De vigne en cave, réflexions d’un exploitant

Dossier : La France et ses vinsMagazine N°612 Février 2006
Par Claude GONDARD (65)

La filière viti­vi­ni­cole fran­çaise a béné­fi­cié pen­dant plu­sieurs décen­nies d’une conjonc­ture favo­rable qui lui a per­mis de sou­te­nir un effort de recherche impor­tant et de finan­cer la moder­ni­sa­tion des uni­tés de pro­duc­tion. Ces efforts doivent être pour­sui­vis aujourd’­hui, mal­gré les dif­fi­cul­tés ren­con­trées, de manière à per­mettre un redé­ploie­ment de son offre en s’ap­puyant sur ses points forts que sont ses ter­roirs et son expé­rience millénaire.

Héri­tier d’une jolie petite pro­prié­té en » Pouilly-Fuis­sé « , acquise, il y a tout juste cent ans par mon grand-père, je m’in­té­resse au vin depuis tou­jours et y ai consa­cré une bonne part de mon exis­tence. Enfant, je pas­sais à Pouilly chaque année plu­sieurs semaines de vacances. J’ai­mais par­ti­ci­per aux tra­vaux des vignes et du vin ; j’ai­mais écou­ter les vigne­rons par­ler de leur métier, de leurs sou­cis et de leurs satis­fac­tions. Mais je dois dire que les réponses que j’ob­te­nais aux ques­tions » bêtes » que je posais sou­vent me lais­saient sur ma faim et que mon esprit qui com­men­çait à deve­nir ration­nel ne s’en satis­fai­sait pas toujours.

Assez vite j’ai eu le sen­ti­ment que les pra­tiques cultu­rales s’ap­puyaient sur un empi­risme peu scien­ti­fique et que l’on tra­vaillait comme des Gau­lois lorsque l’on vini­fiait la récolte. La sanc­tion tom­bait d’ailleurs régu­liè­re­ment, en ce sens que, ne maî­tri­sant ni la qua­li­té ni la quan­ti­té, les années sans récolte ou aux résul­tats déce­vants n’é­taient pas rares et les acci­dents de vini­fi­ca­tion nom­breux. Par contre, grâce aux faibles ren­de­ments des vignes, lorsque le vin était bon, il était vrai­ment très bon.

Hor­mis quelques insec­ti­cides qui fai­saient autant de mal aux viti­cul­teurs qu’aux insectes et autres aca­riens, et bien sûr, le cuivre et le soufre, on ne dis­po­sait que de peu de moyens de lutte contre les mala­dies de la vigne. En 1950, les pra­tiques de la viti­cul­ture étaient plus proches de celles du Moyen Âge que de celles du xxie siècle. Les tra­vaux de la vigne se fai­saient tous manuel­le­ment, sauf les labours où le che­val était l’auxi­liaire indis­pen­sable. Çà et là, un pêcher de vigne rom­pait la mono­to­nie des rangs…

Les com­po­santes métal­liques du maté­riel de vini­fi­ca­tion étaient en cuivre, bronze ou acier, maté­riaux trop solubles dans les moûts. Il en résul­tait dans le vin des teneurs exces­sives en cuivre ou fer pou­vant pro­vo­quer des pré­ci­pi­tés peu appé­tis­sants dans les bou­teilles, les tris­te­ment connues mala­dies des bou­teilles : le vin devait alors subir une nou­velle fil­tra­tion avant d’être remis en bou­teilles, au détri­ment de la qualité.


Pouilly-Fuis­sé, médaille en bronze, 68 mm.

La situa­tion des viti­cul­teurs n’é­tait pas tou­jours enviable. Un ami notaire m’a racon­té qu’il connais­sait avant la guerre un ménage : lui pos­sé­dait des vignes de Pouilly-Fuis­sé et elle des terres en Bresse. Les grasses terres bres­sanes repré­sen­taient alors sans conteste l’es­sen­tiel de la for­tune du ménage. Et puis la situa­tion a bien évo­lué. Le vin fran­çais s’est de mieux en mieux ven­du et expor­té, au point de deve­nir l’une des prin­ci­pales com­po­santes du com­merce exté­rieur de notre pays.

Ce déve­lop­pe­ment a été accom­pa­gné par un effort de for­ma­tion et de recherche impor­tant. En quelques décen­nies, les régions viti­coles se sont équi­pées de maté­riels per­for­mants, tant dans les vignes – enjam­beurs mul­ti­fonc­tions : adieu les pêchers de vignes ; machines à ven­dan­ger ; maté­riels de manu­ten­tion – que dans les chais, les tinaillers comme on dit joli­ment chez moi – pres­soirs modernes, cuve­rie inox, contrôle de tem­pé­ra­ture, renou­vel­le­ment plus fré­quent de la futaille… De nom­breuses molé­cules ont été déve­lop­pées, per­met­tant de rendre plus effi­cace la lutte contre les mala­dies et les rava­geurs de la vigne, mais pas tou­jours inof­fen­sives pour la san­té des viti­cul­teurs et l’environnement.

Paral­lè­le­ment, un effort impor­tant a été consen­ti pour valo­ri­ser la pro­duc­tion en pro­mou­vant des cépages qua­li­ta­tifs prin­ci­pa­le­ment dans le Lan­gue­doc. L’I­nao (Ins­ti­tut natio­nal des appel­la­tions d’o­ri­gine) a accom­pa­gné le mou­ve­ment en auto­ri­sant l’ex­ten­sion d’ap­pel­la­tions exis­tantes et la créa­tion de nou­velles. Je ne m’é­ten­drai pas sur cet aspect des choses, déjà trai­té de manière fort com­pé­tente dans les excel­lents articles de Thier­ry Bru­lé et d’A­lexandre Lazareff.

Je vou­drais plu­tôt abor­der un autre aspect de la viti­cul­ture : les mala­dies de la vigne. Je dois dire, sans nier les pro­grès accom­plis, que je suis cho­qué par l’i­gno­rance des scien­ti­fiques dans ce domaine, non que je conteste leur com­pé­tence, mais ils sont trop peu nom­breux et dis­posent de moyens insuf­fi­sants. Je suis scan­da­li­sé d’ap­prendre que l’ITV (Ins­ti­tut tech­nique de la vigne), par suite de la dimi­nu­tion de son bud­get, se voit contraint de fer­mer plu­sieurs éta­blis­se­ments cette année, ou les pro­blèmes récur­rents de l’EN­TAV pour bou­cler son bud­get. Les efforts à consen­tir dans les domaines de la recherche et de la tech­nique sont d’au­tant plus impor­tants que les menaces sur la filière se font plus pressantes.

Ces menaces ne sont pas seule­ment éco­no­miques mais aus­si sani­taires, effet per­vers de la mon­dia­li­sa­tion, dont le phyl­loxé­ra n’a été qu’un pre­mier exemple à la fin du xixe siècle. L’é­vo­lu­tion cli­ma­tique apporte, elle aus­si, son lot de nou­veaux pro­blèmes à résoudre. De plus les fléaux de base comme l’oï­dium ou le mil­diou font preuve d’une remar­quable adap­ta­bi­li­té et dès que de nou­velles molé­cules sont mises au point, des souches résis­tantes appa­raissent rapi­de­ment si les nou­veaux pro­duits sont uti­li­sés sans dis­cer­ne­ment. C’est donc sur un front mobile que la recherche doit se battre et il est vital de lui en don­ner les moyens. Les deniers publics, dans la période dif­fi­cile que nous tra­ver­sons, seraient cer­tai­ne­ment mieux uti­li­sés à finan­cer des tra­vaux de recherche indis­pen­sables pour l’a­ve­nir, qu’à aider des exploi­ta­tions mori­bondes à sur­vivre, car elles n’ont pas d’avenir.

J’ai été très impres­sion­né de lire, voi­ci quelques mois, tout un article sur les décou­vertes faites en ce qui concerne les cycles repro­duc­tifs de ce sale cham­pi­gnon qu’est l’oï­dium ; impres­sion­né car j’é­tais per­sua­dé que les ques­tions fon­da­men­tales de ce genre étaient connues depuis long­temps. Une autre mala­die cryp­to­ga­mique, l’eu­ty­piose, fait des ravages dans les vignobles sep­ten­trio­naux. On ignore à peu près tout de ce cham­pi­gnon qui s’at­taque au bois des ceps et dont les mani­fes­ta­tions ne sont pas tou­jours appa­rentes. Le seul trai­te­ment, à l’ef­fi­ca­ci­té dou­teuse, que l’on connais­sait consis­tait à vapo­ri­ser sur les ceps de l’ar­sé­nite de soude. La seule cer­ti­tude dont on dis­po­sait, en fait, au sujet de ce sym­pa­thique pro­duit est qu’il fai­sait cre­ver les viti­cul­teurs et l’u­sage en a été inter­dit récemment.

Le déve­lop­pe­ment des viroses est éga­le­ment pré­oc­cu­pant : on est plus dému­ni encore face aux virus que dans le cas des mala­dies humaines. Même si ces mala­dies portent de jolis noms – fla­ves­cence dorée, court-noué, mosaïque de l’a­ra­bette, enrou­le­ment, mar­brure…, elles causent d’im­por­tants dégâts aux vignobles. Trop sou­vent, lors­qu’une par­celle com­porte une pro­por­tion de pieds malades exces­sive, le viti­cul­teur est ten­té de char­ger davan­tage les pieds de vigne sains pour com­pen­ser la perte de ren­de­ment, mais au détri­ment de la qua­li­té. Si l’on reprend l’in­sis­tance jus­ti­fiée de Jean-Robert Pitte pour maî­tri­ser les ren­de­ments, afin de per­mettre aux ter­roirs de s’ex­pri­mer, on com­pren­dra l’im­por­tance de dis­po­ser d’un outil de pro­duc­tion dont l’é­tat sani­taire soit satis­fai­sant pour y parvenir.

On essaie de remé­dier à ces pro­blèmes aujourd’­hui par la sélec­tion clo­nale, mais en fait, seul le génie géné­tique per­met d’es­pé­rer les résoudre d’une manière satis­fai­sante. On sait, en effet, que tous les cépages ne pré­sentent pas la même sen­si­bi­li­té aux dif­fé­rentes mala­dies et qu’il en est de même des indi­vi­dus d’un cépage don­né. De là à iso­ler les par­ti­cu­la­ri­tés géné­tiques de ces indi­vi­dus pour en faire béné­fi­cier les gref­fons uti­li­sés pour de nou­velles plan­ta­tions, il n’y a qu’un pas. Encore pour le fran­chir, faut-il trou­ver le finan­ce­ment des recherches cor­res­pon­dantes et vaincre l’obs­cu­ran­tisme qui entoure ces ques­tions de mani­pu­la­tions génétiques.

Les retom­bées de telles recherches devraient éga­le­ment s’a­vé­rer inté­res­santes pour d’autres mala­dies, tout par­ti­cu­liè­re­ment pour l’oï­dium et le mil­diou, plaies que l’on n’ar­rive à conte­nir que par des trai­te­ments répé­tés uti­li­sant des molé­cules variées. La mise au point de vignes résis­tant à ces mala­dies serait donc d’un haut inté­rêt éco­no­mique et salu­taire pour l’environnement.

Le main­tien d’un bon état sani­taire des vignes pré­sente un autre inté­rêt : leur per­mettre de vieillir. Or les vieilles vignes, disons de plus de vingt ans, ont non seule­ment un ren­de­ment plus faible que des vignes plus jeunes, mais même à ren­de­ment égal, pro­duisent des moûts plus concen­trés et de meilleure qua­li­té. En outre, au plan éco­no­mique, le coût du renou­vel­le­ment d’une plan­ta­tion est consi­dé­rable, car aux coûts directs, il convient d’a­jou­ter les années sans pro­duc­tion des par­celles concernées.

Au plan scien­ti­fique, les connais­sances en matière de vini­fi­ca­tion me paraissent plus com­plètes. Cela se com­prend d’ailleurs puisque les agents patho­gènes sont direc­te­ment acces­sibles : l’é­cran que consti­tue la plante a, en effet, dis­pa­ru. De plus, si l’on excepte le botry­tis, les mala­dies de la vigne ont plus d’im­pact sur le ren­de­ment que sur la qua­li­té de la récolte. Par contre, une erreur de vini­fi­ca­tion et c’est la récolte elle-même qui peut être compromise.

Aus­si des efforts impor­tants ont-ils été faits pour maî­tri­ser et amé­lio­rer les phases de la vini­fi­ca­tion : d’ex­cel­lents labo­ra­toires d’œ­no­lo­gie se sont mul­ti­pliés au cours des vingt ou trente der­nières années faci­li­tant l’a­mé­lio­ra­tion des pra­tiques œno­lo­giques dans les pro­prié­tés. On dis­pose aujourd’­hui de toute une gamme de pro­duits œno­lo­giques de qua­li­té pour trai­ter les moûts, faci­li­ter les fer­men­ta­tions et cor­ri­ger les défauts de vinification.

Les levures, en par­ti­cu­lier, ont fait l’ob­jet d’é­tudes appro­fon­dies et l’on trouve main­te­nant des souches variées per­met­tant d’o­rien­ter la fer­men­ta­tion dans le sens dési­ré. Il sub­siste par contre d’im­por­tants pro­grès à faire pour mieux maî­tri­ser la fer­men­ta­tion malo­lac­tique qui reste bien capricieuse.

De son côté, l’é­qui­pe­ment des chais a été consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré. L’a­cier inoxy­dable a rem­pla­cé le bronze et l’a­cier, sup­pri­mant les risques de mala­dies des bou­teilles. Les pres­soirs pneu­ma­tiques per­mettent d’ex­traire des moûts par­faits que d’ex­cel­lentes pompes véhi­culent sans les martyriser.

La fil­tra­tion a éga­le­ment fait de gros pro­grès, les maté­riels modernes per­mettent d’a­jus­ter fine­ment les para­mètres, de manière à opti­mi­ser la qualité.

Mais le pro­grès déter­mi­nant des der­nières décen­nies est, sans conteste, la géné­ra­li­sa­tion du contrôle des tem­pé­ra­tures. Il faut dire que l’é­vo­lu­tion cli­ma­tique rend chaque jour cette fonc­tion plus indis­pen­sable. Il est constant que le vin s’ac­com­mode mal de tem­pé­ra­tures excessives.

Je vou­drais pour clore ces réflexions dire que j’ai le sen­ti­ment que tous les pro­grès évo­qués ci-des­sus ont per­mis d’aug­men­ter consi­dé­ra­ble­ment la quan­ti­té de vin de qua­li­té moyenne pro­duite sur une zone déter­mi­née, voire de faire des vins accep­tables là où cela n’au­rait pas été pos­sible autre­fois. Il nous faut aujourd’­hui retour­ner la pro­po­si­tion et uti­li­ser nos ter­roirs, notre science et nos outils pour don­ner une prio­ri­té abso­lue à la qua­li­té en ayant le cou­rage de pro­cé­der aux dou­lou­reuses opé­ra­tions de regrou­pe­ment ou d’ar­ra­chage indis­pen­sables, amé­lio­rer le sui­vi aval de la qua­li­té et tra­vailler pour don­ner, à l’ex­té­rieur, une meilleure lisi­bi­li­té à nos vins.

Enfin, au risque de paraître ico­no­claste, je crois que le droit rural fran­çais est médié­val et qu’il n’est pas pos­sible de moder­ni­ser notre viti­cul­ture sans remettre en cause le sta­tut du fer­mage, ni le rôle des SAFER (Socié­té d’a­mé­na­ge­ment fon­cier de l’es­pace rural).

Le vin fran­çais est fort de magni­fiques ter­roirs, de tra­di­tions mil­lé­naires, d’un savoir-faire res­pec­té : il doit certes s’a­dap­ter, mais en uti­li­sant ses atouts et non pas en pro­dui­sant les mêmes vins ano­nymes et délo­ca­li­sés – des vins » hors sol « , comme on dirait dans le domaine de l’é­le­vage – que ceux de tout le monde et qui le mettent en dif­fi­cul­té aujourd’­hui. Vive le vin fran­çais, vive la France !

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