formateurs au sein des universités, des écoles de commerce, d’ingénieurs. Notre objectif est de contribuer à intégrer l’environnement climatique dans les cursus, toutes les grandes disciplines liées à la vie de l’entreprise (finances, management, RH…) étant concernées. Pour cela, nous mettons gracieusement à disposition nos supports physiques et numériques, qui représentent plusieurs mois de dur labeur ! Notre différence aux yeux des écoles est que nous avons tous occupé des fonctions de direction dans les grandes entreprises, nous en connaissons les codes et sommes en quelque sorte garants que ces recommandations vont contribuer à former des dirigeants constructifs pour rendre les entreprises vertueuses en préservant leur performance…
Enfin challenger les politiques publiques et stratégies d’entreprise. Nous avons ainsi ces derniers mois porté plus de cent demandes de résolution climat au sein des AG 2022 des entreprises du CAC 40 . Nous sommes aussi l’une des deux seules ONG à oser challenger des concepteurs de normes internationales de reporting extrafinancier comme la Fondation IFRS (International Financial Reporting Standards Foundation) et l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Nous avons investi beaucoup de temps et d’énergie pour traiter ces sujets brûlants. L’enjeu est extrêmement important et les projets de norme largement perfectibles à notre sens.
Pour nourrir ces leviers d’action, nous renforçons en permanence notre veille et nos recherches dans trois directions.
- Premièrement en climatologie : 3 experts en modélisation au sein des Ateliers du Futur ont suivi une formation dans ce domaine. Ils sont donc à même d’interpréter, de vulgariser et en même temps de pointer les incertitudes des modèles. Cela vise notamment les scénarios extrêmes de boucles de rétroaction.
- Deuxièmement sur les nouvelles technologies vertes : nos ingénieurs explorent toutes les pistes de solution pour tous les secteurs économiques et leur impact potentiel. Nous vivons dans un bouillonnement de créativité, démultipliés par des flots de capitaux qui adorent la décarbonation dans les secteurs de l’énergie, du bâtiment, de l’agriculture, du transport, de la capture de GES…
- Enfin en macroéconomie : nos financiers s’intéressent aux impacts économique et financier de la transition énergétique, génératrice d’investissements massifs donc d’inflation. Les politiques publiques visant à protéger les plus modestes n’en sont qu’à leurs débuts !
Le chantier est tellement écrasant… par quoi commencer selon toi ?
C’est plus qu’un chantier, c’est un ensemble de politiques mondiales, régionales, nationales qu’il faut bâtir, améliorer en permanence, et articuler de manière cohérente entre elles.
Quand on a quelques heures de vol en entreprises, on sait ce qui les fait bouger et comment mobiliser leurs forces vives internes, capables le plus souvent de véritables miracles.
Il faut à notre sens mêler le top-down sur les objectifs et le bottom-up sur les trajectoires, les solutions, les feuilles de route. Et il faut aussi stimuler en permanence l’éclosion et le déploiement des technologies de rupture pour réduire nos émissions dans tous les secteurs.
“Nous allons tous devoir gérer les transitions et les impacts du réchauffement climatique dans une grande urgence.”
La qualité du management et du jeu collectif sur tous les terrains de jeu sera déterminante, et nous considérons que la grande obligation universelle doit être de bâtir sa propre trajectoire de décarbonation aux horizons 2030 et 2050, dans les plus brefs délais, idéalement d’ici fin 2023. Cela concerne les entreprises et les collectivités, en commençant par les plus importantes. D’où notre recommandation de norme de reporting extrafinancier orienté climat, baptisée Net Climate Liability (cf. notre site : lesateliersdufutur.org) qui exige les composantes d’une saine gestion de tout projet stratégique : objectifs chiffrés et calendarisés d’émissions de GES, plans d’action appropriés, moyens financiers adaptés, dispositif de gouvernance et de contrôle.
Toi qui as travaillé au Crédit Agricole, qu’aurais-tu envie de dire aux financeurs de l’industrie des énergies fossiles ?
Ce que nous disons aux banques, asset managers et asset owners est simple : exigez la trajectoire de GES de vos clients et participations aux horizons 2030 et 2050, utilisez votre pouvoir d’influence pour rehausser sans cesse la transparence et les ambitions de décarbonation, soyez très responsabilisants s’agissant de vos flux d’investissements, et aussi sur vos stocks quand cela est possible. À ce titre le référentiel Net Climate Liability est idéal, car il nous fait passer de l’opacité à la transparence… Néanmoins, il ne faut pas surestimer l’impact d’une politique restrictive seulement pour l’Europe : les pays à système de retraite par capitalisation et les grands exportateurs comme la Chine nous écrasent en termes de capacité de financement. Les majors des énergies fossiles n’auront par exemple aucun problème pour se financer par le reste du monde, nombre d’entre eux étant par ailleurs nationalisés.
Si c’était à refaire ?
Mettre la pression plus vite au cœur du réacteur, en créant plus tôt cette ONG environnementale. Je comprends la frustration des militants qui ont assisté durant des décennies, notamment depuis le protocole de Kyoto, à l’inaction relative de nos politiques et des grandes entreprises. Que de temps gaspillé… Mais, plus que chez les politiques et les ménages, les clés de la décarbonation nous semblent être chez les entreprises qui déterminent l’offre. L’Europe et les USA vont bientôt mettre la pression des normes de reporting sur elles, et de la transparence jailliront la pression et la vertu ! À présent, nous allons tous devoir gérer les transitions et les impacts du réchauffement climatique dans une grande urgence, concurrencée par d’autres crises liées aux tensions Est-Ouest, ce qui est toujours beaucoup plus difficile… surtout pour les plus défavorisés.
Un dernier message à nos camarades ?
Ne nous suicidons pas !… L’économie est une des clés essentielles du fonctionnement de notre Société qui en organise la répartition des fruits conformément à ses valeurs – en démocratie du moins. Et le monde moderne est en guerre « légitime » mais juste impitoyable comme il l’a toujours été : c’est la guerre économique qui permet aujourd’hui de capter la valeur, de flécher les emplois, et donc de financer – aussi – les mesures de solidarité indispensables au niveau d’une nation. Prôner la décroissance à toutes les entreprises d’une nation revient mécaniquement et instantanément à détruire leur valeur économique. Donc à faire le lit de leurs prédateurs étrangers, toujours à l’affût de belles occasions. Cela n’est pas sans répercussion sur notre souveraineté ! Ne nous suicidons donc pas par dogmatisme… Il y a selon moi plus de pertinence stratégique et de futurs prometteurs dans la diversification des géographies, des mix d’activités, des clientèles, tout en conduisant de beaux projets de décarbonation ! …