De la « mise à part » au « vivre avec » : approche d’une histoire des concepts de protection de la nature
Les concepts actuels de la protection de la nature s’inscrivent dans l’histoire des rapports de l’homme avec la » nature » que l’on peut schématiquement retracer ainsi.
L’homme a transformé les milieux naturels
Une agriculture simplificatrice
D’abord chasseur-cueilleur (et à ce titre quelquefois responsable de l’extinction ou de la raréfaction de certaines espèces en Europe et en Australie, il y a des dizaines de milliers d’années et plus récemment, comme cela fut le cas des Moas anéantis en Nouvelle-Zélande après l’arrivée des Maoris, il y a près d’un siècle), l’homme a commencé de modifier profondément les milieux et les espèces en devenant agriculteur.
Sélectionnant certaines espèces, en éliminant d’autres, transformant les milieux (déforestation, fragmentation des habitats, assèchement de zones humides, mises en culture, amendements des sols, apports d’engrais, etc.), il a ainsi peu à peu simplifié de nombreux écosystèmes, perturbant plus ou moins les fonctions de régulation naturelles assurées grâce à la diversité biologique.
Mais il a pu aussi être facteur de diversification en transformant des milieux fermés pérennes (forêts) en milieux ouverts (cultures et pâturages) dont la subsistance est cependant liée au maintien des activités humaines.
La simplification des écosystèmes conduit à une fragilisation en ce sens que les écosystèmes naturellement simples sont sujets à des crises périodiques (explosions démographiques cycliques de certaines espèces dans les zones désertiques froides ou chaudes) que l’on ne connaît pas dans les écosystèmes complexes (forêts tropicales, par exemple). C’est ce que l’on observe dans les écosystèmes simplifiés par l’homme et ce d’autant plus que l’artificialisation est plus grande.
Les monocultures en sont un bon exemple. Elles favorisent une multiplication d’espèces indésirables qui, combattues par les biocides, développent par pression sélective une résistance aux produits utilisés et échappent alors au contrôle prévu. On estime ainsi qu’il y a, au moins, 400 espèces résistant à tous les biocides disponibles sur le marché.
Cela conduit à chercher maintenant de nouvelles stratégies notamment celle utilisant les OGM dont il est à prévoir, cependant, qu’elle produira à son tour le développement d’espèces résistantes. L’on peut d’ailleurs se demander si une stratégie utilisant la dissuasion, les leurres, ne serait pas plus efficace que la stratégie d’élimination illusoire pratiquée avec les biocides.
Un développement perturbateur
Les développements urbain et industriel ont accru le poids de l’homme sur son environnement physique et biologique par exploitation directe de ressources, par utilisation intensive de produits résultant de son génie dont les effets secondaires locaux ou à distance ont dépassé ce qu’en attendaient leurs promoteurs faute d’une attention suffisante au fonctionnement de la biosphère (notamment la prise en compte du long terme) et par des aménagements de l’espace détruisant ou altérant des processus biologiques.
Des effets aggravés par la démographie et la rapidité
Sur cette trame vient s’inscrire la démographie. Il est évident que beaucoup d’humains avec des moyens plus puissants ont un impact plus fort et plus rapide que peu avec des moyens » artisanaux « . Intervient également le facteur temps. La comparaison entre les extinctions en Amérique du Nord et en Europe montre ainsi qu’elles ont été plus importantes sur le continent nord-américain que sur le continent européen parce que, de ce côté de l’Atlantique, le développement de l’agriculture et des sociétés humaines s’est fait lentement, laissant en quelque sorte le temps à de nombreuses espèces végétales et animales sauvages de s’adapter aux nouvelles conditions de milieux dues à l’homme…
Une prise de conscience tardive
L’opinion publique et les gouvernants n’ont réellement pris la mesure du rôle croissant de notre espèce dans la régression de la diversité biologique qu’à l’occasion du Sommet de Rio (1992).
Certes, toute espèce est appelée à disparaître et l’évolution a connu des phases d’extinction massive.
Mais ce qui frappe aujourd’hui le naturaliste c’est la vitesse avec laquelle s’éteignent de nombreuses espèces. L’extinction des emblématiques dinosaures qui ont habité notre planète près de 150 millions d’années est fréquemment invoquée par divers responsables pour justifier l’inaction face à l’érosion biologique. C’est oublier que si l’on retient comme explication à leur disparition la chute d’un météorite sur la Terre, il s’est écoulé près d’un demi-million d’années entre cet événement et l’extinction de ces grands reptiles.
C’est également oublier qu’au cours de cette période se sont développés peu à peu des groupes nouveaux comme les mammifères qui ont, en quelque sorte, occupé la place laissée vacante par la disparition des grands reptiles. La comparaison entre taux d’extinction contemporains et taux à l’échelle des temps géologiques n’est pas aisée. Elle conduit cependant à estimer une accélération du processus de 1 000 fois celui du taux d’extinction naturel pour les vertébrés qui sont les mieux connus des organismes vivants (Rapport de l’Académie des sciences. 2000). Dans la mesure où les vertébrés ne représentent qu’une infime partie du vivant, la partie émergée de l’iceberg, le taux global d’extinction est vraisemblablement beaucoup plus élevé.
Le naturaliste est donc aujourd’hui confronté à un double problème : un processus naturel d’extinction à long terme auquel s’ajoute l’impact croissant, direct ou indirect, d’activités humaines conduisant à une nouvelle crise de la vie à la surface de la Terre.
Tenter d’y remédier c’est-à-dire freiner le processus et restaurer ce qui peut l’être est aujourd’hui l’objectif de ce que l’on appelle la protection de la nature.
Évolution des concepts de protection
Les concepts de la protection de la nature, tout comme les populations humaines ont évolué au fil des années.
Des territoires réservés
D’abord à des fins bien définies
Depuis la plus haute antiquité, l’homme a souhaité mettre » à part » certains espaces et certaines espèces pour des raisons religieuses (sources et bois sacrés de la Grèce ancienne et de certaines régions de l’Afrique contemporaine), cynégétiques (création de réserve pour le cerf et le sanglier en 726 par l’État de Venise ; instauration, en Grande-Bretagne, d’une loi » forestière » par Guillaume le Conquérant, loi concernant des territoires, boisés ou non, réservés aux animaux sauvages pour l’exercice de la chasse, d’où le nom de » forest « , » forêt » venu des mots silva forestis, bois mis au ban, exclus ; restriction de la chasse au cheval sauvage, à l’élan et à l’auroch instituée par le roi de Pologne en 1423, etc.), sécuritaires (« ambannement » de certains bois pour protéger des avalanches dans les Hautes-Alpes dès 1303, c’est-à-dire interdiction de coupes sous peine d’amendes, les bans), économiques (prescriptions, en 1681, du fondateur de la Pennsylvanie, William Penn, de préserver 1 hectare de bois pour 5 hectares de terrains défrichés. Il ne sera guère écouté ce qui posera bien des problèmes aux États-Unis au XIXe) ou multiples (accord, en 1576, entre le prince d’Orange et les États de Hollande pour maintenir perpétuellement intact le » Haagse Bos « , c’est-à-dire le Bois de La Haye).
Émergence d’un sentiment esthétique
La fin du XVIIIe sera marquée par l’émergence dans le monde anglo-saxon d’un sentiment esthétique envers le sauvage (c’est aussi le début d’un tourisme qui des îles Britanniques traversera la Manche et conduira ensuite à l’alpinisme et au pyrénéisme) qui vient en contrepoint de la vision d’un Buffon (1764) pour qui la nature est le comble d’une horreur qu’il convient de réduire à merci. Les vues de Thomas Jefferson, le père de la déclaration d’Indépendance des États-Unis, sont diamétralement opposées. Si ce n’est sa culture, écrit-il en 1784, la nature de l’Amérique au moins doit faire l’admiration du monde.
Conduisant à un concept de territoires à maintenir en l’état
On trouve là l’une des racines d’un mouvement d’opinion qui conduira à la création des premiers parcs nationaux aux États-Unis. George Catlin, fascinant personnage qui, au début du XIXe, parcourt la Grande Prairie et en décrit par la plume et le pinceau les habitants, pressent quel sera l’impact de l’arrivée massive des colons européens sur les Indiens pour lesquels il éprouve un grand respect. Aussi propose-t-il, dès 1832, la création d’un Parc national contenant hommes et bêtes dans toute la fraîcheur sauvage de leur beauté naturelle.
L’idée fera son chemin, sera reprise notamment par George Perkins Marsh. C’était une personnalité exceptionnelle, philologue, polyglotte (il parlait 20 langues), grand voyageur (représentant les États-Unis dans l’Empire ottoman de 1849 à 1854, premier ambassadeur de son pays en Italie de 1861 à 1882) qui, tirant le bilan de ses observations des dégâts causés par une surexploitation des ressources naturelles, écrit en 1864, ce qui est le premier ouvrage sur la protection de la nature : Man & Nature or Physical geography as modified by human action.
La même année est créé le Yosemite Grant, vaste parc naturel (qui deviendra » national » en 1890) comprenant la vallée de Yosemite et la forêt de séquoias de Mariposa, dont la gestion est confiée par le Congrès à l’État de Californie. Viendra ensuite le parc de Yellowstone (1872) et bien d’autres parcs en Amérique du Nord et dans le reste du monde.
De même que lors de l’institution des séries esthétiques de la forêt de Fontainebleau (1853) sous la pression d’un mouvement des peintres de l’école de Barbizon choqués par la politique forestière des Eaux et Forêts (notamment l’abattage de vieux arbres spectaculaires et l’enrésinement qui provoquera des opérations identiques à celles engagées par des écoguerriers cent quarante ans plus tard !), la préoccupation est alors beaucoup plus de conserver des paysages pittoresques ou sublimes que de maintenir la diversité biologique.
Développement d’un concept plus général
Peu à peu le thème de la protection des espèces s’est ensuite développé aux niveaux national et international, tout d’abord par l’élaboration de lois et conventions visant à encadrer les activités de cueillettes, pêche et chasse dont l’exercice sans frein conduisait à l’anéantissement de populations jadis florissantes (oiseaux utilisés pour la plumasserie ; mammifères marins dont on exploitait la graisse, la fourrure ; gibier de loisir, etc.), à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais l’on constate aussi l’émergence de préoccupations concernant la qualité des habitats comme la lutte contre certains barrages empêchant les remontées de poissons migrateurs, l’inquiétude et la demande de mise en œuvre de moyens de lutte contre les pollutions pétrolières en milieu marin dues au trafic maritime (Premier congrès international de protection de la nature réuni à Paris en 1923).
De la protection à la conservation
La première moitié du XXe siècle verra s’affronter deux conceptions. L’une cherche à maintenir des territoires spécialement délimités, en dehors de toute intervention humaine ce qui peut s’expliquer par le contexte de l’époque où il reste encore, de par le monde, des espaces peu ou pas exploités par l’homme (Amérique, Afrique, etc.). L’autre avance que dans des pays de vieille civilisation comme l’Europe la non-intervention n’est pas satisfaisante car ce que nous appelons nature n’est, bien souvent, que le fruit d’une coévolution entre l’homme et les espèces sauvages.
Peu à peu, à la notion de protection d’espèces et de milieux exceptionnels va se substituer celle de conservation et d’utilisation de ressources naturelles où l’homme n’est pas envisagé comme en dehors de la nature et doit apprendre à vivre avec.
Cela implique une meilleure connaissance du fonctionnement des écosystèmes qui sera l’un des thèmes majeurs de la Conférence internationale sur les bases scientifiques de l’utilisation et de la conservation des ressources de la biosphère réunie à Paris, sous l’égide de l’Unesco en 1968. Les fondements de ce que l’on appellera plus tard le développement soutenable y sont établis.
À dire vrai, il apparaît vite qu’une stratégie durable de maintien de la diversité biologique et des écosystèmes requiert tout à la fois des espaces où l’évolution spontanée se poursuit, c’est-à-dire où l’influence des activités humaines doit être la plus faible possible et des espaces où l’homme cohabite avec les autres espèces vivantes. Cela deviendra d’autant plus vrai que le développement des populations humaines à la surface de la Terre fait de notre espèce un facteur bien souvent dominant.
Ce n’est pas aisé dans des sociétés qui avaient pris l’habitude de s’estimer quitte de tous devoirs à l’égard du vivant en » réservant » quelques espaces, » parts du feu » ou alibis pour laisser s’instaurer le laisser-faire ailleurs.
Ainsi, les fondements de la » conservation de la nature » ont-ils évolué tout autant sous la pression des événements que sous l’influence des concepts. Quels que soient les mots utilisés pour désigner les stratégies et les actions à entreprendre, mots souvent piégés parce que d’acception ou de connotations différentes (ainsi en va-t-il des termes de » conservation » et de » conservateur » qui ont un sens opposé en anglais où ils ont été employés en premier), restent les objectifs.
Ceux de la Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources vivantes au service du développement soutenable lancée en 1980 par l’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN), sont toujours d’actualité pour fonder toute politique de gérance de cette Terre.