De l’X à l’histoire de l’architecture, des sciences et des techniques
La variété des thèmes historiques traités par les polytechniciens historiens n’empêche pas d’y trouver une filiation avec la formation polytechnicienne, notamment le lien avec les savoirs scientifiques et techniques.
Pourquoi suis-je devenu historien ? Quelque quarante ans après les faits, il est difficile de reconstituer avec précision les motifs d’un engagement dans une carrière qui n’allait pas tout à fait de soi au sortir de l’École polytechnique. Deux facteurs ont sans doute joué un rôle en ce qui me concerne : un désir d’écriture que le caractère partiellement littéraire de la discipline historique pouvait satisfaire, un intérêt pour ce que des êtres et des situations, des choses et des savoirs éloignés de nous dans le temps peuvent nous dire sur ce que nous sommes et sur les expériences que nous vivons.
La curiosité à l’égard du cadre bâti
Dans mon cas, les choses et les savoirs l’ont plutôt emporté dans un premier temps sur les êtres et les situations, dans la mesure où j’ai commencé par étudier les mutations de l’architecture et de l’ingénierie à l’aube de l’ère industrielle. Ce choix s’expliquait par un autre de mes intérêts, la curiosité que j’avais toujours éprouvée à l’égard du cadre bâti, des infrastructures aux villes en passant par les bâtiments. Cette curiosité m’avait poussé à choisir les Ponts et Chaussées à la sortie de Polytechnique et à m’inscrire dans une école d’architecture. Au fil de mes premières recherches, je suis devenu une sorte d’hybride d’historien de l’architecture et d’historien des sciences et des techniques. Si les thématiques de l’architecture et de la ville l’ont plutôt emporté par la suite, je continue à scruter la relation qu’elles entretiennent avec les savoirs scientifiques et techniques.
Des choses aux êtres
J’ai travaillé sur des sujets assez différents en apparence, de l’histoire du saint-simonisme, une utopie de la première moitié du XIXe siècle qui compte beaucoup d’ingénieurs en son sein, à l’évolution des pratiques d’aménagement du territoire, des transformations de l’architecture aux XVIIIe et XIXe siècles à l’évolution de la cartographie urbaine. Mais ces sujets qui peuvent paraître assez éloignés à première vue renvoient à des thèmes que je scrute de manière durable, les rapports entre techniques, espaces et sociétés ou encore la façon dont l’imaginaire joue un rôle dans la transformation concrète du monde. Au sein du monde historien, je suis plutôt quelqu’un qui part des choses, de techniques, de dessins ou encore d’objets bâtis.
“C’est dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir.”
Mais je ferais volontiers mienne cette remarque du philosophe François Dagognet : « Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. » En d’autres termes, des choses et des savoirs qui s’y rapportent, on remonte plus facilement qu’il pourrait y paraître aux êtres et aux situations qu’ils rencontrent.
Rester historien hors de l’histoire
Abandonnant le terrain de l’histoire stricto sensu, je me suis plutôt penché sur des questions contemporaines au cours de la décennie qui vient de s’écouler. Mais, qu’il s’agisse d’étudier l’impact qu’a eu le numérique sur la production architecturale ou la montée en puissance des projets de villes intelligentes, je reste historien dans mon souci de comprendre ces changements et de leur donner tout leur relief à la lumière d’évolutions de plus longue durée. Après tout, la fonction de l’histoire n’est-elle pas précisément de « donner l’impérieux sentiment du changement », ainsi que le formulait Marc Bloch, l’un des fondateurs de l’École des Annales à l’occasion d’une conférence destinée aux membres du groupe X Crise à la veille du second conflit mondial ?