De l’efficacité des politiques familiales
La première remarque que l’on puisse faire est qu’en ce domaine les comparaisons sont assez difficiles et que pour beaucoup ce sujet est passionnel. Pour les uns il est « politiquement incorrect » de croire que des politiques démographiques puissent porter des fruits, au contraire pour d’autres (les « hypernatalistes ») les affirmations péremptoires tiennent souvent lieu d’études scientifiques.
Pour procéder scientifiquement il convient de faire d’une part une étude théorique et de l’autre de rechercher des comparaisons les plus significatives et les plus variées possibles.
Il est bien entendu hors de question de tenter de reconstituer l’écheveau des éléments qui gouvernent les motivations des couples. La seule étude que nous puissions valablement faire est de rechercher les corrélations entre le nombre d’enfants et les conditions économiques avec « le maximum de choses égales par ailleurs ».
L’approche économique théorique s’appuie sur trois domaines qui sont au voisinage de notre sujet :
- la consommation de biens durables,
- les externalités,
- les investissements.
Gary Becker, Américain et prix Nobel d’économie, a bien analysé le premier point. La théorie la plus classique avec ses fonctions d’utilité (décroissantes avec le nombre des « biens durables », ici les enfants), avec le niveau de vie et bien sûr le nombre N des enfants, montre sans ambiguïté qu’un accroissement extérieur du revenu en fonction de N (allocation, quotient familial, etc.) fait croître le nombre N. La théorie des externalités va dans le même sens : les externalités positives sont toujours plus poussées quand elles sont aidées par l’État.
Pour le troisième point, l’investissement, l’idée de « capital humain » remonte à Adam Smith. Mais il faut noter que le point de vue a changé par rapport à autrefois : il n’y a plus de lien au niveau microéconomique (les enfants des autres paient votre retraite…). Cette « socialisation des fruits du travail » est évidemment défavorable à la natalité et l’on peut y remédier en socialisant l’investissement à son tour (politique profamiliale) ou en repersonnalisant l’investissement (retraite personnelle de la mère au foyer, en fonction bien sûr du nombre de ses enfants).
Un certain nombre de cas réels se prêtent bien à l’application et à l’analyse de ces idées, nous les appellerons « laboratoires ».
Le laboratoire sarrois
De 1945 à 1956 la Sarre se trouve sous administration française, elle jouit d’une législation familiale particulièrement favorable et très voisine de celle de notre pays.
Au référendum de 1956 les Sarrois décident de redevenir pleinement allemands.
Ils perdent rapidement leur statut particulier et l’on peut constater que si de 1945 à 1956 l’indice de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) est plus élevé en Sarre que dans le reste de l’Allemagne de l’Ouest – la différence étant en moyenne 0,3 – la situation se renverse dès 1960 pour atteindre bientôt une différence de 0,2 dans l’autre sens pendant de longues années.
Le statut des fonctionnaires français
En plus des allocations familiales ordinaires, les fonctionnaires français bénéficient d’un supplément familial de traitement et de certaines facilités pour prendre des congés parentaux ou travailler à temps partiel.
En regard l’on peut constater au recensement de 1982 :
- les salariées féminines de 35 à 39 ans ont en moyenne 1,83 enfant si elles sont dans la fonction publique et 1,55 seulement si elles n’y sont pas,
- les couples mariés dont l’épouse est née entre 1917 et 1936 ont des descendances finales fortement corrélées à la profession du mari. Les chiffres vont de 2,64 pour les policiers et les militaires et 2,59 pour les « employés civils, agents de la fonction publique » à 2,15 pour les « professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises » avec, à emploi analogue, toujours un avantage de 0,1 à 0,2 pour les fonctionnaires.
La comparaison Allemagne de l’Ouest, Allemagne de l’Est
De la guerre à 1976 les deux Allemagne connaissent des évolutions parfaitement semblables, avec les taux de fécondité élevés du « baby-boom » puis la même descente rapide des années 1966–1974 et la basse fécondité qui a suivie. Leurs courbes de fécondité sont peu écartées et se croisent de nombreuses fois.
Cependant en 1976 le gouvernement est-allemand prend plusieurs mesures pour redresser la situation : ouvertures de nombreuses crèches dans toutes les villes du pays, prêts et dons pour le logement des familles avec plusieurs enfants, année de congés rémunérés après les naissances de rang deux et plus, etc.
En quelques années le redressement est spectaculaire : 182 000 naissances en 1975 et 240 000 en 1982. Ce redressement durera jusqu’à la chute du mur de Berlin.
Après 1989 la législation ouest-allemande s’impose dans toute l’Allemagne, la plupart des crèches sont fermées, faute de crédits, et en quelques années la fécondité est-allemande baisse de moitié… Elle reste aujourd’hui à moins d’un enfant par femme.
Le « laboratoire israélien »
Israël est un mélange de peuples aux origines et aux habitudes très diverses ce qui exige de grandes précautions dans les études de population. Malgré cet inconvénient, Olivia Eckert s’est intéressée à la comparaison entre les kibboutz (où les enfants sont pris en charge collectivement) et les moshav (villages coopératifs où les enfants sont pris en charge par leurs parents respectifs). L’observation a porté sur les années 1965–1968 et sur les femmes d’origine européenne, elle conduit à 3 enfants par femme, en moyenne, dans les kibboutz et seulement 2,5 dans les moshav.
Le moins que l’on puisse dire est que cette observation appuie l’idée de l’importance des mesures d’aides aux familles et il serait souhaitable que ce remarquable « laboratoire naturel » israélien puisse faire l’objet de davantage d’études.
En s’appuyant sur la France du XIXe siècle l’orateur montre ensuite que les aspects psychosociologiques vont eux aussi dans le même sens.
La dernière partie de l’exposé porte sur les comparaisons économiques. Le rapport Briet donne l’évolution du nombre des actifs français en fonction des différentes hypothèses sur la fécondité et la politique familiale : les différences atteignent 5 millions dès 2040… Le choix préretraites (qu’il faut payer) ou politique familiale est un choix décisif et l’orateur souligne les avantages de la seconde, elle pousse à l’activité, la consommation, l’emploi, elle est plus favorable à l’équilibre des individus.
Quelques chiffres : en 1995 il y avait 1 800 000 enfants en dessous du revenu « mi-médian » ce qui est évidemment énorme. Les couples sans enfant sont 8 fois plus nombreux dans le quintile le plus riche que dans celui le plus pauvre tandis que le rapport est 2 en sens inverse pour les familles de trois enfants et plus… Il y a encore des progrès à faire !
Aux yeux de Monsieur Bichot, le point essentiel est le retour d’investissement, l’exemple le plus flagrant est celui de la mère de famille, laquelle par son travail quotidien a permis que ses enfants paient les retraites des autres !
Monsieur Bichot termine son exposé par un exemple des difficultés des prévisions économiques. Ainsi l’extension de l’allocation parentale d’éducation au deuxième enfant coûte 60 % de plus que prévu.
Il conclut en appelant au développement d’une véritable « ingénierie » économique pour que les hommes politiques aient davantage de repères fiables et en soulignant que malgré tout, même si l’on peut discuter certains détails, on ne peut plus nier l’influence importante d’une politique familiale cohérente sur la natalité.
Questions
Pour quelles raisons une mesure peut-elle coûter beaucoup plus ou beaucoup moins que prévu ?
Parce qu’elle a plus ou moins de succès. Les conditions, en général compliquées, qu’il faut satisfaire pour en bénéficier incitent plus ou moins les gens à modifier leur situation personnelle et il est difficile de le prévoir.
Une paupérisation importante pourrait-elle faire remonter la natalité au niveau que l’on voit chez les peuples en voie de développement ?
Il n’y a vraiment aucun risque, ou aucune chance, de ce côté. L’information sur la contraception est devenue très importante et, tout au contraire, on voit la natalité baisser avec une rapidité surprenante chez presque tous les peuples pauvres au fur et à mesure que l’information se répand. Déjà la moitié des femmes du tiers-monde utilisent des moyens modernes de contraception.
La pyramide des âges de la Suède le 1er janvier 2003
Monsieur Bichot développe cette idée en présentant la « courbe en J renversé » : aux revenus élevés la fécondité finit par remonter.
Après quelques autres questions débattues surtout entre les auditeurs, Monsieur Bichot conclut sur l’importance de la « lisibilité » des mesures prises. Les citoyens doivent bien comprendre ce qu’on leur propose pour pouvoir agir en conséquence et il ne faut pas laisser aux hommes politiques des possibilités de manipulation, possibilités si fréquentes dans l’obscurité et la complication.
Complément 2005
L’examen de la pyramide des âges de la Suède corrobore le travail de Monsieur Bichot.
Alarmé par un indice de fécondité de 1,6 enfant par femme seulement, le gouvernement suédois prend en 1989 une série de mesures natalistes analogues à celles de l’Allemagne de l’Est treize ans plus tôt.
En quelques années l’indice de fécondité remonte à 2.
En 1995 les commissaires de Bruxelles exigent un certain nombre de mesures financières pour permettre à la Suède d’entrer dans l’Union européenne.
Le gouvernement suédois est contraint d’abandonner la plupart de ses mesures natalistes.
En quelques années l’indice de fécondité redescend à 1,6… l’avenir est sacrifié au présent !
Ces variations se lisent aisément au bas de la pyramide des âges de la Suède.