De la fiscalité locale et de quelques autres idées reçues

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Rembert VON LÖWIS (74)

La fis­ca­li­té locale méri­te­rait de figu­rer en bonne place au Dic­tion­naire des idées reçues de Gus­tave Flaubert.
On ima­gine que notre grand écri­vain assor­ti­rait cet inti­tu­lé d’un de ces “ ton­ner contre ” qu’il affec­tion­nait ou peut-être d’un “ aug­mente tou­jours ”. C’est que la fis­ca­li­té locale est accu­sée de tous les maux, et de quelques autres : injuste, archaïque, com­plexe, rigide, pesante…
Disons-le d’emblée : ces cri­tiques ne sont pas toutes dénuées de fon­de­ment, loin de là. Qui­conque s’est pen­ché sur le sujet n’a pas pu man­quer d’être rebu­té (à moins qu’il n’en ait été sti­mu­lé…) par son effa­rante com­plexi­té. Mais il est juste de dire que la fis­ca­li­té locale n’a pas le mono­pole de la com­plexi­té. Il est vrai aus­si que la fis­ca­li­té locale aug­mente tou­jours. Mais quel impôt n’augmente pas ? En véri­té, si l’on veut por­ter un juge­ment un tant soit peu serein sur le sys­tème fran­çais de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires au pro­fit des col­lec­ti­vi­tés locales, il est néces­saire de suivre son évo­lu­tion dans sa glo­ba­li­té sur une période de temps aus­si longue que possible.
Alors seule­ment il sera pos­sible de faire le départ entre des évo­lu­tions de court terme néces­sai­re­ment per­tur­bées par les inces­santes modi­fi­ca­tions du cadre légis­la­tif, et les ten­dances de fond qui reflètent l’évolution de la socié­té fran­çaise et de la place qu’y tiennent les col­lec­ti­vi­tés locales.
C’est la méthode qu’on se pro­po­se­ra de suivre dans cet article.

Brive
Brive © XAVIER PIERRE

La fiscalité directe locale

Mais qu’est-ce que la fis­ca­li­té locale ? C’est un ensemble foi­son­nant d’im­pôts de toutes sortes per­çus au pro­fit des com­munes, des dépar­te­ments, des régions ou des dif­fé­rentes caté­go­ries d’é­ta­blis­se­ments publics de coopé­ra­tion inter­com­mu­nale, voire de cer­tains éta­blis­se­ments publics spé­ci­fiques (éta­blis­se­ment public d’a­mé­na­ge­ment de la Basse-Seine, ou éta­blis­se­ment public de la métro­pole lor­raine, par exemple).

Pour l’a­nec­dote, citons l’im­po­si­tion for­fai­taire sur les pylônes, la sur­taxe sur les eaux miné­rales, ou encore la taxe sur les jeux de boules et de quilles com­por­tant des dis­po­si­tifs élec­triques (et même, dans un pas­sé pas si loin­tain, une taxe sur les chiens ou une taxe sur les ins­tru­ments de musique à clavier).

On note­ra que la fis­ca­li­té locale, dans sa com­plexi­té, reflète la com­plexi­té du tis­su local fran­çais. C’est en par­tie à cause de l’é­miet­te­ment com­mu­nal et de la super­po­si­tion des niveaux d’ad­mi­nis­tra­tion locale que les dif­fé­rentes formes de par­tage de la res­source fis­cale et de péréqua­tions ont dû être imaginées.

Dans cet ensemble, quatre impôts jouent un rôle par­ti­cu­lier : la taxe d’ha­bi­ta­tion, la taxe pro­fes­sion­nelle, la taxe fon­cière sur les pro­prié­tés bâties et la taxe fon­cière sur les pro­prié­tés non bâties. Le pro­duit voté au titre de ces quatre taxes par les col­lec­ti­vi­tés s’é­ta­blit à envi­ron 310 mil­liards de francs, soit près de 45 % de leurs recettes de fonc­tion­ne­ment, et ali­mente les bud­gets de toutes les caté­go­ries de col­lec­ti­vi­tés : com­munes, dépar­te­ments, régions, grou­pe­ments à fis­ca­li­té propre.

Ces impôts, qui existent depuis fort long­temps, ont été pro­fon­dé­ment réfor­més au milieu des années 1970, y com­pris dans leurs appel­la­tions. C’est alors que la contri­bu­tion mobi­lière a été rebap­ti­sée taxe d’ha­bi­ta­tion, et que la patente est deve­nue la taxe professionnelle.

Pour juger de l’é­vo­lu­tion de ces taxes, il faut en connaître les modes de recou­vre­ment : la per­cep­tion des impôts directs locaux résulte en effet de l’ac­tion com­bi­née de l’É­tat et des col­lec­ti­vi­tés locales. Ain­si, c’est l’É­tat qui en déter­mine l’as­siette confor­mé­ment à la loi. Les assem­blées déli­bé­rantes des col­lec­ti­vi­tés locales votent quant à elles les taux appli­cables à chaque taxe. Puis, l’É­tat en assure le recou­vre­ment, et met les sommes ain­si recou­vrées à la dis­po­si­tion des col­lec­ti­vi­tés. Ce fai­sant, l’É­tat assure trois fonc­tions distinctes.

1. Un ser­vice de col­lecte de l’im­pôt. Ce ser­vice est rému­né­ré par les col­lec­ti­vi­tés locales par le paie­ment de « frais d’as­siette ». Ceux-ci s’a­joutent en réa­li­té aux impôts payés par les contri­buables, mais au lieu d’être rever­sés aux col­lec­ti­vi­tés locales, ils sont conser­vés par l’État.

2. Une assu­rance de recou­vre­ment de l’im­pôt. L’É­tat se porte en effet garant du recou­vre­ment de l’im­pôt à l’é­gard des col­lec­ti­vi­tés locales. Si un contri­buable est défaillant, pour quelque rai­son que ce soit, l’É­tat se sub­sti­tue à lui. Il peut arri­ver aus­si que l’É­tat décide de « dégre­ver » de son propre chef un contri­buable en rai­son de sa situa­tion par­ti­cu­lière, ou encore que le légis­la­teur vote une mesure géné­rale de dégrè­ve­ment à l’é­gard de cer­taines caté­go­ries de contri­buables. Dans tous les cas, l’É­tat prend à sa charge le coût des dégrè­ve­ments, et les col­lec­ti­vi­tés locales per­çoivent l’in­té­gra­li­té de l’im­pôt voté.

Ce ser­vice d’as­su­rance est rému­né­ré par la per­cep­tion de « frais de dégrè­ve­ment et de non-valeurs » qui, là aus­si, s’a­joutent aux impôts payés par les contri­buables et sont conser­vés par l’État.

3. Un ser­vice de tré­so­re­rie. Alors que les impôts directs locaux sont recou­vrés pour l’es­sen­tiel en fin d’an­née, leur pro­duit est mis à la dis­po­si­tion des col­lec­ti­vi­tés locales par dou­zièmes men­suels à par­tir du mois de jan­vier. Ces avances de tré­so­re­rie ne font pas l’ob­jet d’une rému­né­ra­tion spé­ci­fique, mais entrent dans le cadre plus géné­ral des rela­tions de tré­so­re­rie entre l’É­tat et les col­lec­ti­vi­tés locales.

Par ailleurs, l’É­tat inter­fère dans l’or­don­nan­ce­ment de la fis­ca­li­té en exo­né­rant d’im­pôts cer­taines caté­go­ries de contri­buables, ces abat­te­ments se tra­dui­sant pour les col­lec­ti­vi­tés locales par des réduc­tions de l’as­siette impo­sable. L’É­tat com­pense ce manque à gagner en ver­sant aux col­lec­ti­vi­tés locales des com­pen­sa­tions d’exo­né­ra­tions, qui s’a­joutent au pro­duit voté.

On voit donc que l’im­pôt payé par les contri­buables n’est pas égal à l’im­pôt per­çu par les col­lec­ti­vi­tés locales. L’im­pôt payé et l’im­pôt reçu se déduisent l’un de l’autre par la rela­tion suivante :

impôt per­çu par les collectivités
= impôt payé par les contribuables
+ dégrè­ve­ments et non-valeurs
+ com­pen­sa­tions d’exonérations
– frais d’assiette
– frais de dégrè­ve­ment et de non-valeurs.

Il se trouve qu’au cours des quinze der­nières années, face au poids crois­sant de la fis­ca­li­té locale, les dégrè­ve­ments et com­pen­sa­tions acquit­tés par l’É­tat ont connu un essor rapide. Il en est résul­té un écart crois­sant entre l’im­pôt payé et l’im­pôt per­çu, comme l’illustre le gra­phique 1. Entre 1982 et 1998, la fis­ca­li­té directe locale per­çue par les col­lec­ti­vi­tés a pro­gres­sé de 8,4 % par an en moyenne, alors que dans le même temps la charge fis­cale pour les contri­buables locaux s’ac­crois­sait de 7,7 % par an seule­ment. Aujourd’­hui l’É­tat est le prin­ci­pal contri­buable à la taxe pro­fes­sion­nelle, puis­qu’il acquitte envi­ron 38 % de son mon­tant total.

Cette volon­té d’al­lé­ger le poids de la fis­ca­li­té locale est évi­dem­ment louable. Mais com­ment ne pas voir qu’elle pro­voque exac­te­ment l’in­verse de l’ef­fet recher­ché ? En allé­geant l’im­pôt local, l’É­tat le rend (rela­ti­ve­ment) indo­lore, ce qui ne peut qu’en­cou­ra­ger les élus locaux à accroître cette res­source, pro­té­gés qu’ils sont par ces allé­ge­ments du risque de sanc­tion par le contri­buable-élec­teur. Mais les com­pen­sa­tions ver­sées par l’É­tat aux col­lec­ti­vi­tés locales sont finan­cées par le bud­get de l’É­tat, c’est-à-dire par le contri­buable natio­nal. À vou­loir allé­ger l’im­pôt, l’É­tat favo­rise ain­si son alourdissement.

Fiscalité locale et transferts de l’État

L’exemple des impôts directs locaux montre l’é­troite imbri­ca­tion entre la fis­ca­li­té locale et les trans­ferts finan­ciers ver­sés par l’É­tat. L’exa­men sur une longue période de l’é­vo­lu­tion de l’en­semble de la fis­ca­li­té locale d’une part et de l’en­semble des trans­ferts cou­rants de l’É­tat d’autre part illustre davan­tage encore cette com­plé­men­ta­ri­té (gra­phique 2)1. Ces deux courbes sont rigou­reu­se­ment symé­triques, et cette symé­trie s’ex­plique par l’his­toire des finances locales au cours des der­nières décennies.

Ain­si, la sup­pres­sion de la taxe sur les salaires en 1969 a été exac­te­ment com­pen­sée par le « ver­se­ment repré­sen­ta­tif de la taxe sur les salaires ».

Quelques années plus tard, au milieu des années soixante-dix, la réforme des impôts directs locaux men­tion­née plus haut s’est tra­duite par des déca­lages de tré­so­re­rie dont on a vu que les effets étaient pris en charge par l’État.

Plus récem­ment à la suite des lois de décen­tra­li­sa­tion du début des années quatre-vingt, l’É­tat a trans­fé­ré aux col­lec­ti­vi­tés locales le pro­duit des droits de muta­tion sur les immeubles, de la vignette auto­mo­bile et de la taxe sur les cartes grises. Il a aus­si réduit d’un mon­tant équi­valent les trans­ferts finan­ciers qu’il ver­sait aux col­lec­ti­vi­tés béné­fi­ciaires de ces nou­veaux impôts.

Il serait donc erro­né de pré­tendre por­ter un juge­ment sur la crois­sance de la fis­ca­li­té locale sans tenir compte des modi­fi­ca­tions suc­ces­sives du cadre légis­la­tif. Recons­ti­tuer l’é­vo­lu­tion de la fis­ca­li­té locale à cadre constant est évi­dem­ment impos­sible, compte tenu de l’am­pleur des chan­ge­ments inter­ve­nus. On peut en revanche appré­hen­der glo­ba­le­ment l’en­semble des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires dont les col­lec­ti­vi­tés locales sont les des­ti­na­taires en addi­tion­nant la fis­ca­li­té locale pro­pre­ment dite et les trans­ferts cou­rants de l’É­tat, puisque ces der­niers sont pour l’es­sen­tiel finan­cés par le contri­buable natio­nal (gra­phique 3)1.

Le gra­phique qui en résulte est d’une remar­quable régu­la­ri­té. Il pré­sente une crois­sance d’a­bord forte au cours des années soixante, et qui s’in­flé­chit pro­gres­si­ve­ment dans les années plus récentes.

Com­ment ces pré­lè­ve­ments se com­parent-ils à la richesse natio­nale ? En rap­por­tant la somme de la fis­ca­li­té et de tous les trans­ferts de l’É­tat au Pro­duit inté­rieur brut, on déter­mine un taux de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires plus signi­fi­ca­tif que celui qui est géné­ra­le­ment cal­cu­lé par les comp­tables natio­naux, qui ne retiennent au titre des pré­lè­ve­ments que la fis­ca­li­té et des « trans­ferts de recettes fis­cales » dont la défi­ni­tion peut être dis­cu­tée. Les deux ratios ont évo­lué entre 1970 et 1997 comme indi­qué au gra­phique 4, le taux « élar­gi » de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires pas­sant au cours de cette période de 4,6 % à 8,3 % du PIB.

La crois­sance des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires à des­ti­na­tion des col­lec­ti­vi­tés locales au cours des der­nières décen­nies est donc indis­cu­table. Est-elle pour autant exces­sive ? La réponse à cette ques­tion sup­po­se­rait au préa­lable que l’on tienne compte des res­pon­sa­bi­li­tés que l’É­tat a trans­fé­rées aux col­lec­ti­vi­tés locales au cours de cette période depuis les routes natio­nales déclas­sées en 1970 aux vastes trans­ferts de com­pé­tence du début des années 1980, notam­ment dans les domaines de l’é­du­ca­tion ou de l’aide sociale.

Elle sup­po­se­rait aus­si que l’on chiffre diverses charges que l’É­tat leur a impo­sées au cours de cette période (sur­com­pen­sa­tion de la CNRACL, Caisse natio­nale de retraite des agents des col­lec­ti­vi­tés locales, RMI, fonds de concours divers…). Ces chif­frages excé­de­raient de beau­coup le cadre de cet article.

Il reste que la place des col­lec­ti­vi­tés locales au sein de la Nation s’est consi­dé­ra­ble­ment accrue depuis trente ans.

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1. Gra­phiques extraits de l’ou­vrage : Les col­lec­ti­vi­tés locales et l’é­co­no­mie natio­nale par Jacques Méraud. Édi­tions locales de France, 1997.

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