De l’ingénierie publique à l’ingénierie privée
Un dilemme pour l’emploi des futurs ingénieurs des Ponts. Ils ne se forment plus au service de l’État, n’ont pas suivi la décentralisation auprès des collectivités publiques et sans expérience initiale ne seront peut-être plus attractifs pour les bureaux d’ingénierie. Grâce à sa polyvalence ils doivent continuer à apporter leur pierre au monde de la construction en maîtrisant la complexité croissante des projets qui demandent bien plus que des compétences techniques ou de management.
Pendant des siècles, les ouvrages de travaux publics ont fait l’objet de peu ou pas de calcul. Avec la naissance du corps des Ponts en 1716, un corpus de connaissances et des méthodes d’organisation se mettent progressivement au service de la construction des infrastructures.
“ Pendant des siècles, les ouvrages de travaux publics ont fait l’objet de peu ou pas de calcul ”
Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les ingénieurs responsables de ces constructions étaient soit des ingénieurs d’État, ingénieurs des Ponts et Chaussées en tête, soit des ingénieurs au service des entreprises de construction. Les fonctions de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre relevaient des services de l’État, qui développaient aussi techniques et réglementations.
Parallèlement, dans les bâtiments, les architectes ont longtemps assuré seuls la maîtrise d’œuvre. À partir du début du XXe siècle, des ingénieurs-conseils vont intervenir à leurs côtés pour conforter leurs calculs par une expertise plus spécifique.
REPÈRES
En 2012, l’INSEE recense 41 250 entreprises ayant l’ingénierie pour activité principale, pour un chiffre d’affaires hors taxes de 44,5 milliards d’euros et 266 000 personnes employées. La construction et quelques secteurs connexes, comme les études d’eau et d’assainissement, représentent 62 % de cette activité. La profession reste très fragmentée avec plus de 2 250 sociétés de plus de 10 salariés et un chiffre d’affaires cumulé de seulement 20 % du marché total pour les 20 sociétés les plus importantes.
LES BUREAUX D’ÉTUDES SE DÉVELOPPENT APRÈS-GUERRE
Après la Deuxième Guerre mondiale, la reconstruction crée un besoin d’externalisation des études techniques notamment chez les constructeurs et les architectes.
“ L’internationalisation est un phénomène plutôt récent ”
Des bureaux d’études se créent aussi à cette époque dans le domaine des infrastructures sous des formes multiples : d’une part, de petites structures très spécialisées ; d’autre part, des entreprises de taille moyenne avec une discipline technique claire comme SIMECSOL, un bureau d’études spécialisé en géotechnique, fondé en 1952 par Jean Kerisel, ingénieur des Ponts et maître de la mécanique des sols, ou comme Coyne et Bellier, bureau d’études de barrages créé en 1947 par un autre ingénieur des Ponts, André Coyne.
On trouve aussi des projets généralistes et ambitieux comme la SETEC, créée en 1957 par deux ingénieurs des Ponts, Henri Grimond et Guy Saias, qui illustre cette mutation avec le désir, manifeste dans le S de « Société », première lettre de la SETEC, de proposer des services à une grande échelle.
Des bureaux d’études de bâtiments apparaissent également pendant cette période d’après-guerre.
VERS LES SOCIÉTÉS D’INGÉNIERIE
Quelques années plus tard, la dévolution à des sociétés d’économie mixte de concessions d’autoroute va conduire à la création en 1970 de Scetauroute, filiale de la Caisse des dépôts, maître d’œuvre de ces autoroutes.
L’INGÉNIERIE
« Activité spécifique de définition, de conception et d’étude de projet d’ouvrages ou d’opérations, de coordination, d’assistance et de contrôle pour la réalisation et la gestion de ceux-ci. Profession de ceux qui exercent à titre exclusif et principal tout ou partie de ce type d’activité » (arrêté du 12 janvier 1973 relatif à l’enrichissement du vocabulaire).
Par ailleurs, certains groupes de construction filialisent leurs bureaux d’études internes puis s’en séparent lorsque le concept initialement anglo-saxon de conflits d’intérêts apparaît dans les textes de loi français comme ce fut le cas d’INGEROP, filiale de GTM, qui devint indépendante lors du rachat de GTM par VINCI en 2000.
Le vocabulaire change et le mot ingénierie apparaît pour désigner ces structures ainsi que celles spécialisées dans le management de projet ou dans la conception externalisée de produits ou process industriels.
Ces activités se regroupent au sein de syndicats professionnels principalement aujourd’hui SYNTEC Ingénierie et CINOV.
UN SECTEUR EN VOIE DE CONCENTRATION
L’ingénierie aujourd’hui traite toutes les dimensions techniques, économiques, sociales et environnementales qui permettent de répondre aux exigences de qualité globale et durable des ouvrages à construire ou des produits à fabriquer.
Le réseau routier national a fortement diminué.
Leurs missions englobent le cycle du projet : d’abord le conseil au stade de la décision (identification, programmation, faisabilité) ; ensuite la conception d’ouvrage, équipements, produits ou systèmes jusqu’au projet de réalisation ; en troisième lieu, le management de la réalisation (pilotage et coordination de la mise en œuvre d’un projet, financement compris dans certains cas) ; puis le contrôle des réalisations des ouvrages et des produits ; et enfin l’assistance à la formation du personnel, à la réception, à la mise en route, à l’exploitation et à la maintenance des ouvrages.
On assiste depuis quelques années à une concentration croissante dont les exemples les plus emblématiques des dernières années ont été : EGIS, qui a consolidé les bureaux d’études techniques de la Caisse des dépôts avant de fusionner avec IOSIS (spécialisé dans le bâtiment), SYSTRA (fusion des sociétés d’ingénierie filiales de la SNCF et de la RATP), ou encore ARTELIA (fusion de SOGREAH et de COTEBA).
Le mouvement continue avec en 2016 le rachat par ANTEA (ancienne filiale du BRGM rachetée par un groupe hollandais) d’IRH, une société indépendante des métiers de l’eau et de la dépollution, ou par le rachat par le CEBTP (société spécialisée en géotechnique) de BURGEAP, bureau d’études en environnement que je dirige.
Phénomène plutôt récent, l’internationalisation est un objectif commun de tous les grands bureaux d’études français qui affichent entre 15 et 60 % de leur chiffre d’affaires à l’international, là où peu dépassaient les 10 % il y a une quinzaine d’années.
L’INGÉNIEUR DES PONTS, MAÎTRE D’OUVRAGE ET MAÎTRE D’ŒUVRE
Pendant des siècles, l’ingénierie des projets d’infrastructures a été réalisée en interne dans des structures de l’État dirigées et pilotées par les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Grands scientifiques, grands constructeurs, grands organisateurs, ils sont derrière tous les grands projets : métro, égouts, routes, autoroutes, barrages et bien d’autres.
MAÎTRE D’OUVRAGE OU MAÎTRE D’ŒUVRE ?
Au début des années 1980, dans les directions départementales de l’équipement, cette distinction se résumait à ce que le directeur lui-même signait les courriers du maître d’ouvrage alors que ceux du maître d’œuvre étaient signés de l’ingénieur d’arrondissement, qui de toute façon préparait les deux types de courriers.
L’ingénieur des Ponts était maître d’ouvrage et maître d’œuvre de ces infrastructures. La différence entre le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage, celui que les Anglo-Saxons appellent « le client », a d’ailleurs longtemps été assez théorique.
À partir de la loi MOP (Maîtrise d’ouvrage publique) de 1985, diverses lois ont progressivement séparé ces deux fonctions, rendant possible une externalisation de la maîtrise d’œuvre.
L’appétit technique de ces ingénieurs publics, appuyés par des organismes techniques très compétents, a poussé les entreprises de construction françaises à innover et a permis l’émergence de géants mondiaux.
UNE INGÉNIERIE PRIVÉE DANS L’OMBRE DE L’INGÉNIERIE PUBLIQUE
A contrario, cette ingénierie publique puissante explique la taille modeste à l’échelle mondiale de l’ingénierie privée française qui devra attendre la fin du XXe siècle pour se structurer. J’ai cité la loi MOP de 1985. L’ouverture à la concurrence des marchés de maîtrise d’œuvre des autoroutes puis des lignes nouvelles de TGV a également renforcé les bureaux d’études privés. Le Grand Paris Express prend le relais de ces infrastructures.
“ La distinction entre maître d’œuvre et maître d’ouvrage a longtemps été théorique ”
Des références domestiques sont nécessaires dans l’ingénierie pour attaquer les marchés internationaux. C’est pourquoi l’ingénierie française a longtemps été absente du marché international, retard qu’elle rattrape aujourd’hui à grands pas. Des ingénieurs des Ponts ont contribué à créer hier et à développer aujourd’hui des bureaux d’études privés.
J’ai cité quelques-uns des fondateurs et la liste est longue. Des ingénieurs des Ponts sont présents dans tous les grands bureaux d’études du secteur de la construction et très souvent aux commandes.
Ils y apportent le fruit de leurs premiers postes dans les structures publiques et leur expérience du management.
UN RÔLE HISTORIQUE QUI DISPARAÎT
Cependant, collectivement, c’est bien de la disparition du rôle traditionnel de l’ingénieur des Ponts, grand constructeur public, que vivent les bureaux d’études contemporains.
La longueur du réseau routier national a fortement diminué et les décentralisations successives ont éliminé les directions départementales de l’équipement de la gestion des réseaux routiers départementaux, alors que le corps des Ponts n’a pas su trouver auprès des collectivités territoriales des fonctions équivalentes à celles qu’il exerçait auprès de l’État.
Les bureaux d’études privés ont donc vu leur marché croître et leurs prestations devenir essentielles pour des donneurs d’ordre dont ils sont devenus la seule ressource possible en maîtrise d’œuvre.
DEMAIN DES INGÉNIEURS SANS INGÉNIERIE ?
Le nouveau pont sur le Bosphore : l’internationalisation est un objectif pour les grands bureaux d’études. © HIKRCN / FOTOLIA.COM
Les ingénieurs du corps des Ponts présents aujourd’hui dans les bureaux d’études privés tirent leur légitimité de premiers postes de responsabilité au service de l’État dans la construction des infrastructures.
On peut craindre que la disparition progressive de tels postes au sein de l’État tarisse également la source de ces ingénieurs. Le corps des Ponts pourrait donc dans une génération avoir quitté l’ingénierie publique, devenue anecdotique, et l’ingénierie privée pour qui ils ne seront plus attractifs.
Cependant, la complexité croissante des projets et la nécessaire prise en compte de nouveaux aspects (environnement, impact du changement climatique, concertation, analyse de cycle de vie, etc.) demandent au chef de projet bien plus que des compétences techniques ou de management de projet.
L’ingénieur des Ponts polyvalent, rompu aux gymnastiques intellectuelles et ouvert sur le monde pourra demain, s’il ne s’enferme pas dans un rôle administratif, encore apporter sa pierre au monde de la construction et contribuer à aider l’ingénierie française à prendre le tournant du XXIe siècle et de l’internationalisation.