De vrais patrons dans l’interdépendance
En octobre 1988, j’ai accompagné un groupe de patrons français de la profession du meuble. C’étaient des hommes intelligents, vigoureux, très attachés à leur indépendance et à leur autonomie de décision en trois domaines : conception des produits, choix des sous-traitants, relations avec les clients.
Ils s’attendaient à rencontrer des « commandants de bord » de leur type, chacun sur le pont de son bateau, maîtres après Dieu.
Or ils se sont trouvés, non pas en face d’unités à 100 % autonomes, mais de grappes d’entreprises, acceptant sans états d’âme leur interdépendance et même, dans certaines opérations, des directives très strictes. En effet, les activités de fabrication sont le plus souvent décidées par des « éditeurs » (on les appellent des impannatori). Informés des tendances et des besoins du marché, ils financent des projets conçus par un designer. Avec ce dernier, ils choisissent les entreprises de production puis, in fine, mettent le produit sur le marché et s’occupent de tous les aspects de la commercialisation.
Plusieurs entreprises sont ainsi amenées à travailler en réseau, à coopérer. Elles connaissent l’importance du design (dans la petite ville de Cantù, on peut admirer une merveilleuse Galerie du design où sont exposés tous les produits primés par le « Compasso d’Oro », le Nobel du design). Les show-rooms de Milan présentent admirablement le mobilier contemporain. Les entreprises acceptent le pilotage des « éditeurs », leur font confiance pour capter les signaux faibles venus des quatre coins du monde.
Pourtant nos Français ont été troublés. Tel le loup de la fable observant la trace du collier sur le cou du chien avec lequel il conversait, ils se répétaient : attachés à un consortium ou à des impanuatori, ces chefs d’entreprise italiens sont-ils de vrais patrons ?
Prato
Eh bien ! Il faut les voir ces « faux patrons », aussi bien dans le meuble que dans l’un quelconque des 200 districts industriels que comprend l’Italie.
Par exemple, dans le district de Prato (Toscane) – 700 km2 – ils sont 9 000 dans le textile proprement dit, plus 235 dans les machines textiles ; avec des entreprises dont l’effectif se situe entre 2 et 200 personnes.
Bien entendu, les rôles ne sont pas les mêmes pour les plus petits et les plus gros, pour les moins spécialisés et les plus spécialisés. Mais les petits restent libres de choisir leurs partenaires. Dans ce milieu où les entreprises sont proches, tout se sait. Un comportement esclavagiste serait vilipendé par le groupe social où règne ce qu’on appelle « la confiance vigilante ».
Une large part de la conception est assurée par un millier de chefs de file en interface avec le marché : ils identifient les tendances de la mode, mobilisent les stylistes, prennent des commandes, organisent les chaînes de production, et pilotent les livraisons.
Tout ce qui est nécessaire aux entreprises se trouve dans un rayon de 20 kilomètres : savoir et savoir-faire, fournisseurs, machines d’occasion, possibilités d’aides et de services.
En contrepartie, il faut accepter de s’inscrire dans un réseau d’interdépendance où les compétences se croisent et se complètent ; et puis respecter quelques règles du jeu : correction professionnelle et abstention de comportements « opportunistes » nuisibles au destin commun.
Moyennant quoi, Prato est l’une des plus fortes concentrations textiles d’Europe, et vend sa production dans le monde entier. Tout aspirant entrepreneur, s’il a quelque talent et s’il est prêt à travailler dur, peut s’installer dans ce tissu socio-économique vivant et créatif, où le chômage est quasi inexistant.
La population du district s’identifie avec cette aventure qui remonte au Moyen Âge, et sur la place centrale de Prato s’élève la statue de Francesco Datini, marchand entrepreneur du XIVe siècle.
Le système des districts italiens
D’autres districts sont beaucoup plus récents, il s’en crée plusieurs par décennie, ce qui prouve que la formule correspond aux impératifs économiques actuels1.
Pour fonctionner efficacement, le district a dû trouver des formules associatives conciliant le désir d’indépendance des acteurs et la nécessité pour eux d’accéder à des services qu’ils ne peuvent développer individuellement. Le système encourage différentes formes d’auto-organisation. L’une des plus répandues est le consorzio.
Francesco Datini.
Il permet de regrouper plusieurs entreprises (auxquelles peuvent se joindre d’autres entités économiques ou non) désireuses d’atteindre cet objectif commun.
Le consorzio du jambon de San Daniele fixe des règles de discipline et s’occupe de promotion. Promosedia (consorzio du siège) définit des stratégies pour le « triangle de la Chaise et du Frioul ».
L’Internazionale Marmi e Macchine veille sur les intérêts collectifs des marbriers de Carrare.
Certains consorzi se préoccupent d’achats de matières premières, de formation, d’organisation de services, de constitution de banques de données, d’accès aux marchés, de mise en relation avec les designers, etc. Nombreux sont ceux qui se consacrent à la garantie de crédits et à la négociation de ceux-ci.
Citons encore le CEAM (Consorzio Export Alto Milanese) réunissant une vingtaine de constructeurs de machines textiles qui se sont placés sous l’égide morale d’Enrico Dell’Acqua, pionnier de l’exportation internationale à la fin du xixe siècle. Ce héros local a, lui aussi, sa statue sur la place de Busto Arsizio, ville où siège le consorzio.
D’autres types d’agrégations existent. Ainsi Yama, holding réunissant des industriels de la mécanique agricole (du gros matériel aux motoculteurs) de Reggio d’Émilie.
Un spécialiste du droit des sociétés, qui les connaissait tous, leur a suggéré de s’unir pour définir une stratégie commune (élagage d’activités, acquisitions, résolution de problèmes administratifs et financiers). Cette opération baptisée « Cooperare per competere » fut en partie menée à bien grâce à l’implication des épouses et des enfants des patrons de PME. Au lieu de jouer aux patronnes les épouses modèrent les tentations autonomistes et monarchiques de leurs époux, et contribuent à l’esprit coopératif.
Autre forme de « métagouvernement », celui de la SCM de Rimini qui regroupe des entreprises de la machine à bois et les représente dans toutes les expositions internationales. Selon les clients, on propose des machines élémentaires, ou, au contraire, des assemblages d’éléments ultra-sophistiqués. Des interactions incessantes entre la SCM et les industriels permettent de susciter des innovations profitables à tous.
Une solution d’avenir pour les PME
En Italie, de nombreux et solides ouvrages analysent les fonctionnements des districts. Leurs auteurs estiment que ces types de coopération pour « convenance économique » sont loin d’être folkloriques ou provinciaux. En fait, ils préfigurent l’avenir en offrant une alternative au fordisme. Ces formes d’auto-organisation permettent de concilier les nécessités économiques d’un territoire avec la possibilité de « fare societa », c’est-à-dire de maintenir le lien social.
Une telle approche suppose que l’on maîtrise l’art de travailler avec les autres, tant en reconnaissant leurs compétences et leurs apports qu’en acceptant de partager un peu de pouvoir avec eux. Comme toute culture, celle-ci peut s’acquérir. Les Transalpins, qui se disent des individualistes forcenés, ont su se l’approprier et la mettre en pratique avec le succès que l’on sait.
Puisse l’éducation donnée à nos jeunes Français développer en eux des comportements d’entrepreneurs adaptés à leur temps où se concilient la libre initiative et la coopération interentreprises.
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1. Les districts industriels n’interviennent pas dans les secteurs lourds. On les retrouve dans le « Made in Italy », les biens d’équipement, le biomédical, la mécanique fine, les machines pour l’industrie (3e rang mondial après l’Allemagne et le Japon). Situés essentiellement dans le nord et le centre de la péninsule, ils représentent 2 200 000 emplois, 60 000 entreprises et 30 % des exportations. Leur développement s’est fait essentiellement sans aide de l’État, avec l’appui des forces locales. Créé en 1995, le Club des Districts est une superstructure qui coordonne l’action collective d’une trentaine d’entre eux.