De la grande Banque parisienne à la PME provinciale
J. R. : Tu as commencé ta carrière dans la banque, et tu étais bien parti pour atteindre le sommet.
P. B. : Oui, à 38 ans, j’étais le plus jeune directeur régional du Crédit Lyonnais, en poste à Lyon, dans la deuxième région de France. J’ai exercé cette fonction pendant huit ans. Outre mon rôle de direction et d’arbitrage sur un ensemble de 2 000 personnes, j’avais fréquemment à m’exprimer sur l’économie régionale, le financement de l’industrie française et la politique bancaire. Un chauffeur et trois secrétaires s’assuraient du rendement optimum de mon temps professionnel.
J. R. : Tu étais un grand notable…
P. B. : Si tu veux. J’avais fait mon trou dans la société lyonnaise et la région me plaisait. Mais comme tu le sais, depuis longtemps le Crédit Lyonnais n’est plus lyonnais, et il n’a de cesse de faire monter à Paris ceux qu’il prépare aux postes de direction nationale. En 1990 mon heure était venue de faire cette ascension, et j’ai pris subitement conscience que cela n’avait rien de fatal. Mon métier de banquier des entreprises m’avait amené plusieurs fois à envier le métier aventureux qu’exerçaient mes clients, et discrètement je fis tourner mon radar sur le marché des entreprises qui étaient à la recherche d’un partenaire.
Mon choix s’est porté sur une petite entreprise de 45 salariés : Mecatiss, âgée d’une dizaine d’années. Elle n’avait pas fait une croissance fulgurante mais se trouvait sur un marché prometteur, avec une avance technique évidente.
Sa vocation ? améliorer la sûreté des industries à risques, d’abord l’industrie nucléaire, puis la pétrochimie, l’aéronautique, les transports…
Ses spécialités ? protection contre l’incendie, barrière aux rayonnements, étanchéité de types variés.
J. R. : Un vaste domaine ! le coût d’entrée devait être cher…
Au centre, Patrick Bertrand.
P. B. : Très cher, mais moins cher que certaines affaires que j’aurais pu prendre pour « un franc symbolique ». Mon métier m’avait appris que le vrai coût d’une entreprise, on le paye après acquisition. Donc, cela a été le plus gros investissement de ma vie. J’ai dû beaucoup emprunter pour acheter mon poste de travail, mais pas plus que d’autres pour acheter de l’immobilier ; j’ai récupéré ma mise plus vite qu’eux.
J. R. : Et le changement de direction ?
P. B. : Le tandem des deux fondateurs est resté en place avec la mission technique qu’ils maîtrisaient très bien. Mutation difficile qui a nécessité plusieurs années de rodage. Mais il est quelquefois plus facile de s’entendre à trois qu’à deux…
J. R. : Tu as quand même dû apporter des changements ?
P. B. : Oui, mais des changements réclamés par le marché, donc jugés nécessaires. Il fallait aller au-delà de l’électronucléaire et sortir du sillage EDF, préparer même l’entrée dans la pétrochimie et l’aéronautique ; et puis prendre pied à l’étranger.
Un tel programme aurait été hors de notre portée s’il n’avait été engagé très à l’avance, au moment où les résultats d’exploitation sont encore nettement positifs. Pour une PME l’anticipation n’est pas une vertu, c’est une nécessité.
À l’exportation nous n’avons pas bricolé : nous avons attaqué le marché américain, sachant qu’il nous ouvrirait la porte des autres pays.
J. R. : Un gros risque ?
P. B. : Non, une PME ne peut pas prendre de gros risques : elle avance pas à pas, mais en saisissant très vite les opportunités. D’abord une introduction EDF auprès de Babcock ; ensuite un test à petite échelle ; puis une station d’essai, à nos frais. Trois ans et 14 voyages transatlantiques sans toucher un dollar… mais sans dépenser non plus davantage que ce que nous pouvions. Je ne dirai donc pas, selon l’expression journalistique, que « le pari est gagné », mais que « le processus a débouché ». Et dans cette aventure difficile nous avons appris deux principes d’action, auxquels nous restons fidèles « économie de moyens » et « engagement sur des résultats ». C’est ce qui nous a permis de prendre des contrats en Europe et en Extrême-Orient et de faire déjà un tiers de notre CA à l’export.
J. R. : Mecatiss est gagnée par la frénésie de croissance ?
P. B. : Non ! notre chiffre d’affaires est monté de 25 % en six ans. Nous ne cherchons pas à changer de braquet, il faut prioritairement gagner l’argent qui nourrira la croissance.
Nous sommes prêts pour la pétrochimie, mais nous savons que nous devrons, comme aux États-Unis, faire sur nos deniers la preuve de notre supériorité ; ce sera cher, donc pas très rapide. Mais décisif.
J. R. : Avez-vous vraiment des chances dans l’empire américain du pétrole, auprès de clients géants, et face à des concurrents prestigieux tels que Bechtel et 3 M ?
P. B. : Comme pour le nucléaire, nous investirons d’abord chez nos compatriotes, de Fos ou de Feyzin, s’ils le veulent bien. Je fais confiance à leur ouverture d’esprit et leur rationalité. C’est l’avantage de vendre à des techniciens, la mode et la richesse ne les impressionnent pas, et ils ont beaucoup de PME parmi leurs fournisseurs d’équipements.
J. R. : Mecatiss ne peut cependant pas avoir le potentiel de recherche et d’essai de 3 M, ni apporter la même garantie de pérennité…
P. B. : Peut-être, mais nous sommes sur le terrain de la technologie appliquée ; deux ingénieurs pointus, dotés d’une petite équipe d’expérimentateurs, constituent chez 3 M comme chez nous l’instrument optimum de découverte et de mise au point dans ce domaine. Quant à la pérennité, la transmission du savoir-faire, en cas d’accident, est toujours prévue d’avance et maîtrisable.
J. R. : Pour faire tout cela, il faut des hommes ; on dit que les PME n’attirent pas les meilleurs.
P. B. : Elles n’attirent pas une certaine classe de diplômés, fascinés par les grandes institutions. Mais rassure-toi, j’ai encore le choix à l’embauche entre de très bons candidats.
Quant aux techniciens et ouvriers qualifiés, ils ne sont heureux qu’ici : associés à toutes les innovations, les aventures et les défis, sans sentir le poids de la hiérarchie. Nous avons des virtuoses…
J. R. : Et le contexte franco-français ? tu as oublié de te plaindre de l’Administration, des lois sociales, de l’incompréhension des collectivités locales, des banquiers…
P. B. : Tu sais, un patron de PME est avant tout un réaliste ; il fait avec ce qui est ; franchir les obstacles, c’est son pain quotidien. Au plan social et au plan financier il peut se mettre à l’abri, en embauchant prudemment et en se gardant une marge financière convenable. Quant à la paperasserie administrative, elle est effectivement monstrueuse et redondante. L’entreprise s’organise pour y faire face, mais en tant que citoyen je ne suis pas très fier.
J. R. : Franchement, comparativement à la vie de banquier, qu’est-ce qui a changé ?
P. B. : Je n’ai pas trois secrétaires, j’expédie mes fax moi-même. Je vis à la campagne, et il n’y a pas de moquette dans l’atelier. J’ai avec mes collaborateurs et mes partenaires extérieurs des contacts sans formalisme, j’ai des espérances et des déceptions, des défaites et des victoires, que je partage avec mes proches.
Mais je ne suis pas plus stressé que dans le contexte des relations toujours complexes qui existent dans les états-majors des grandes entreprises. Je ne pense pas que l’image du « patron stressé », que l’on colporte couramment, corresponde à une réalité universelle et soit une bonne publicité pour la PME.