De l’École polytechnique à la Technische Hochschule
Bien que notre numéro soit consacré à l’Allemagne d’aujourd’hui et de demain, cet article, qui décrit plutôt ce qui s’est passé dans le domaine de l’enseignement aux XVIIIe et XIXe siècles, nous a paru particulièrement intéressant, car il émane d’un camarade de nationalité allemande, qui a pu ainsi confronter les profondes différences culturelles que l’on peut constater entre les deux rives du Rhin.
La Jaune et la Rouge se devait donc de l’accueillir dans ses colonnes à l’occasion de ce numéro spécial.
Cet article rappelle le rayonnement de la jeune École polytechnique du début du XIXe siècle et remonte aux origines du système de formation des ingénieurs en Allemagne. Au-delà de la parenté historique entre l’École polytechnique et les Technischen Hochschulen, il s’agit de mettre en perspective les motivations pour les évolutions propres des écoles d’ingénieurs de part et d’autre du Rhin. Puisse cette évocation des spécificités de la formation des ingénieurs allemands appuyer la coopération entre l’École polytechnique et les Technischen Hochschulen et faciliter la communication entre l’ingénieur français et ses homologues allemands.
Les systèmes de formation des ingénieurs en France et en Allemagne diffèrent en deux points fondamentaux : ici le recrutement se fait sur concours très sélectifs après deux à trois années de classes préparatoires, là les études d’ingénieur commencent directement après le baccalauréat (Abitur) et sont sanctionnées par des examens universitaires sans esprit compétitif ; ici l’enseignement est très structuré, à vocation généraliste et conceptuelle, là il est de type universitaire à contenu plus spécialisé.
Ces différences se sont manifestées dès la création de ces systèmes et se sont affirmées au cours du XIXe siècle. Le rôle social des universités, par opposition aux écoles spéciales, et le statut des sciences techniques, par opposition aux sciences pures ou fondamentales, ont joué un rôle déterminant dans ce processus de différenciation. Pourtant l’origine des Technischen Hochschulen qui dispensent, à côté des Fachhochschulen, l’enseignement des sciences de l’ingénieur en Allemagne est étroitement liée à la création de l’École polytechnique en 1794, figure de proue des écoles d’ingénieurs françaises et modèle initial pour les écoles d’ingénieurs dans l’Europe germanique.
Création d’écoles spécialisées
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la transmission du savoir technique et artisanal (dits arts et métiers) se faisait quasi exclusivement sur le mode de l’apprentissage. Les premiers secteurs à ressentir le besoin d’un enseignement technique supérieur institutionnalisé furent les armées (armement, génie militaire et artillerie) et les administrations des mines et du génie civil. Ainsi l’Europe germanique se dota-t-elle parallèlement à la création d’écoles spéciales en France (Ponts et Chaussées en 1747, École des ingénieurs de Mézières en 1748) d’établissements d’enseignement technique, dont les plus reconnus étaient les écoles des Mines de Schemnitz (Hongrie, 1746), de Freiberg (1765), de Berlin (1770) et de Clausthal (1775). Ces dernières étaient réputées à travers l’Europe pour la qualité de leur enseignement ; la Bergakademie Schemnitz inspira par ailleurs la structure de l’enseignement de la chimie à l’École polytechnique.
Au début du xixe siècle, alors que l’industrialisation de l’Allemagne était peu avancée, les États allemands poursuivaient des politiques mercantilistes de soutien du commerce, de l’artisanat et surtout de l’industrie naissante. En tant qu’instrument privilégié de cette politique, la promotion de l’enseignement technique supérieur visait à former une classe d’ingénieurs, d’entrepreneurs et d’industriels destinés au rôle de moteurs du développement économique du pays. Cette politique conduisit dans la première moitié du XIXe siècle à la création d’un certain nombre d’écoles d’ingénieurs qui contribuèrent à la première vague d’industrialisation de l’Allemagne entre 1840 et 1860. Cette motivation industrielle distingue dès l’origine les Technischen Hochschulen de leur modèle qu’est l’École polytechnique, créée comme on le sait prioritairement (mais pas exclusivement) aux fins de former des ingénieurs pour les armées et les administrations publiques françaises.
Bâtiment central de la Polytechnische Schule Karlsruhe autour de 1825.
Une fois reconnu le besoin d’un enseignement technique de qualité, la solution naturelle aurait été d’associer aux universités déjà existantes des facultés et des chaires correspondantes. Ceci fut tenté au XVIIIe siècle dans le cadre des sciences dites camérales (finances, économie et administration publiques) mais les cours de technologie ne dépassaient alors pas le niveau d’un descriptif non structuré des techniques et procédés existants à destination d’administrateurs et non d’artisans ou d’ingénieurs. De même, les académies scientifiques créées sur le modèle de l’Académie des sciences française s’occupaient intensément de problèmes technologiques mais ne pouvaient pas remplir de fonction d’enseignement.
La création de l’École polytechnique en 1794 et la réputation scientifique internationale qu’elle acquit dès les premières années encouragèrent les promoteurs d’un nouveau système de formation en Allemagne. La mise en évidence de l’applicabilité des méthodes mathématiques aux problèmes techniques telle qu’elle a été démontrée spécialement dans les écoles des Mines, et plus généralement la prise de conscience qu’il existe une unité de fondement aux disciplines enseignées dans les écoles spécialisées conduisirent à la création des premières écoles supérieures techniques.
Prague, Vienne puis Karlsruhe
Le premier Institut polytechnique fut fondé en 1806 à Prague. Cet institut trouva sa motivation dans le dynamisme pré-industriel de la Bohême et son modèle dans l’École polytechnique. Pour la première fois, la frontière entre les sciences exactes et la technologie fut abolie dans un plan d’enseignement. Mais l’établissement manquait cruellement de moyens et souffrait de la rivalité avec la puissante université de Prague, par ailleurs également historiquement la première université de langue allemande, si bien que le niveau scientifique resta modeste. Si la primauté chronologique est généralement reconnue à cet Institut polytechnique, la renommée de Prague devint rapidement secondaire devant celle de Vienne.
Encouragé par les exemples de Paris et de Prague, l’empereur autrichien s’impliqua activement dans la planification et enfin la création en 1815 de l’Institut polytechnique de Vienne. L’Institut se composait de classes préparatoires et de deux sections, l’une commerciale, l’autre technique. L’organisation était volontairement analogue à celle d’une université, avec une structure par services ou facultés, avec la garantie de la liberté des études (contrairement à l’École polytechnique) ainsi que l’attribution du statut de professeur d’université aux enseignants.
C’est à Vienne que se constitua la spécificité des écoles polytechniques germaniques : le système français des écoles d’application n’est pas conservé, les voies de sortie sont mixtes (Corps d’État et industrie), l’ambition est dès le départ d’être reconnu comme une université classique et par conséquent le régime scolaire, voire militaire, n’est pas repris. Plus fondamentalement, les sciences techniques sont véritablement reconnues comme une discipline à part entière, différentes par essence mais aussi complémentaires des sciences savantes ou pures d’une part, et surtout des sciences appliquées d’autre part. Cette distinction ne semble pas avoir de tradition à l’École polytechnique, ce qui conduit à une mathématisation poussée de l’enseignement et à un faible développement de la créativité constructive de l’ingénieur ; le contenu et la structure des études d’ingénieur en France s’en ressentent encore aujourd’hui.
Enfin, la véritable référence historique des Technischen Hochschulen fut posée par la création en 1825 de l’École polytechnique de Karlsruhe, et surtout par sa réorganisation en 1832. Ici aussi la structure s’apparentait à celle d’une université et l’élévation de l’âge (17 ans minimum) et du niveau scolaire requis à l’admission associée à la qualité du corps professoral permirent d’atteindre un niveau scientifique vraiment digne d’un établissement d’enseignement supérieur. L’organisation en deux classes préparatoires (correspondant au Vorstudium actuel) et en filières ou facultés spécialisées (Hauptstudium) deviendra le standard pour les études d’ingénieur.
Vienne, mais surtout Karlsruhe constituèrent alors le modèle pour la multiplication des écoles polytechniques au XIXe siècle en Allemagne. L’exemple de l’École polytechnique fut également fréquemment évoqué dans les phases de planification mais cette référence, en réalité mal connue dans le détail, restait davantage idéelle, voire mythique, que réelle. De plus, le mouvement polytechnicien constitué par les promoteurs des écoles d’ingénieurs avait, comme nous l’avons vu, très vite acquis une spécificité propre liée au rattachement à des structures universitaires et au statut à part entière des sciences techniques. À la suite de ces réalisations pionnières, les créations d’écoles se succédèrent (voir tableau).
Le mouvement polytechnicien
Le développement des écoles polytechniques en Allemagne se heurta à l’hostilité d’une partie du milieu universitaire à inspiration idéaliste et néo-humaniste dont Humboldt, Schelling et Fichte furent des représentants majeurs. Pour ce mouvement, les études universitaires et par extension le progrès scientifique ont pour but principal d’accroître la connaissance humaine, sans aucune finalité pratique, voire industrielle. Les fondateurs des écoles d’ingénieurs furent qualifiés d’apôtres de l’utilitarisme et les universités, dont celle de Berlin nouvellement créée par Humboldt en 1810, s’opposèrent vivement au cours du XIXe siècle à toute assimilation statutaire des écoles polytechniques aux universités.
L’aspiration à l’accès au même statut que les universités s’est exprimée dès la création des écoles polytechniques, bien avant que leur niveau scientifique ne le justifie vraiment. Elle résultait de la volonté de cette nouvelle profession d’ingénieur, représentée par le puissant Verein der Deutschen Ingenieure (VDI), d’acquérir une reconnaissance sociale à la mesure de sa contribution à l’industrialisation et donc à la prospérité du pays ; cette reconnaissance se trouvait être intimement liée au privilège de porter un titre universitaire. À partir de 1865, les écoles polytechniques, Karlsruhe en premier, se donnèrent les statuts d’université et prirent le nom de Technische Hochschule (école supérieure technique). Le conflit avec les universités se poursuivit tout au long du siècle. Finalement le débat fut clos en 1899 par un décret impérial qui attribua aux Technischen Hochschulen le droit de décerner les titres de Diplom-Ingenieur (Dipl.-Ing.) et de Doktor-Ingenieur (Dr.-Ing.), ce qui officialisa la reconnaissance de leur autonomie et de leur qualité scientifique ainsi que le rang social de l’ingénieur.
L’accélération de l’industrialisation à partir de 1880 plaça les Technischen Hochschulen devant de nouveaux défis. Les besoins en ingénieurs hautement qualifiés ne cessaient de croître, la recherche technique universitaire devait se mesurer à la recherche industrielle en plein essor, les débats entre défenseurs d’un enseignement plus théorique ou au contraire plus pratique s’amplifièrent. Les Technischen Hochschulen (appelées aujourd’hui pour certaines Technischen Universität) grandirent et démontrèrent la force de la synergie entre enseignement et recherche technologique en étroite collaboration avec l’industrie. Les structures et les modes de pensée restent néanmoins attachés aux origines du mouvement polytechnicien qui maria université et sciences techniques.