De l’absinthe au pastis
La prédilection des Méditerranéens pour l’anis est bien connue : du pastis français à l’arak libanais, en passant par l’ouzo grec ou le raki turc, les boissons anisées font recette dans beaucoup de pays qui bordent la Méditerranée. Cette passion est assez récente : les premiers alcools à l’anis sont apparus dans le nord de l’Europe et le pastis français est l’héritier en ligne directe de l’absinthe, qui vient du Jura.
On doit en effet l’invention de cet alcool à la réputation sulfureuse du Dr Ordinaire, médecin français exilé dans le canton suisse de Neuchâtel. Les premières absinthes étaient fabriquées en Suisse, mais les droits de douane prohibitifs sur les alcools importés inciteront Henri-Louis Pernod à créer en 1805 une distillerie à Pontarlier, dans le Doubs, pour commercialiser de l’extrait d’absinthe fabriqué à partir d’alcool, de plantes d’absinthe, d’anis vert, de fenouil et d’hysope.
Le succès viendra très vite et la Maison “ Pernod Fils ”, première distillerie française, donnera un essor industriel à cette liqueur.
Les artistes et les poètes feront la célébrité de la “ fée verte ”, boisson favorite de Verlaine et de Rimbaud. On disait aussi d’Alfred de Musset : “ Il s’absente souvent. Non, il s’absinthe souvent. ” Les Buveurs d’absinthe de Degas et Manet ont immortalisé ce rite de l’absinthe bue tous les soirs sur les boulevards à partir de six heures, les “ happy hours ” de la Belle Époque…
Soupçonnée de provoquer des troubles nerveux, la fée verte va devenir au vingtième siècle une vilaine sorcière. L’absinthe sera interdite en France à partir de 1915. Mais les Français avaient pris goût à l’anis qui aromatisait l’absinthe. L’anis ressurgira donc entre les deux guerres sous la forme du pastis.
Le pastis (qui veut dire “mélange” en provençal) ne contient pas de thuyone, la substance qui rend l’absinthe dangereuse à consommer. C’est un mélange d’alcool pur, d’eau, de sucre et d’une essence faite d’anis (anis vert ou badiane), de racines de réglisse ainsi que d’extraits de diverses plantes et épices, dont le dosage permet de faire plusieurs types de pastis différents.
Les pastis traditionnels, comme le Ricard, le Pernod 51 ou le Casanis, sont surtout élaborés à partir de badiane, aux saveurs corsées. Les pastis dits “ à l’ancienne ”, qui sont en fait des nouveaux venus sur le marché, ont des goûts plus complexes et plus fins, ils sont issus du mélange d’un grand nombre de plantes (parfois une centaine), avec un juste dosage, car l’arôme d’anis doit rester dominant dans le pastis. Ce sont des pastis “ haut de gamme ” faits par des petits producteurs.
Le pastis d’Henri Bardoin ou le pastis Boyer Émeraude en sont de bons exemples. Les grandes maisons ne sont pas restées insensibles à cette concurrence, d’autant plus dangereuse que le marché des alcools haut de gamme est plus rémunérateur que celui des premiers prix et – surtout – très porteur d’image, ce qui permet de valoriser l’ensemble d’une gamme.
Les grandes marques représentent des productions massives (plusieurs dizaines de millions de bouteilles par an), mais elles ont l’avantage considérable d’une grande richesse en moyens et d’une expérience de plusieurs décennies qui leur permettent de détenir un certain nombre de secrets de fabrication. Elles incarnent aussi une tradition, car elles portent souvent le nom de leur fondateur.
De ce point de vue, la marque la plus innovante est Pernod, qui diffuse simultanément deux anisés de grande diffusion (le Pernod et le 51) et deux produits haut de gamme, le Henri-Louis Pernod, un pastis aux plantes et aux épices, et un Pernod aux extraits de plante d’absinthe. Ces quatre alcools sont une introduction magistrale à l’univers des apéritifs anisés.
Le Pernod n’est pas vraiment un pastis, puisque les plantes et l’anis destinés à son élaboration sont macérés avant d’être distillés. De plus, il contient peu de réglisse. De couleur jaune citron, il dégage une agréable sensation de fraîcheur, avec un goût très franc et des nuances de menthe : on retrouve là une origine plus jurassienne que méditerranéenne.
Le Pastis 51 est au contraire fortement réglissé, avec des saveurs complexes et puissantes, mais aussi beaucoup de fraîcheur.
Le Henri-Louis Pernod n’est pas un pastis mais une anisette, car il ne contient pas de réglisse. C’est un produit très fin. Des arômes d’anis vert, de cardamome, de cumin, de menthe et de basilic en font une boisson complexe et subtile.
Le Pernod aux extraits de plante d’absinthe est un spiritueux très proche de l’absinthe qui assura au XIXe siècle le succès de la Maison Pernod. Comme l’absinthe, il titre 68°, mais possède un très faible taux de thuyone, pour respecter les contraintes législatives. Élaboré à partir d’extraits d’absinthe, de badiane, d’hysope et d’autres herbes, c’est une boisson originale, aux arômes complexes, qui ne contient pas de sucre.
On peut la boire telle quelle ou légèrement sucrée, “ à l’ancienne ” en la versant goutte à goutte sur un sucre placé sur une cuillère ajourée posée en équilibre sur un verre. Mais c’est assez fastidieux et il faut un certain entraînement pour acquérir le tour de main nécessaire. L’alternative consiste à sucrer directement avec un peu de sucre.
Un édulcorant liquide de synthèse, facile à doser et qui sucre immédiatement le liquide, est peut-être la meilleure solution.
Le pastis est enfin un compagnon idéal de la cuisine de l’été. Son agrément en tant qu’apéritif est connu, mais il apporte aussi une touche d’originalité à un certain nombre de préparations culinaires. Le loup grillé au fenouil peut être relevé d’un peu de pastis.
De même, n’hésitez pas à aromatiser un thé glacé de citron vert accompagné d’une goutte de pastis ou à déglacer la poêle avec un trait de pastis après avoir fait sauter des gambas ou des langoustines.
Quand on utilise le pastis en cuisine, il faut être vigilant sur le dosage (une petite quantité suffit) et éviter les cuissons longues. Les plus beaux accords viendront avec les produits du Sud : poissons et coquillages de la Méditerranée et fruits gorgés de sucre (melons, figues, fruits rouges, agrumes, abricots…).