De la croissance à la prospérité, trois défis majeurs dans les pays développés
Avons-nous renoncé à changer la vie ? Telle est la question, rapportée dans La Jaune et la Rouge, que Thierry de Montbrial1, voici un an déjà, posait devant l’Académie des sciences morales et politiques, en s’interrogeant sur les causes institutionnelles et culturelles d’un certain manque de dynamisme qu’il observait chez nous.
Quelques pages plus loin, Jacques Villiers2 constatait que si, depuis le début du siècle, et particulièrement pendant les trente années glorieuses, la pauvreté s’était chez nous grandement réduite, elle n’a cependant pas été éradiquée ; et que la tendance semblait s’être inversée. Il notait aussi que le rythme d’accroissement de la productivité avait beaucoup fléchi depuis trente ans dans les pays développés, et qu’on peut l’expliquer, avec beaucoup de vraisemblance, par la place croissante prise dans notre économie par les services, où les progrès de productivité sont par nature moins aisés.
À leurs remarques est-il permis d’ajouter que, pour mieux vivre, il ne suffira pas aux pays développés de produire davantage un peu de tout, s’ils savent mal satisfaire certaines priorités, telles qu’un logement satisfaisant accessible à tous, et un aménagement territorial de qualité, pour prendre deux exemples qui viennent aussitôt à l’esprit.
Les objectifs économiques que nous nous donnons sont très sommaires, quand on les résume dans la courte formule « stabilité et croissance ». Ils peuvent même tromper : c’est ainsi que le PIB croît lorsque le prix du logement urbain atteint des niveaux dissuasifs, ce qui en réalité nous appauvrit. Il croît aussi, cela a souvent été dit, avec les réparations provoquées par les accidents de toutes sortes : route, marée noire, tempête, explosion de Toulouse, etc., et celles-ci, bien que nécessaires, ne nous enrichissent pas. Inversement, si l’on devait en venir à produire moins de voitures, parce qu’on ne saurait plus où les mettre, nous ne serions pas moins riches, au contraire.
Nous avons besoin d’un diagnostic à la fois plus vaste et plus fin pour mieux choisir nos objectifs et diriger notre politique.
Si l’on tente une telle analyse dans nos pays développés, on trouve vite que les défis sur lesquels ils butent pour bien satisfaire leurs besoins vitaux ne sont plus les mêmes que depuis les débuts de leur essor productif, ni même que depuis cinquante ans ; et qu’il leur faudra déployer de nouveaux et grands efforts pour les relever.
Notre faiblesse majeure : l’économie résidentielle
Le plus évident de nos échecs économiques, qui s’est aggravé tout au cours du siècle passé, est celui de l’économie résidentielle dans les très grandes agglomérations, avec ses lourdes conséquences sur la vie sociale et familiale. Deux phénomènes le résument : l’envolée des coûts du logement, et des temps perdus quotidiens.
Trois causes les ont entraînés : dans certaines agglomérations, une densité d’habitat déjà ancienne, devenue incompatible avec les besoins de la vie moderne (en 1960, j’entendais déjà dire à New York : « Very nice to visit, but not to live ») ; dans d’autres villes, plus récentes, un trop grand étalement, qui rend insoluble le problème des déplacements (cas de la Californie, où tous reconnaissent qu’on y vit moins bien qu’il y a trente ans) ; partout, une répartition déséquilibrée des emplois dans le tissu résidentiel.
Le problème est difficile, on ne peut qu’esquisser une réponse : en première approche, il semble bien qu’une densité d’habitat de 5 000 à 10 000 au km2 soit optimale pour une agglomération résidentielle moderne (on atteint 200 000 dans certains quartiers du Caire, 40 000 dans l’arrondissement le plus dense de Paris, 15 000 à Courbevoie où je réside, et moins de 2 000 en Silicon Valley).
Paris intra-muros a, effectivement, perdu 700 000 habitants depuis la Première Guerre mondiale, mais les emplois s’y sont précipités, et huit arrondissements du centre ne comptent plus aujourd’hui que 300 000 habitants, pour 800 000 emplois, que la commodité des relations attirait.
Si l’on veut mettre un terme au dilemme satanique : payer très cher pour être étroitement logé près de son emploi, ou accepter de perdre beaucoup de temps chaque jour, une seule réponse semble se présenter : rechercher l’équilibre entre emplois et résidents dans des bassins de vie qui n’excèdent guère 500 000 habitants, et où la géographie s’y prête, ce qui correspond approximativement à nos arrondissements de sous-préfectures. C’est là qu’il faut aujourd’hui aménager des pôles d’emplois quand il en manque ; réaliser un réseau de déplacements performant.
Et pour cela, il faut d’abord s’organiser pour bâtir le projet et le mener à bien. Nous en sommes encore loin. Pour ne prendre qu’un exemple : avons-nous su donner une conscience et une expression démocratiques à certains arrondissements de banlieue, qui comptent parfois deux fois plus d’habitants que la région de Corse ?
On l’a compris par ce premier regard, pour sortir de nos labyrinthes, il ne suffira pas de produire davantage, mais il faut le faire mieux, tout particulièrement au niveau de nos réalisations collectives ; et celles-ci nous posent un double défi aujourd’hui : celui de notre organisation décisionnelle, et celui du financement.
Le deuxième défi : achever le rééquilibrage des territoires
Tandis que, spontanément, les activités et la population se concentraient dans des agglomérations de plus en plus difficiles à maîtriser, d’autres contrées marquaient le pas, et trop souvent se dépeuplaient alors qu’elles ne manquaient pas d’atouts naturels pour qu’une vie agréable puisse s’y épanouir.
Ce mal frappe diversement les régions européennes, et à la différence du défi des mégapoles, l’effort entrepris en beaucoup d’endroits, depuis plusieurs décennies à la fin du dernier siècle, a déjà porté des fruits.
Mais il reste beaucoup à faire, aussi bien pour achever de donner à l’initiative collective locale un cadre institutionnel adéquat, que pour trouver ensuite les moyens nécessaires pour financer dans de bonnes conditions les investissements de base souhaitables. Et comme il ne saurait être question ici d’épuiser ce vaste sujet, nous n’effleurerons que ses aspects les plus récents dans la France actuelle, et la future Europe agrandie.
Pour libérer et soutenir l’initiative locale, l’indispensable effort de décentralisation entrepris par notre pays n’est arrivé qu’à mi-parcours, des résultats très substantiels ont été obtenus, mais le nombre d’échelons territoriaux qui se sont spontanément révélés utiles nous impose de clarifier leurs domaines, et d’organiser leurs rapports.
Soyons clairs, si nous observons que six échelons, auxquels nous sommes déjà attachés, se sont révélés utiles, ils ne forment, par couples naturels, que trois niveaux de vocation appelant des ressources appropriées : le niveau national, qu’il faut plus efficacement déconcentrer en une dizaine de grandes régions (ou regroupements de celles-ci, pourvu qu’on ne place pas la plaine de la Saône dans le Bassin parisien, comme l’imagina un Plan, pendant longtemps repris) ; le niveau du développement économique local, formé des départements et de leurs pays, unis comme les doigts et la main dans tous les départements où le relief l’impose ; enfin, le niveau résidentiel, formé par les communes et leurs regroupements.
Un nouveau problème va s’ajouter au niveau de l’Europe, il est clair qu’on ne pourra y concevoir des plans de développement efficaces qu’au sein de grands territoires de cohérence géographique, qui sont peu nombreux : les péninsules ibérique, italienne, balkanique et scandinave ; l’hexagone français ; l’ensemble Benelux ; le bassin Rhin/Elbe ; le bassin danubien moyen ; le bassin baltique slave ; les Îles britanniques.
Comme il n’est pas d’actualité d’imaginer de fusionner des États, il faudra demander au pouvoir financier de coordonner cette réflexion économique, en s’inspirant de l’exemple du système de la Réserve fédérale américaine, qui a créé douze établissements chargés de surveiller mensuellement l’économie de grands districts qui regroupent généralement plusieurs États, et en rapportent à l’Open Market Committee.
Enfin : financement des investissements fondamentaux et politique monétaire
Le troisième défi vient de ce qu’il nous faudra beaucoup investir, alors que déjà nous semblons manquer d’argent. Dans notre seul pays, les lacunes par tous ressenties sont aujourd’hui flagrantes. Notre réseau de voies navigables n’a pas été modernisé depuis longtemps. Lyon manque de liaisons routière rapides avec Nantes, Bordeaux et Toulouse (cette dernière voie, au-delà du Puy, désenclaverait Mende au passage ; ce qui serait plus utile que d’y tenir, une fois par siècle, un Conseil des ministres symbolique) ; nous ne savons pas financer de grands tunnels alpins à deux galeries (à l’exception notable de deux tunnels à double galerie de plus de trois kilomètres de longueur, l’un sous la montagne de la Chamoise près de Nantua, l’autre sous celle de l’Épine près de Chambéry) ; le coût de la voie TGV Méditerranée a été dissimulé ; le tunnel sous la Manche n’a dû sa réalisation qu’à une escroquerie sponsorisée.
Faut-il ajouter qu’au niveau de l’Europe l’enjeu sera plus grave encore. Tant il est manifeste que ce que nous proposons aujourd’hui aux pays qui ont de grands retards sur nous n’est pas en rapport avec ce qu’ils doivent pouvoir espérer.
En fait, ce n’est pas l’argent qui manque ; mais de l’argent à un coût compatible avec la lente rentabilité directe de ces investissements, dont la durée de vie est en revanche très longue. Et ce sont, en réalité, certains principes de notre politique monétaire qui sont ici en cause.
Le pouvoir de contrôler la création monétaire, véritable quatrième pouvoir politique dévolu à l’Institut d’émission, devrait comporter deux volets : le premier, bien assumé aujourd’hui, est de veiller, par des moyens appropriés, à l’équilibre entre la masse monétaire et l’offre du marché, pour éviter inflation ou récession ; le deuxième, que nul ne lui impose aujourd’hui, serait de donner des bases solides à l’économie et à la monnaie, en veillant à ce que soient financés dans des conditions appropriées les investissements d’intérêt général indispensables à un développement économique équilibré : essentiellement, le logement et l’aménagement du territoire.
Cela suppose un changement radical de pensée : nous devons cesser d’admettre que la politique monétaire doit être aveugle et agir à court terme ; ou en d’autres termes, qu’elle n’aurait à se soucier que de réguler les facilités à court terme accordées à des établissements de crédit, en les laissant seuls juges de nos priorités. Alors qu’il semble évident qu’elle doit se préoccuper aussi d’associer la croissance à une préparation du long terme, en utilisant une partie suffisante de la création monétaire pour accorder les crédits à très long terme à faible taux, seuls susceptibles de financer des investissements fondamentaux dont la durée est très longue, le besoin essentiel, mais dont la rentabilité directe trop lente pour intéresser le libre marché.
Ceci devrait se faire, non pas par l’acquisition de titres d’État indifférenciés, aujourd’hui pratiqués dans des proportions différentes mais qui restent faibles par la FED et la BCE : mais de préférence par des prêts accordés à des organismes spécialisés, avec la garantie de l’État, sur des programmes proposés par celui-ci, et dont la BCE apprécierait l’éligibilité, et les enveloppes acceptables.
Cela pourrait se faire en respectant les limites possibles de la masse monétaire.
L’avantage le plus immédiat d’une telle politique serait de permettre à l’État de renoncer réellement à un endettement massif auprès de l’épargne, qui s’avère pour lui inutile, puisque, selon les critères mêmes de Maastricht, l’accroissement annuel autorisé de sa dette ne permettait de payer que les intérêts de la dette antérieure.
L’épargne ainsi libérée deviendrait disponible pour les établissements privés en compensation des restrictions qui devraient être apportées, en même temps et dans la même mesure, à leur capacité de création monétaire.
Le remplacement de la dette de l’État par un noyau de monnaie centrale
On voit que la perspective de ramener – très lentement – à un niveau très faible la dette de l’État s’accompagnerait d’une augmentation parallèle, également lente, mais un peu moins importante, des crédits de long terme accordés par la Banque centrale. L’actif accru de cette manière serait gagé sur un accroissement réel de la richesse nationale.
On voit mal ce qu’on aurait à redouter d’une telle perspective. Et l’on voit surtout l’avantage de donner au bilan de la BCE un sens qui lui fait défaut aujourd’hui.
Osons rappeler qu’en 1981 quarante députés dont Pierre Messmer, ancien Premier ministre, proposèrent, dans un projet de loi célèbre portant le numéro 157, que la BDF accordât à l’État des avances « sans intérêt ni échéance » pour financer ses investissements. Le souci était le même, mais l’absence d’échéance, et de définition des investissements susceptibles d’en bénéficier, était sans doute critiquable.
Rappelons aussi que depuis longtemps sont dénoncés les inconvénients du coût excessif d’une trop large part de notre masse monétaire.
Effectuer à faible coût, sous la responsabilité de la BCE, une plus grande part de la création monétaire en la destinant à la préparation du long terme, cumulerait les avantages, dont l’un des plus précieux serait de nous permettre de juguler des foyers structurels d’inflation que le seul jeu du marché laisse se développer.
Pour conclure : trois idées pour retrouver nos priorités
Pour retrouver nos vraies priorités, une première mesure, simple et efficace, permettrait d’améliorer notre concept de la stabilité : ce serait de prendre pour critère de stabilité le budget type d’une famille de trois enfants, correctement logée en ville, et bien desservie. Une centrale syndicale avait jadis proposé qu’un tel critère fût choisi pour indexer le smig. La mesure eût sans doute été inflationniste ; mais tel est pourtant le critère objectif que nos autorités politiques devraient retenir, comme socialement vital.
Pour atteindre une vraie prospérité, réellement équilibrée, nos défis se sont déplacés : la qualité de nos réalisations collectives compte désormais au moins autant que nos progrès de productivité. Et ne nous cachons pas que la difficulté sera plus grande, et qu’elle occupera une grande partie du nouveau siècle.
Puissent enfin nos autorités monétaires comprendre qu’une monnaie bien enracinée doit reposer sur un bon capital collectif : qu’elles doivent y prendre part, et le faire apparaître à leur bilan, pour donner à celui-ci un sens qui lui manque aujourd’hui.
Jean De La SALLE est auteur de La prospérité viendra demain de l’économie locale. Ouvrage en préparation : Quelle monnaie ? Pour quelle prospérité ?
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1. La Jaune et la Rouge, n° 571, janvier 2002, p. 5.
2. Ibidem, p. 19.