De l’asymétrie des sanctions américaines en matière de lutte contre la corruption
Les sanctions américaines extraterritoriales sont devenues une arme de coercition massive au service de la guerre économique. Comment la France peut-elle s’adapter et réagir ?
Lorsqu’une entreprise est sous enquête du DoJ pour enfreinte au FCPA, elle n’a d’autre choix que de coopérer le plus rapidement possible afin de minimiser l’amende éventuelle et de protéger ses cadres. Toutes ont donc négocié avec le DoJ soit un plaider coupable (Plea Agreement-PA), soit un accord de poursuites différées (Deferred Prosecution Agreement-DPA), soit encore un accord de non-poursuite (Non Prosecution Agreement-NPA).
REPÈRES
Depuis que le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) existe (1977), seules deux entreprises américaines de petite taille ont osé défier le DoJ (Department of Justice) lors d’un procès. C’était à la fin des années 90, avant que la loi ne devienne extraterritoriale et à un moment où les poursuites étaient très rares. Depuis que la loi a une portée extraterritoriale (1998), aucune entreprise n’a pris ce risque.
Une coopération totale obligée
Les étapes d’une coopération entre l’entreprise et le DoJ sont les suivantes. Tout d’abord l’entreprise choisit un grand cabinet d’avocats américain qui a la confiance du DoJ, à qui elle va sous-traiter l’enquête interne. Ce cabinet va lui-même se faire assister par un ou plusieurs cabinets de forensic pour collecter tout type d’information aux quatre coins du monde. Puis l’entreprise et son conseil américain vont ensuite négocier avec le DoJ le périmètre géographique et temporel de l’enquête interne. Dans les cas les plus graves, le périmètre sera mondial et la période couverte pourra s’étaler sur dix à quinze ans voire plus. Ensuite le conseil américain demandera à l’entreprise un accès total à ses archives, comptes, collaborateurs, etc. La coopération doit être totale. Sa crédibilité vis-à-vis du DoJ étant en jeu, le cabinet conseil n’hésitera pas à renoncer au mandat s’il se voit refuser l’accès à certains dossiers ou certaines filiales sensibles de l’entreprise. Ce serait alors pour l’entreprise le pire des scénarios que d’avoir son conseil se dessaisissant de l’affaire car cela montrerait au DoJ que leur coopération n’est pas totale.
Les pouvoirs du procureur
Une fois l’enquête interne terminée, ce qui peut prendre plusieurs mois ou même des années, l’entreprise et son conseil présenteront leurs conclusions au DoJ en exposant tous les faits répréhensibles détectés dans les moindres détails incluant la liste des employés et intermédiaires-complices externes impliqués. S’ensuit une période de négociation sur la forme de l’accord (PA, DPA, NPA) et le montant de l’amende. Une très grande latitude dans la définition de ce montant est laissée à la discrétion du procureur. En fonction de sa perception du degré de coopération de l’entreprise, le procureur peut accorder à l’entreprise un rabais substantiel de l’amende comparé à l’amende type telle que calculée en utilisant les US Sentencing Guidelines, sorte de guide définissant les peines standards.
“La France et l’Europe doivent sans délai
lutter plus activement
contre la corruption.”
La mainmise du DoJ sur les entreprises poursuivies
L’entreprise et le DoJ signent l’accord qui est ensuite soumis à l’approbation, généralement sous trente jours, d’un juge fédéral qui, jusque-là, était absent des débats. Une des raisons de l’absence du juge dans la procédure est le fait que la mise en examen de l’entreprise par le DoJ se fait, de manière extrêmement choquante, le même jour que la signature de l’accord ! Cela permet au DoJ d’avoir un taux record de 100 % de conviction rate. Il est extrêmement rare qu’un juge n’approuve pas l’accord prénégocié, d’où leur surnom de « juge tampon ».
L’entreprise a ensuite dix jours pour s’acquitter de l’amende au Trésor américain. Mais la sentence n’est pas pour autant achevée. Les accords incluent en effet un monitoring de trois ans, pendant lesquels un monitor, présélectionné par l’entreprise mais approuvé par le DoJ, suit les progrès de l’entreprise en matière de mise en conformité, a accès à tous les documents internes et envoie régulièrement des rapports d’étape à Washington.
Le DoJ coupeur de têtes
Enfin, sans que cela fasse parti de l’accord écrit (PA, DPA ou NPA), le DoJ impose également à l’entreprise de se séparer d’un certain nombre de cadres (souvent venant des équipes commerciales) et de hauts dirigeants impliqués ou soupçonnés d’avoir été impliqués dans les faits de corruption reprochés. Cette demi-mesure peut être choquante car ces personnes, bien que non mises en examen, sont néanmoins forcées de quitter l’entreprise. Cela l’affaiblit beaucoup sur le long terme. Dans 75 % des cas FCPA, personne n’est donc mis en examen ou arrêté, bien que l’entreprise ait reconnu les faits et payé une amende.
Si l’entreprise décide dans un premier temps de ne pas coopérer, le DoJ identifie des collaborateurs proches de la direction générale et les met en examen pour signifier qu’il a les moyens de la faire plier et de l’amener à la table de négociations. C’est très efficace car l’arrestation de cadres proches des dirigeants a jusqu’à présent toujours conduit ces derniers à finalement coopérer, de peur du risque de se retrouver eux-mêmes mis en examen et condamnés à une peine de prison.
Des poursuites et sanctions du DoJ ciblées
Le graphe ci-dessous illustre que la politique active de lutte contre la corruption par les autorités américaines date du début des années 2000, à partir du moment où le FCPA devient extraterritorial (1998) donc pouvant cibler les concurrents européens des entreprises américaines et à partir de l’entrée en vigueur du Patriot Act (2001 révisé en 2005) qui donne aux agences de renseignements américaines une grande latitude pour espionner ces mêmes entreprises. Le Foreign Corrupt Practices Act américain pourtant voté dès 1977 n’est donc effectivement utilisé de façon active dans la lutte contre la corruption internationale que depuis une dizaine d’années.
Le « retard de la France de quarante ans » par rapport aux États-Unis souvent mis en avant n’est donc qu’une vue de l’esprit. Néanmoins la France et l’Europe doivent se mettre sans délai à lutter plus activement contre la corruption. Il ne s’agit pas que d’une question de volonté politique mais aussi de moyens, qui à ce jour restent souvent très en deçà de ce qu’une réelle politique de lutte contre la corruption permettrait dans un pays démocratique. Ce sont aujourd’hui les procureurs américains qui ont été et sont toujours les plus actifs à lutter contre la corruption commise par les groupes européens et qui remplissent donc les caisses du Trésor public américain. Cette situation est en train de se rééquilibrer grâce à la mise en place en France, suite à l’affaire Alstom, de la loi Sapin 2.
Une analyse des cas des 32 entreprises ayant payé plus de 100 millions USD d’amendes aux autorités américaines (DoJ + SEC) fait ressortir les points suivants :
- 78 % des amendes ont concerné des entreprises non américaines (européennes, sud-américaines ou asiatiques) ;
- 66 % des poursuites concernent des entreprises européennes (UE + la Suisse) pour un montant d’amendes cumulé de 7 856 millions USD (il s’agit de condamnations pour corruption et cela n’intègre pas les amendes pour violation d’autres lois américaines à portée extraterritoriale : règles de contrôle des exportations telles que l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR) et sanctions économiques en vertu de la loi d’Amato-Kennedy, qui ont donné lieu à d’autres sanctions, pour des montants individuels parfois beaucoup plus élevés).
- Pour les entreprises non américaines, dans la majorité des cas les enquêtes ont été initiées aux États-Unis et étendues à la demande du DoJ à l’ensemble de l’entreprise concernée. Les sanctions concernent alors, pour les entreprises non américaines, l’ensemble du groupe (sociétés mères + filiales), alors que, dans la plupart des sanctions prononcées contre des entreprises américaines, seule la filiale qui a fait l’objet de l’enquête est sanctionnée. Les sanctions sont alors beaucoup moins sévères.
- 22 % des poursuites concernent des entreprises américaines pour un montant d’amendes cumulé de $2 165 millions. Dans la majorité de ces cas, les enquêtes sont initiées hors des États-Unis par des autorités judiciaires étrangères, reprises ensuite à leur compte par le DoJ ou la SEC. Cela permet au gouvernement américain de traiter lui-même les cas de ses entreprises nationales et de collecter ainsi leurs amendes au bénéfice du Trésor public américain.
- Dans 75 % des cas, aucune condamnation de personnes physiques n’a été prononcée, malgré la reconnaissance des faits par l’entreprise et le paiement d’amendes colossales. Dans cette liste, seulement deux des 28 personnes mises en examen par le DoJ travaillaient pour des entreprises américaines (Halliburton / KBR). Ces deux personnes avaient perçu de façon illégale des rétrocommissions à titre personnel, pour des montants de plusieurs millions de dollars américains.
- Nous constatons dans cette liste des entreprises américaines sanctionnées beaucoup de grands « absents » évoluant dans des secteurs ultra-sensibles : armement, industrie pétrolière, secteur minier, construction, télécom… Le DoJ et le FBI ont donc été très efficaces à détecter depuis 2005 les faits de corruption commis par des entreprises européennes dans ces secteurs, mais très peu efficaces depuis 1977 à détecter ceux de leurs propres entreprises exportant pourtant sur les mêmes marchés internationaux, dans les mêmes pays à risques.
- Aucune entreprise chinoise ne figure à ce jour dans ce palmarès. Il est vrai qu’à l’inverse des gouvernements européens, le gouvernement chinois applique dans de tels cas, des mesures de rétorsion immédiates, comme nous l’avons vu encore récemment dans le cas de l’arrestation de la CFO de Huawei mise en cause par le DoJ pour enfreinte à la loi américaine sur les embargos vis-à-vis de l’Iran. Cet état de fait risque d’évoluer car le DoJ a publié le 1er novembre 2018 le DoJ China Initiative qui donne instruction aux agences américaines de cibler « les entreprise chinoises concurrentes de sociétés américaines pour enfreinte au FCPA ».
De ce qui précède, on peut constater que le FCPA est avant tout une loi qui cible les entreprises européennes (et depuis peu sud-américaines) avec une focalisation sur des grands groupes concurrents de sociétés américaines dans des secteurs sensibles comme l’énergie, les télécoms, le pétrole, la défense : Siemens, Alstom, Odebrecht, ENI, Technip, Petrobras, BAE Systems, Alcatel, Rolls-Royce, Daimler, Vimpelcom, Telia, etc.
“78 % des amendes ont concerné des entreprises non américaines.”
Analyse des amendes payées aux autorités américaines au titre du FCPA (> $100 millions) (Source : Ikarian) :
N° |
Entreprises |
Pays |
Date |
Amendes USA DOJ + SEC (Millions) |
1 |
ERICSSON |
Suède |
2019 |
$1060 |
2 |
MTS |
Russie |
2019 |
$850 |
3 |
SIEMENS |
Allemagne |
2008 |
$800 |
4 |
ALSTOM |
France |
2014 |
$772 |
5 |
TELIA |
Suède |
2017 |
$691,6 |
6 |
HALLIBURTON / KBR |
USA |
2009 |
$579 |
7 |
TEVA PHARMACEUTICAL |
Israël |
2016 |
$519 |
8 |
TECHNIP |
France |
2010 + 2019 |
$420 |
9 |
OCH-ZIFF CAPITAL MNGT |
USA |
2016 |
$412 |
10 |
BAE systems |
UK |
2010 |
$400 |
11 |
TOTAL |
France |
2013 |
$398,2 |
12 |
VIMPELCOM |
Pays-Bas |
2016 |
$397,5 |
13 |
ALCOA |
USA |
2014 |
$384 |
14 |
ENI / SNAMPROGETTI |
Italie |
2010 |
$365 |
15 |
AIRBUS SE |
Pays-Bas/France |
2020 |
$294,5 |
16 |
SOCIETE GENERALE |
France |
2018 |
$293 |
17 |
WALMART |
USA |
2019 |
$282,7 |
18 |
PANASONIC |
Japon |
2018 |
$280 |
19 |
JPMORGAN CHASE |
USA |
2016 |
$264 |
20 |
ODEBRECHT / BRASKEM |
Brésil |
2017 |
$260 |
21 |
SBM OFFSHORE |
Pays-Bas |
2017 |
$238 |
22 |
FRESENIUS MEDICAL |
Allemagne |
2019 |
$231 |
23 |
JGC CORPORATION |
Japon |
2011 |
$218,8 |
24 |
EMBRAER |
Brésil |
2016 |
$205,5 |
25 |
DAIMLER |
Allemagne |
2010 |
$185 |
26 |
PETROBRAS |
Brésil |
2018 |
$170,6 |
27 |
ROLLS-ROYCE |
UK |
2017 |
$170 |
28 |
WEATHERFORD |
Suisse |
2013 |
$152,6 |
29 |
ALCATEL |
France |
2010 |
$138 |
30 |
AVON PRODUCTS |
USA |
2014 |
$135 |
31 |
HEWLETT PACKARD |
USA |
2014 |
$108 |
32 |
KEPPEL OFFSHORE & MARINE |
Singapour |
2017 |
$105 |
|
USA : |
$2 165 M |
|
|
Autres : |
$1 759 M |
|
|
Europe : |
$7 856 M |
Une asymétrie sonnante et trébuchante
Une autre façon factuelle de caractériser l’asymétrie des sanctions américaines est de comparer les condamnations engagées contre les plus grandes entreprises américaines (celles cotées à l’indice Dow Jones) avec leurs correspondantes françaises (cotées au CAC 40). Le rapport est de 1 à 4 : 625 millions USD d’amendes depuis 1977 pour les entreprises de l’indice Dow Jones, contre 2,3 milliards USD d’amendes depuis 1998 pour celles du CAC 40.
Qu’a changé la loi Sapin 2 ?
Entre 2000 et 2015, les autorités françaises ont attaché peu d’importance à la lutte contre la corruption internationale de leurs champions nationaux. Aucune condamnation pénale définitive n’a été prononcée pendant ces quinze ans. La France n’était pas seule dans ce cas. Encore maintenant, très peu de pays, y compris les États-Unis, sanctionnent leurs propres entreprises dans des cas de corruption d’agents publics étrangers, préférant se concentrer sur la corruption nationale.
Les États-Unis, qui se sont autodéclarés gendarmes du monde économique, ont eu alors beau jeu de justifier leurs interventions contre les sociétés européennes en arguant que cette situation créait une distorsion de concurrence au détriment des entreprises américaines, qui elles étaient bien sûr vertueuses.
Puis, il y eut les affaires Alstom (FCPA) et BNP Paribas (enfreinte aux embargos) en 2014 qui ont déclenché une prise de conscience brutale du problème de l’asymétrie des sanctions et de l’extraterritorialité du droit américain. La réaction fut la création en 2016 de la loi Sapin 2 après la publication de l’excellent rapport Lellouche-Berger.
En créant l’Agence française anticorruption, en imposant aux grandes entreprises françaises de mettre en place huit procédures anticorruption et en instaurant le principe de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), la France a prouvé sa volonté de rattraper son retard. La loi Sapin 2 est ainsi devenue la loi la plus stricte en matière de lutte contre la corruption internationale et une référence mondiale. Pour l’instant, ses plus grands succès ont été sa capacité à « rapatrier » en France une partie des amendes des entreprises françaises poursuivies initialement par les autorités américaines et anglaises. D’abord avec le cas de la Société Générale où la France a pu partager l’amende pour moitié avec les États-Unis puis avec l’affaire Airbus où, cette fois, les deux tiers de l’amende ont été payés au Trésor français.
La loi Sapin 2 est donc jusqu’à présent une loi principalement défensive. Cela suffira-t-il à stopper les velléités américaines ?
La guerre du droit aura bien lieu
Cela dépendra beaucoup du contexte géopolitique mais aussi des moyens de prévention mis en œuvre par les entreprises françaises pour renforcer leurs équipes de compliance, leurs procédures internes et leurs contrôles. Il va de soi que rien ne se fait sans budget et équipe dédiés et sans processus clairs appliqués de manière non cosmétique. Deux axes me paraissent particulièrement importants : les formations en présentiel pour les cadres les plus exposés et les vérifications d’intégrité des parties tierces les plus risquées identifiées par la cartographie des risques.
Le plus grand risque pour les entreprises françaises est, à mon avis, le risque de passif. En effet, le DoJ peut poursuivre des entreprises sur des faits extrêmement lointains comme nous l’avons vu dans le cas de Total ou celui d’Alstom, le principe de prescription étant souvent détourné. La CJIP peut être un moyen pour celles-ci de « purger » ce passif. Certains freins à la conclusion de la CJIP existent encore dans la loi Sapin 2 qu’il faudra certainement réviser.
Demain, notre regard devra également se porter sur la Chine qui est devenue une cible privilégiée des autorités américaines. La réaction chinoise est en préparation. Le 13e Congrès national du peuple chinois qui vient de s’achever en mai a mis dans ses conclusions le projet suivant : « Accélérer la construction d’un système juridique à portée extraterritoriale dans des secteurs particuliers, formuler une loi sur le contrôle des exportations, modifier la loi antiblanchiment, la loi de la Banque populaire de Chine, la loi sur les banques commerciales et la loi sur les assurances. »
La guerre du droit ne fait que commencer et la France doit continuer à s’armer juridiquement.