Livre L'homme inutile de Pierre-Noël GIRAUD

De l’emploi pour tous à l’activité pour tous

Dossier : ExpressionsMagazine N°719 Novembre 2016
Par Michel BERRY (63)

La recherche du plein-emploi se heurte depuis des décen­nies aux pro­grès de pro­duc­ti­vi­té. L’économie n’a plus besoin de tout le monde pour pro­duire et vendre. Mais nom­breux sont les besoins que ne peut satis­faire le sec­teur mar­chand. Il y a là une oppor­tu­ni­té pour assu­rer à cha­cun une acti­vi­té épa­nouis­sante parce qu’utile.

L’économie n’a plus besoin de tout le monde pour pro­duire et vendre. Mais de nom­breux besoins existent hors du sec­teur mar­chand, qui peuvent être pro­duc­teurs de richesse sociale. Les méca­nismes de soli­da­ri­té devraient donc s’o­rien­ter vers la pro­duc­tion de biens et de ser­vices vrai­ment utiles et cher­cher à four­nir une acti­vi­té à tous ceux qui sans tra­vail se sentent déva­lo­ri­sés et inutiles.

Pour lut­ter contre le chô­mage, on se centre sur la théo­rie éco­no­mique clas­sique pour pro­po­ser des remèdes : crois­sance, com­pé­ti­ti­vi­té, flui­di­té du mar­ché du tra­vail. Ils amé­lio­re­raient certes l’emploi, mais seraient loin de suf­fire : il faut donc aller au-delà de l’économie et je tire­rai par­ti pour cela de L’homme inutile de Pierre-Noël Giraud et des tra­vaux de l’École de Paris du mana­ge­ment (1 200 débats sur les réa­li­tés de la vie éco­no­mique et sociale)

École de Paris du mana­ge­ment.

NOMADISME ET SÉDENTARITÉ

Pour éclai­rer les effets de la glo­ba­li­sa­tion, Pierre-Noël Giraud dis­tingue biens et ser­vices nomades et biens et ser­vices séden­taires. La pro­duc­tion des pre­miers est en com­pé­ti­tion avec celle d’autres ter­ri­toires et s’ils perdent leur com­pé­ti­ti­vi­té, ils disparaissent.

La pro­duc­tion de biens et ser­vices séden­taires ne tra­verse pas les fron­tières et si l’un devient moins com­pé­ti­tif, un autre du ter­ri­toire récu­pé­re­ra son emploi.

Plus les nomades sont nom­breux et vendent cher à l’international, plus ils entraînent les séden­taires dans leur prospérité.

INUTILITÉ ET EXCLUSION

Quand les nomades perdent leur com­pé­ti­ti­vi­té, ils se retrouvent sur le mar­ché du tra­vail des séden­taires et quand ces der­niers ne trouvent plus à s’employer, ils tombent par­mi les « inutiles ».

Les « dam­nés de la terre » d’aujourd’hui ne sont plus les ouvriers sur­ex­ploi­tés de Zola, mais ceux à qui on dit qu’on n’a pas besoin d’eux.

Dans les pays riches, ils peuvent certes comp­ter sur des méca­nismes de soli­da­ri­té, mais en période de crise, on les accuse de pro­fi­ter du système.

“ Un enjeu majeur est d’éradiquer l’inutilité ”

Pour­tant ils peuvent être pris dans des « trappes d’inutilité », comme le chô­meur qui ne retrouve pas de tra­vail au bout d’un an ou le jeune dont le CV n’est guère pris en consi­dé­ra­tion, même avec bac + 4.

Cela crée un sen­ti­ment d’injustice, de plus en plus puis­sant lorsque les inutiles se mul­ti­plient et quand, par sur­croît, les frac­tures de la mon­dia­li­sa­tion font affluer des pauvres vers les pays riches. Ain­si germent les popu­lismes, voire les guerres civiles.

Un enjeu majeur est donc d’éradiquer l’inutilité. Cela implique de déve­lop­per la pro­duc­tion nomade, mais aus­si et même sur­tout, la pro­duc­tion sédentaire.

SOUTENIR LES GUERRIERS DE L’ÉCONOMIE

Il est essen­tiel de sou­te­nir les pro­duc­tions mon­dia­li­sées, qui tirent les pro­duc­tions séden­taires et contri­buent à la richesse éco­no­mique du pays. Les pré­co­ni­sa­tions des théo­ries éco­no­miques sont per­ti­nentes, même si des fac­teurs leur échappent (capa­ci­té d’innovation, savoir-faire, qua­li­té du per­son­nel et du management).

(RE)VALORISER L’ÉCONOMIE DE PROXIMITÉ

Tou­te­fois, Pierre-Noël Giraud cite un chiffre impor­tant : la pro­por­tion des emplois nomades en France était de 27 % en 2013 (30 % en 1999). Si la pro­duc­tion nomade contri­bue de façon impor­tante à la richesse éco­no­mique, elle ne repré­sente donc qu’une faible part des emplois. L’économie séden­taire repré­sente donc le « reste ».

La ville de PAU
Dans le dépar­te­ment des Pyré­nées-Atlan­tiques, les acti­vi­tés pro­duc­tives génèrent 20 % du reve­nu. © FOTOLIA.COM

Je mets des guille­mets car les éco­no­mistes ne savent pas bien le cer­ner : si cer­taines pro­duc­tions séden­taires sont dans le mar­ché, beau­coup relèvent d’un mélange entre acti­vi­té dans le mar­ché et acti­vi­té hors marché.

Ce domaine va au-delà de l’activité des entre­prises : admi­nis­tra­tions, édu­ca­tion, san­té en sont des domaines essen­tiels, y com­pris pour atti­rer les nomades. Ces sec­teurs sont pour­voyeurs d’emplois sou­vent nobles, mais les éco­no­mistes mettent plus faci­le­ment en relief leurs coûts que leur uti­li­té sociale.

L’économie sociale et soli­daire, elle, est si dif­fi­ci­le­ment lisible par réfé­rence à l’économie de mar­ché qu’elle a été presque igno­rée par les éco­no­mistes et long­temps regar­dée de haut par les entre­prises. Pour­tant des entre­pre­nants s’y mul­ti­plient en créant des ser­vices qui créent de l’appétence pour tous. (Sou­te­nir la France qui entre­prend La Jaune et la Rouge n° 708, octobre 2015)

“ Il existe dans les pays développés des partages de richesse, dont nous n’avons plus conscience ”

On pour­rait créer de nom­breux emplois dans ces sec­teurs, mais à condi­tion de modi­fier le regard por­té sur eux : quand on dit que seules les entre­prises créent de la richesse, l’emploi asso­cia­tif et l’emploi public sont consi­dé­rés comme non pro­duc­tifs, voire nuisibles.

Pour­tant si les entre­prises sont pro­duc­trices de richesse éco­no­mique, d’autres d’activités sont pro­duc­trices de richesse sociale, qui est de plus en plus néces­saire dans des socié­tés où le lien social se délite. Il reste à trou­ver les modes de finan­ce­ment légi­times de ces activités.

DU PARTAGE DU TRAVAIL AU PARTAGE DE LA RICHESSE

Face au chô­mage, on a recom­man­dé le par­tage du tra­vail, mais avec la dis­tinc­tion nomades-séden­taires, cela paraît absurde. Les nomades tra­vaillent beau­coup pour res­ter dans la course et ne com­prennent pas qu’on les rende moins com­pé­ti­tifs pour des rai­sons de poli­tique fran­çaise dont le reste du monde n’a que faire.

Affiche du film La loi du marchéDe plus, en les péna­li­sant on appau­vrit le pays. Il reste à envi­sa­ger plu­tôt un par­tage des richesses pour déve­lop­per des acti­vi­tés séden­taires, et donc à pré­le­ver sur les richesses pro­duites par les nomades. Ce n’est pas facile puisque, s’ils sont trop ponc­tion­nés, les nomades partent sous des cieux plus cléments.

Pour­tant il existe dans les pays déve­lop­pés des par­tages de richesse, dont nous n’avons plus conscience. Ain­si, le reve­nu basique des Pyré­nées- Atlan­tiques est com­po­sé de 20 % d’activités pro­duc­tives, 20 % de salaires publics, 40 % de reve­nus des rési­dents et 20 % d’aide sociale.

Les quatre cin­quièmes ne dépendent pas de l’économie pro­duc­tive, les ordres de gran­deur étant les mêmes dans les ter­ri­toires non métro­po­li­tains. On sait aus­si que les dépenses publiques repré­sentent la moi­tié du PIB.

Une impor­tante acti­vi­té est donc créée par des pré­lè­ve­ments volon­taires et des trans­ferts, c’est la force des pays déve­lop­pés. Il convien­drait donc d’en tirer par­ti pour pro­duire des biens et des ser­vices vrai­ment utiles.

Pre­nons deux exemples. Le pre­mier est celui des contrats aidés qui font pen­ser à la gabe­gie des Ate­liers natio­naux. Pour­tant de nom­breuses séances de l’École de Paris ont mon­tré que des entre­pre­nants savent tirer par­ti de ces contrats pour créer des acti­vi­tés dont l’intérêt est recon­nu par tous.

Le second est celui des chô­meurs qui sont le cas le plus aber­rant d’aujourd’hui. On peut tom­ber au chô­mage par acci­dent et avoir un mal consi­dé­rable à s’en sor­tir. C’est très déstruc­tu­rant, d’autant que le « métier » d’un chô­meur est de cher­cher un emploi qui n’existe pas (sta­tis­ti­que­ment puisque le stock ne dimi­nue pas).

S’il arrête de cher­cher, on le qua­li­fie de para­site, alors qu’il est peut-être déses­pé­ré (voir le film La loi du mar­ché).

C’est un gas­pillage gigan­tesque, et c’est pour­quoi je sug­gère une mise à dis­po­si­tion de chô­meurs qui le sou­haitent à des acti­vi­tés d’intérêt géné­ral sélec­tion­nées. Enrô­lés dans des sys­tèmes ani­més par des entre­pre­nants exi­geants, ils pour­raient être utiles à la socié­té et se recons­truire. Cela pour­rait aus­si moti­ver les gou­ver­ne­ments qui ver­raient ain­si le niveau du chô­mage décroître.

DE L’EMPLOI POUR TOUS À L’ACTIVITÉ POUR TOUS

C’est bien sûr impen­sable dans le cadre de la théo­rie éco­no­mique clas­sique, mais, en pous­sant plus loin le cadre de L’homme inutile, cela devient pensable.

“ La France est à la fois un des pays les plus riches et les plus touchés par le chômage ”

L’expérience d’ATD Quart Monde « Ter­ri­toires zéro chô­meur de longue durée » va d’ailleurs dans ce sens, en attri­buant les fonds qui auraient été alloués à un chô­meur à une enti­té (entre­prise ou autre) qui le sala­rie. L’enjeu sera de créer des acti­vi­tés capables de mobi­li­ser dura­ble­ment les personnes.

Il est temps de recon­naître que l’idée d’emploi pour tous est un mythe car la socié­té n’a plus besoin de tout le monde pour assu­rer la pro­duc­tion éco­no­mique qu’elle est capable d’écouler. C’est un mythe nui­sible car il ren­voie par­mi les inutiles tous ceux qui ne peuvent s’intégrer dans les dis­po­si­tifs condui­sant à l’emploi.

Pour­tant il reste des besoins consi­dé­rables : l’exclusion, la soli­tude, le dés­œu­vre­ment, l’ennui ont pro­li­fé­ré de façon ver­ti­gi­neuse et menacent même la paix civile. Il faut déve­lop­per des acti­vi­tés pour les éradiquer.

Tous peuvent y être impli­qués, sala­riés, chô­meurs, retrai­tés, han­di­ca­pés. Encore faut-il que l’activité pro­po­sée à cha­cun trouve du sens à ses yeux pour que cela ne soit pas res­sen­ti comme une contrainte humiliante.

Ce n’est certes pas un objec­tif simple à atteindre, mais il est plus réa­liste que l’emploi pour tous, et plus stimulant.

La France a tou­jours eu un pro­blème avec l’économie, mais il se pour­rait que ce défaut devienne un atout pour lan­cer une mobi­li­sa­tion allant au-delà de l’économique. Elle est en effet célé­brée pour son art de vivre et sa culture. C’est aujourd’hui à la fois un des pays les plus riches et les plus tou­chés par le chômage.

De nom­breuses per­sonnes de talent sont écar­tées des cir­cuits éco­no­miques, ce qui crée para­doxa­le­ment une oppor­tu­ni­té pour faire une révo­lu­tion paci­fique avant le séisme qu’on sent venir.

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