De Palaiseau à Las Vegas : deux diplômés de l’Executive Master au CES
Le Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas est le plus grand salon mondial de technologies. En 2024 il s’est tenu du 9 au 12 janvier. Deux diplômés de l’Executive Master y ont participé, pour présenter le produit des start-up qu’ils ont chacun fondées. Ils racontent leur expérience, à la fois en tant qu’entrepreneurs et en tant que participants au salon.
Tu es diplômé de l’Executive Master, année durant laquelle tu as développé un projet d’entreprise. Peux-tu nous en dire plus sur le projet ?
Philippe Blasquez : Notre système de santé est sous une pression extrême, en proie à une pénurie de personnel et à une insuffisance de lits, tandis que le nombre de patients continue d’augmenter. Face à cette situation, les médecins se voient poussés à pratiquer des chirurgies ambulatoires afin d’alléger la charge, mais ils sont confrontés à un manque d’outils pour assurer un suivi adéquat des patients. Cette réalité se traduit par le constat alarmant du nombre croissant de complications post-opératoires. Plus d’un million de patients par an en France voient leur état se détériorer une fois rentrés chez eux et développent des complications parfois graves. Il est donc impératif de surveiller ces patients de manière proactive, afin de détecter précocement toute anomalie et de les prendre en charge le plus tôt possible.
Je suis ingénieur spécialisé en traitement du signal, avec une expertise d’accès marché pour des solutions novatrices dans le domaine des neurosciences. Mon parcours professionnel s’est largement déroulé à l’international, notamment en Chine, où j’ai passé dix ans à établir des filiales pour une entreprise française. J’ai ensuite étendu la commercialisation de ces produits d’abord en Asie-Pacifique (Chine, Japon, Corée, Australie), puis aux États-Unis. L’innovation a toujours été au cœur de mon parcours professionnel ; j’ai œuvré à établir des passerelles entre la recherche fondamentale, souvent sous-exploitée, et les possibilités du marché. Je m’efforce donc de favoriser leur valorisation et leur mise en pratique dans des contextes concrets. C’est aussi la raison de mon choix d’effectuer l’Executive Master.
“Notre objectif est de réduire la durée d’hospitalisation et de favoriser le virage ambulatoire, tout en garantissant la qualité des soins.”
Le dispositif que nous proposons est justement issu d’une brique technologique développée par le CNRS et permet la collecte de l’ensemble des données de l’écosystème des patients et des constantes vitales (physiologiques, cérébrales et comportementales) sans entraver leur mobilité. Ces données sont ensuite interprétées par une intelligence artificielle, afin de détecter rapidement toute anomalie ou dégradation de l’état de santé du patient. Concrètement, notre solution, conçue pour les hôpitaux et les cliniques, intervient à trois moments clés du parcours de soins. Elle établit un profil personnalisé avant l’intervention chirurgicale pour estimer les risques opératoires, surveille la profondeur de l’anesthésie pendant l’opération et prédit les réveils, puis surveille les constantes vitales du patient après l’intervention afin de prévenir d’éventuelles complications.
Notre objectif est de réduire la durée d’hospitalisation et de favoriser le virage ambulatoire, tout en garantissant la qualité des soins. En réduisant ne serait-ce que d’une journée la durée moyenne d’hospitalisation, qui est actuellement de cinq jours, nous pourrons réaliser des économies de plusieurs milliards d’euros par an pour notre système de santé.
Nicolas Bel : J’ai vingt ans d’expérience dans le trading algorithmique, principalement dans le market-making de produits dérivés. J’ai « tradé » et dirigé des équipes techniques à Londres, New York, Paris et Amsterdam. Entrepreneur, j’ai aussi créé ou cocréé des PME, dont un acteur important du revenue management et du pricing en 1999, que je dirigeais depuis trois ans quand j’ai commencé mon Executive Master (4e promotion).
Depuis ma sortie de l’Executive Master, je me concentre sur le groupe Piwwop qui réunit deux activités : un bureau d’étude en IA & Data Science (Piwwop Analytics) et un éditeur de logiciel (Piwwop Software) dédié à la construction de ClassifID, le projet que j’ai porté pendant l’Executive Master. Outre une dizaine de jeunes collaborateurs basés à Bordeaux, ClassifID compte dans son comité stratégique deux camarades, Fabrice Moriaux (E20, Executive Director de la branche US d’un grand groupe) et Youssef Laarouchi (E20, spécialiste de la recherche en cybersécurité dans une institution française), ainsi que la participation exceptionnelle de Nicolas Mottis (D93, enseignant chercheur et créateur de l’Executive Master de l’X).
“L’application permet de partager des documents de manière sécurisée, avec une architecture fondée sur le peer-to-peer, qui ne nécessite aucun stockage dans le cloud.”
L’idée de ClassifID est née de la frustration que je ressentais à partager mes données personnelles, celles de mes enfants en particulier, avec tout un tas d’organismes sans savoir ni pourquoi ils avaient besoin de ces informations ni ce qu’ils en feraient vraiment. Mes réflexions sur la protection de la vie privée, ainsi que sur la gestion des données personnelles et des consentements sur Internet, ont débouché sur une architecture distribuée, qui rend le contrôle des données à son propriétaire. J’avais présenté une ébauche de deck à droite et à gauche sans vraiment trouver d’amorce crédible. Le Team Project a été l’occasion de ressortir cette idée du placard. De fil en aiguille, j’ai eu la chance de réunir une équipe très compétente et aux membres complémentaires, chacun apportant ses propres expertise et perspective.
Sans abandonner ses valeurs fondamentales de protection de la vie personnelle (la cybersécurité est au cœur de l’app), le projet a pris de l’épaisseur et est rapidement devenu une solution écoresponsable de gestion de documents. En effet l’application permet de partager des documents de manière sécurisée, avec une architecture fondée sur le peer-to-peer, qui ne nécessite aucun stockage dans le cloud. L’application permet de partager des documents de manière sécurisée sans laisser aucune trace sur le cloud.
Outre l’intérêt écologique, c’est particulièrement adapté à la distribution de documents médicaux, aux échanges entre avocats et clients, entre chercheurs, etc. C’est un container sécurisé sur le téléphone des B2C dans lequel les B2B peuvent pousser de l’information privilégiée pour retoucher leurs clients de façon hyperqualifiée. Nous avons des use cases prometteurs avec des commerçants, avec des fabricants qui veulent établir un lien avec leur client final, avec des médias qui souhaitent ouvrir de nouveaux canaux d’audience et avec des écoles.
Quel a été le rôle de l’Executive Master dans la naissance et la croissance du projet ?
PB : Le projet Manitty a évolué de manière significative tout au long de l’Executive Master grâce aux Team Projects. Pendant cette période, nous avons eu l’occasion d’ajuster notre proposition de valeur, le positionnement de notre technologie face à notre marché, ainsi que la stratégie de développement, en collaborant avec mes camarades de promotion. Leur expertise nous a été précieuse et le regard aiguisé de Nicolas Mottis a permis la mise en lumière de certaines lacunes dans notre proposition initiale.
Manitty est un projet à la fois universitaire et entrepreneurial qui trouve ses racines au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, mais qui est né au sein de l’École polytechnique. Deux de ses fondateurs sont diplômés du programme Executive Master (Philippe Blasquez & Pascal Garcin – E20) et en 2021 le projet a été honoré du prix Gerondeau-Safran. Ensuite, grâce au soutien et à l’accompagnement du Drahi, nous avons grandi et l’École polytechnique est entrée au capital de Manitty, scellant ainsi un partenariat solide, un lien indéfectible, à la vie à la mort. Pour nous, l’accomplissement de grandes innovations n’est pas une tâche complexe, mais elle requiert une détermination inébranlable.
“La fraternité et l’entraide de l’EM sont des éléments qui enrichissent l’expérience.”
NB : Le Team Project a été pour moi une boîte à outils inestimable pour concrétiser une vision entrepreneuriale. Ayant multiplié les expériences dans le passé, je cherchais un cadre universitaire pour m’apprendre à construire des fondations business solides. Mais je suis aussi très scientifique (je suis diplômé de Supélec) et je n’avais jusqu’alors pas trouvé de MBA adapté. L’Executive Master a été une révélation associant, dans une institution de renommée mondiale, l’état de l’art des technologies avec un programme business extrêmement solide. Le programme du Team Project nous a guidés à travers des étapes clés, structurées de manière logique, nous permettant de développer à la fois le savoir-faire et le savoir-être nécessaires à la mise en œuvre de notre projet, ClassifID. C’était une aventure humaine intense. Nous étions tous des professionnels expérimentés et la complémentarité de nos profils et de nos expériences a été un atout majeur.
Quant aux apports de l’Executive Master, ils sont multiples. D’abord, le programme offre une mise à niveau sur une variété de sujets techniques et business, avec des intervenants exceptionnels. Ensuite, il permet de constituer un réseau solide, une « promo » qui va bien au-delà des relations professionnelles pour devenir une véritable amitié. La fraternité et l’entraide de l’EM, tant au sein de notre promotion qu’avec les autres, sont des éléments qui enrichissent l’expérience et qui, j’en suis convaincu, resteront avec nous pour le reste de notre vie.
En janvier 2024 tu as participé au CES, peux-tu nous faire partager ton expérience ?
PB : Le CES est une manifestation d’une ampleur impressionnante, offrant un aperçu des innovations qui façonneront notre futur quotidien, ainsi que des avancées technologiques et des perspectives internationales, à travers les start-up présentes. Cette expérience nous a permis de distinguer les nations qui jouent un rôle moteur dans le domaine de l’innovation. La Corée, par exemple, était particulièrement remarquable, se positionnant après la France comme l’une des nations les plus influentes, avec beaucoup de projets ambitieux. Il était stupéfiant de voir la détermination et l’engagement de la Corée en faveur de l’innovation, ce qui contrastait nettement avec les pavillons du Japon et des États-Unis, qui étaient étonnamment décevants.
“Cette expérience nous a permis de distinguer les nations qui jouent un rôle moteur dans le domaine de l’innovation.”
Participer au CES offre une visibilité mondiale et représente une occasion inestimable pour établir des partenariats commerciaux avec les acteurs majeurs de l’industrie. Le CES est particulièrement propice aux projets B2C. Je recommande vivement d’y participer avec un produit déjà bien développé (TRL 8–9) et une clientèle grand public. Il est essentiel de présenter un démonstrateur tangible que les visiteurs peuvent voir, toucher et expérimenter. Par exemple, une start-up présente à mes côtés a conclu un accord portant sur plusieurs dizaines de milliers d’unités avec un grand distributeur américain. Il y a donc des chances commerciales considérables durant le CES (le fondateur est reparti avec une très belle commande, mais ne savait pas comment honorer un tel volume – c’est un problème que nous aimerions tous avoir).
Bien que Manitty ne vise pas directement le grand public, notre présence dans l’Eureka Park, l’espace dédié aux start-up et aux projets innovants, nous a permis de mieux appréhender les tendances. Nous avons également eu l’occasion de rencontrer de grands hôpitaux, des centrales d’achats, des investisseurs, ainsi que de nombreux curieux, ce qui a enrichi notre compréhension des possibilités offertes aux États-Unis.
“Il y a des chances commerciales considérables durant le CES.”
NB : Le CES 2024 a été une étape importante pour nous. Nous l’avons préparé pendant plusieurs mois. Notre participation a été une aventure remarquable, marquée par des découvertes technologiques de pointe et des échanges extrêmement enrichissants. Cet événement a renforcé notre détermination à innover dans la green tech, tout en mettant en lumière le dynamisme de l’écosystème animé par nos accompagnants : la CCI internationale, la région Nouvelle-Aquitaine et la French Tech.
L’ambiance là-bas était électrique et notre stand, grâce à un design boosté à l’IA, a vraiment capté l’attention malgré un handicap certain, puisque nous présentions une solution logicielle dans un salon de Consumer Electronics ! Nous ne nous attendions pas à un tel succès ; Business France a joué le jeu et nous a placés très en vue sur l’allée principale. Les visiteurs qui cherchaient du contenu original ont été attirés par notre stand. Au-delà de la présentation greentech et cyber de notre solution d’échange et de gestion de documents, cela a permis de faire connaître notre expertise en data science et en IA gen au-delà de nos espérances.
Qu’est-ce qui t’a le plus étonné ?
PB : L’intelligence artificielle était indéniablement au cœur des discussions, omniprésente dans tous les domaines, allant des voitures aux réfrigérateurs, en passant par les téléphones et les télévisions. Alors qu’en Europe nous renforçons la réglementation et les normes (AI Act, MDR 2017…), les grandes puissances ont clairement adopté une approche plus libérale. Dans le domaine médical par exemple, il est évident que la FDA (Food & Drug Administration) est consciente des difficultés rencontrées en Europe pour certifier les dispositifs médicaux. Elle mène ainsi au CES des actions de promotion visant à encourager les start-up européennes, comme Manitty, à certifier leur technologie en Amérique du Nord plutôt qu’en Europe, en raison de procédures plus rapides, plus simples, et du marché beaucoup important.
“La technologie dépasse la fiction.”
Concernant les produits, les télévisions transparentes sont assez impressionnantes, mises les unes derrière les autres, elles permettent un rendu 3D bluffant (plus besoin de lunettes). Les engins de chantier de Hyundai pilotés par intelligence artificielle nous ont renvoyés directement aux références de Terminator. La technologie dépasse la fiction.
NB : Je m’attendais à voir beaucoup plus d’IA génératives. Les images et vidéos étaient, à mon sens, les grandes absentes de cette version du CES. Il y avait bien sûr de très belles avancées en IA et des intégrations prometteuses dans des objets de e‑santé ainsi que dans la mobilité. Mais je pensais voir un concentré de business cases autour des prouesses IA gen qu’on a vu tout au long de 2023… et je suis resté sur ma faim. Sur une tonalité plus positive, j’ai été emporté par le dynamisme du salon. Il y avait beaucoup d’effervescence autour de la tech, avec des visiteurs très pointus et très concentrés, des after events de qualité tous les soirs et une couverture média beaucoup plus importante que sur les autres salons tech auxquels j’ai pu participer.
Quelles sont les prochaines étapes de développement de ton entreprise ?
PB : Nous avons réussi à établir des preuves de concept en laboratoire et dans des environnements vétérinaires, démontrant ainsi l’efficacité de notre technologie. De plus, nous avons publié les résultats d’une étude menée par l’Institut polaire coréen et le Centre de recherche en neurosciences de Lyon, au cours de laquelle notre technologie a été utilisée pour surveiller les données vitales, cérébrales et comportementales de manchots pendant trente jours dans des conditions extrêmes au pôle Sud (à ‑40 degrés, en mer, sous l’eau, etc.). Cette étude a mis en lumière notre capacité unique à collecter des données dans des conditions extrêmes, sur des sujets en mouvement, ce qui représente une avancée significative. En reconnaissance de ces réalisations, notre étude a été mise à l’honneur en couverture du magazine Science en décembre 2023.
“Nous voulons rendre cette innovation accessible au milieu médical.”
Aujourd’hui nous voulons rendre cette innovation accessible au milieu médical et amorçons notre feuille de route réglementaire. À cet effet, nous venons de participer au Demo Day de l’IP Paris (organisé par le Drahi à la Station F avec Bruno Cattan X93). Nous cherchons à lever 1,2 million d’euros pour financer les prochains 24 à 36 mois et lever les derniers verrous techniques, franchir la barrière réglementaire et certifier la solution en dispositif médical de classe 2B. Manitty sera la première entreprise à proposer cette technologie révolutionnaire, dans le but de devenir le leader du suivi postopératoire intelligent. Le soutien de l’X et de nos camarades revêt une importance capitale et nous sommes convaincus que nous pouvons bouleverser de manière positive le monde qui nous entoure.
“Le CES nous a permis de faire un test marché efficace de notre proposition.”
NB : Nous avons construit le MVP (produit minimum viable) de notre techno pendant nos dix-huit premiers mois d’existence (dispo sur iPhone, Android et web app). Pour la diffuser, nous assemblons aujourd’hui des business cases B2B, notamment autour d’échanges sécurisés de données sensibles et de notifications push pour communiquer de manière ultra-ciblée et privilégiée avec ses clients.
Le CES nous a permis de faire un test marché efficace de notre proposition et nous revenons avec de nombreux leads, dont quelques distributeurs. Les six mois à venir sont dédiés à faire grossir notre base de B2B installés. Nous cherchons d’une part des distributeurs ou des partenaires qui ont accès à des groupes ou à des réseaux de commerçants (e.g. des restaurants) et d’autre part des PME ou des ETI qui souhaitent inscrire les échanges de documents sensibles dans leur démarche RSE. Nous entamons aussi une levée de fonds avec un objectif de bouclage au deuxième semestre 2024.