De la passion des mathématiques aux vertiges de la finance
REPÈRES
L’X apporte un ticket pour être convoquée aux entretiens en début de carrière et une invitation à aller en faire passer par la suite. Entre autres, c’est en effet une reconnaissance de ce que j’ai accompli et des encouragements à aller entreprendre de nouveaux défis. Mais c’est aussi une grande responsabilité de se montrer à la hauteur et de se dépasser sans cesse (Yun Li).
La reconnaissance des grandes écoles françaises aux États-Unis n’étant encore que sporadique, la principale contribution de l’X à mon parcours réside dans le chemin qui y a mené, mettant l’accent sur l’omniprésence de la pensée mathématique dans les entreprises aussi bien théoriques (physique, biologie, etc.) que pratiques (économie, finance, sciences sociales, etc.).
L’approche consistant à se concentrer sur le cœur conceptuel de chaque discipline (que j’ai perçu à l’X dans l’enseignement aussi bien en mathématiques qu’en économie ou en biologie) est une excellente préparation (même si elle peut parfois paraître un peu sèche) pour les études supérieures et l’apprentissage d’un métier non scientifique.
Elle en rend aisé l’apprentissage des spécificités, facilite l’assimilation de son langage, de ses concepts sous-jacents (Guillaume Troianowski).
Yun Li :
Après avoir suivi le master de probabilités et finance de Paris-VI, j’ai été acceptée en tant que stagiaire à la BNP, au sein de l’équipe de structuration sur les produits dérivés.
Aux États-Unis, la reconnaissance des grandes écoles françaises est encore sporadique. Ici Stanford, la tour Hoover
J’ai eu beaucoup de chance d’être recrutée par cette équipe quand la crise des subprimes commençait à pointer son nez et j’ai eu un début de carrière assez mouvementé, comme certainement beaucoup de jeunes financiers de l’époque, dans un décor de montagnes russes boursières.
“ Je n’ai jamais pu expliquer à ma mère ce qu’est un produit hybride ”
Mais, peut-être préservée par l’insouciance propre aux jeunes diplômés, j’ai gardé de très bons souvenirs de ce début de carrière où j’ai reçu beaucoup d’aide de mon équipe et où j’ai découvert un monde pas comme dans les polycopiés, et heureusement dans mon cas, c’était en mieux.
C’est par un pur hasard ou pour des raisons que j’ignore toujours que l’on m’a proposé d’aller rejoindre le « trading hybride » (je ne savais pas ce que signifiait « hybride »). Je me rappelle encore très bien que c’était le lendemain de la chute de Lehman Brothers, un lundi, que je devais officiellement rejoindre ma nouvelle équipe.
Arrivée en avance, je me suis rendu compte que l’équipe était déjà présente en salle de marché, et cela depuis l’aube.
Voilà cette insouciance de l’époque qui serait probablement impardonnable aujourd’hui. Les quatre années suivantes m’ont initiée au trading, et je n’ai qu’un seul regret : n’avoir jamais réussi à expliquer clairement à ma mère ce qu’est un « produit hybride ».
UNE “ FRENCH BANKER ”
Après dix belles années à Paris, j’ai migré vers le « XXIe arrondissement de Paris », où j’ai eu droit à un jour férié pour aller regarder la princesse épouser son prince charmant.
Stanford : MathCorner
Et j’ai découvert que Londres ne ressemble à aucun des vingt arrondissements de Paris, mais je l’aime différemment, surtout d’un point de vue professionnel. J’y ai découvert une autre culture, ou plutôt d’autres cultures, et je continue de les découvrir tous les jours. J’apprécie ce changement culturel qui m’apporte quelque chose d’indescriptible et de pétillant.
J’ai aussi été amenée à travailler sur des produits différents, même si c’est encore considéré comme le même type de trading, et, l’insouciance cédant sa place à l’expérience, je vois mon métier d’un œil nouveau.
Et à ma grande surprise, la jeune femme asiatique du trading floor de Paris est désormais considérée comme une French banker dans cette banque américaine. La communauté française est digne de son image dans ce métier et je suis fière d’en faire partie.
LA RECHERCHE QUANTITATIVE
Guillaume Troianowski : À l’issue de ma troisième année à l’X, je suis parti faire mon stage d’option à Stanford dans un laboratoire travaillant sur les maladies cardiovasculaires, me spécialisant dans certains types de maladies congénitales du cœur. Ayant été admis en programme de master à Stanford pour ma quatrième année, j’ai continué ce projet pendant deux ans.
En 2010, ayant décidé de rester à Stanford en doctorat, j’ai commencé à travailler sur un projet en topologie algébrique qui est devenu par la suite le sujet de ma thèse. Après ma soutenance de doctorat en 2013, j’ai été recruté par le groupe de recherche quantitative chez J.P. Morgan spécialisé dans les produits dérivés de taux d’intérêt.
Stanford : La Bibliothèque
TOUT EST POSSIBLE
Que retenez-vous de votre passage à l’X ? Pourquoi avoir choisi d’y étudier ?
Y.L. : Quand mon entourage se plaint que j’entreprends trop de projets et que j’ai tendance à vouloir tout organiser et prévoir (ce qui, selon moi, n’arrive que rarement), ma réponse la plus convaincante est que je n’avais jamais prévu de venir en France, et encore moins d’y étudier à l’X, à tel point que je n’ai commencé à connaître l’X que lorsque j’ai appris que j’y étais admise.
“ Les plus grands choix dans la vie se font souvent par hasard ”
De l’université de Pékin à l’aéroport de Roissy, sans parler un mot de français, je ne peux que dire que les plus grands choix dans la vie se font souvent par hasard. C’est par la suite que notre volonté et notre détermination nous amènent à choisir de les suivre ou non. J’ai choisi de suivre ce hasard, ayant un petit goût de folie, quand l’X m’a tendu les bras avec le soutien d’Égide m’offrant la bourse Eiffel, qui m’a permis d’aller voir la fameuse tour, à l’aurore, juste après mon premier vol international.
Et mis à part la chance, je retiens surtout que tout est possible dans la vie, si nous le voulons bien, et que le monde est bien plus vaste que la carte du monde de ma chambre d’enfance.
G.T. : L’X a été pour moi une période d’ouverture durant laquelle j’ai pu découvrir la valeur de la pensée mathématique dans d’autres disciplines. De voir que l’on pouvait extraire la structure d’un système sans l’y réduire, en dessiner le squelette pour mieux se concentrer sur ce qui s’en détache m’a ouvert de nombreux horizons dont certains que j’ai explorés durant ma quatrième année.
La finance est pour moi un exemple dans lequel cette approche intellectuelle est nécessaire sans pour autant que la discipline ne s’y réduise.
OUVERTURE ET FERMETURE
Que faites-vous au quotidien ? Qu’est-ce qui vous plaît le plus ?
UN MICROCOSME FASCINANT
Il est naïf de penser que la proximité de l’argent qu’offre le monde de la finance ne saurait attirer une avidité massive (tout comme la falsification de données dans le monde académique qui, ayant moins d’impact sur la vie courante, a fait moins de remous). Les banques sont littéralement des points de convergence pour d’énormes sommes d’argent et la technologie en facilite l’accès et l’excès.
Cela dit, ce n’est pas pour cela que l’on doit travailler en finance. C’est un monde qui se trouve à l’intersection des mathématiques, de l’économie, de la technologie, du droit, de la psychologie des foules et même de la théorie du récit ; en cela, c’est un microcosme fascinant, aux problèmes intéressants et à l’impact réel qui ne peut se résumer aux abus qu’il occasionne et continuera d’attirer (Guillaume Troianowski).
Y.L. : C’est probablement la question la plus technique que l’on puisse poser à un financier ! Car, au-delà de la réponse classique, « concevoir des produits financiers et couvrir les risques associés », expliquer les concepts et les techniques qui forment le cœur du métier en quelques mots n’est pas une chose facile.
Le quotidien est rythmé par l’ouverture et la fermeture des marchés, mais n’est en rien routinier, car chaque jour apporte son lot de nouveaux défis ; si les problèmes se ressemblent, ce n’est pas le cas des solutions.
Pour quelqu’un qui a passé des années à étudier les mathématiques (appliquées), aime cette matière, et est assez lucide pour savoir qu’il ne sera pas la prochaine médaille Fields, la finance quantitative est une plaisante gymnastique du cerveau qui peut aboutir à quelque chose de concret (profitable de préférence) assez rapidement.
Le tout associé à ce grand défi quotidien d’expliquer, de défendre, d’adapter nos idées auprès d’interlocuteurs qui ne perçoivent pas toujours le monde en formules ou en équations.
Et dans mon métier, en dehors des discussions entre experts, ce sont souvent ces interlocuteurs qui nous poussent à être plus innovants tout en gardant les pieds sur terre.
UN QUOTIDIEN DYNAMIQUE
G.T. : Mon quotidien se partage entre la construction de modèles en mathématiques financières, la programmation et l’analyse des résultats, et l’équilibre entre ces trois pôles rend mon travail intéressant.
“ La spéculation n’est fustigée que lorsqu’elle est malheureuse ”
La recherche appliquée, si elle ne se focalise que sur la preuve de concept, peut être frustrante au mieux et complètement erronée au pire (comme il m’a été donné de m’en apercevoir) car elle se donne le choix du problème à résoudre, choix parfois trop parfaitement choisi pour illustrer une technique nouvelle.
Lorsque, au contraire, elle s’applique à résoudre un problème industriel ayant une composante matérielle, le problème impose un contexte qu’il est plus difficile de manipuler, valorisant ainsi davantage sa résolution.
L’ajout de la programmation comme principal outil de travail donne la possibilité de construire la solution à un problème sans les difficultés matérielles que rencontrerait un biologiste expérimentaliste ou un architecte. Ces éléments en font un quotidien dynamique, aux multiples opportunités d’apprentissage.
ÉVOLUTION PLUS QUE CONTRADICTION
Le secteur financier continue d’attirer de nombreux diplômés, en particulier les X. En même temps, il est fustigé par les médias et l’opinion depuis la crise des subprimes de 2007. Comment vivez-vous cette contradiction ?
Y.L. : Je dirais que c’est plutôt une évolution qu’une contradiction. Je ne suis pas dans le métier depuis assez longtemps pour parler de la finance d’avant, mais la finance d’aujourd’hui a certainement évolué et évoluera vers de nouveaux équilibres.
Si j’ai commencé le métier par apprendre et appliquer des formules et des modèles, j’ai surtout appris que la finance ne vit pas dans une tour d’ivoire. Nous avons aussi une grande responsabilité à l’égard de notre trading desk, de notre banque et surtout de nos investisseurs, dans un environnement qui ne cesse de changer.
Faire partie de cette évolution du métier est plutôt une chance, car les changements créent aussi de nouvelles opportunités et amèneront le métier vers un meilleur avenir.
G.T. : Je ne vois pas ma situation actuelle comme une contradiction. La spéculation sur des valeurs de plus en plus volatiles qui fut une des causes de la crise n’est fustigée que lorsqu’elle est malheureuse ; victorieuse, elle prend le nom de talent et est présentée par les hedge funds comme la garantie de leur valeur, justifiant des frais astronomiques.
D’autre part, la finance, système omniprésent d’une complexité grandissante, nécessite un contrôle à la hauteur, s’appuyant sur un équilibre entre avancée technologique et pensée abstraite.
Ce défi de taille vaut bien qu’on s’y arrête, en dépit d’une image contestable.
Stanford : Les Arcades.
Stanford : Batiment principal.
L’ATOUT DE LA DIFFÉRENCE
Yun, tu travailles dans un milieu très masculin – voire macho. Comment faire quand on est une polytechnicienne ?
Y.L. : Les polytechniciennes y ont probablement été habituées bien avant de choisir leur métier. De mémoire, ma promotion faisait partie des promotions récentes les plus masculines, avec une quarantaine de filles, et avant l’X, j’étais dans un département de mathématiques comptant encore moins de filles.
Statistiquement parlant, mon milieu est même devenu de plus en plus féminin. Personnellement, je ne vois pas de difficulté particulière à travailler avec des gentlemen tout en gardant ma féminité.
Au contraire, être différente peut être une richesse voire un atout, tout comme notre origine, notre parcours académique et notre vécu personnel. Et c’est surtout vrai dans une ville comme Londres.
UN MODE DE PENSÉE
Comment passe-t-on de la recherche en mathématiques aux salles de marché ?
G.T. : Cette transition s’est faite très aisément. Les mathématiques sont un outil très versatile et, bien qu’il n’y ait que peu de place en finance pour la topologie algébrique appliquée, la pensée algébrique en elle-même se trouve invoquée chaque fois qu’une structure simple apparaît sous la forme d’un système complexe.
J’ai passé mon doctorat à essayer de traduire la stabilité apparaissant dans les propriétés topologiques de certains complexes en termes algébriques. Cette démarche peut s’appliquer à d’autres domaines et, même si cette formulation algébrique n’est pas toujours au rendez-vous, le mode de pensée en lui-même reste le même.
CONSEIL AUX JEUNES
Y.L. : Mon père me répétait : les seules limites sont dans notre tête. Je pense que quand on fait ce que l’on aime, il est plus facile de franchir ses limites, et de donner du sens à ce que l’on fait. Ayez une carrière passionnante et sans limites.
“ Les seules limites sont dans notre tête ”
G.T. : Le temps passé en université et la possibilité d’apprendre un domaine nouveau sont précieux.
Je suis conscient que la tendance est de se ruer vers la carrière mais, étant donné la difficulté, une fois que l’on y est engagé, de se retourner vers les sciences et les lettres pour y apprendre quelque chose de nouveau par simple plaisir, il est important d’en avoir fait l’expérience avant de faire un pas qui marque le début d’une période d’une quarantaine d’années.