Débattre du libre-échange
Au-delà des causes immédiates régulièrement décrites, la crise a des raisons profondes qui tiennent à une absence de régulation de secteurs clés de l’activité économique. En premier lieu, celui des échanges entre pays dans lesquels une dérégulation aveugle détruit ce bien vital que sont les emplois. Mais aussi, celui du système monétaire international et celui du système financier. Le redressement exige la mise en place de nouvelles règles pour créer les conditions d’une croissance durable.
La libre concurrence entre les entreprises et les salariés des pays développés d’une part, des pays émergents d’autre part, est la cause majeure de la crise.
En effet, dès lors que les normes sociales et environnementales sont radicalement différentes, la protection parfois excessive dans les pays développés s’opposant à un manque notoire de protection dans les pays émergents, cette libre concurrence a créé des déséquilibres massifs des balances de paiements courants avec les excédents des uns (Chine et exportateurs d’hydrocarbures notamment) et les déficits des autres (États-Unis notamment).
Paroles d’expert
Selon Christian Saint-Étienne, professeur titulaire de la chaire d’économie industrielle au CNAM, le libre-échange « ne peut fonctionner que dans le cadre d’une aire politique et économique dotée d’un État de droit bien construit, avec des règles respectées par tout le monde. L’OMC, au départ, ne comprenait que des pays développés avec des valeurs et des systèmes juridiques très proches. Mais, lorsqu’elle s’est étendue à des pays n’appliquant pas le droit euro-américain, elle est devenue un marché de dupes. Si on était capable d’obtenir des Chinois les mêmes règles environnementales et règles sociales que les nôtres, le libre-échange serait une excellente chose au plan mondial. Le concept de libre-échange est comme l’eau : on peut y nager ou s’y noyer. »
Dans les pays émergents, elle a amené une amélioration spectaculaire du niveau de vie et un développement de l’emploi de centaines de millions de personnes, mais dont ne bénéficie pas la majorité de la population.
Mais dans les pays développés, elle a eu des conséquences négatives : stagnation des salaires et du pouvoir d’achat, creusement des inégalités de revenus, apparition de travailleurs pauvres, développement du travail précaire, chômage de masse et désindustrialisation.
Surendettement
Argent facile
Les gouvernements ont pu encourager l’endettement grâce, d’une part, à l’abondance mondiale de liquidités (recyclage des excédents de certains pays et de l’argent des paradis fiscaux). D’autre part, à l’absence de régulation monétaire internationale, c’est-à-dire de tout mécanisme de rééquilibrage des balances de paiements courants et de contrôle de la création monétaire. Enfin, grâce à l’absence totale de régulation financière, dans certains territoires (paradis fiscaux), de certaines institutions (hedge funds) et de certains produits financiers.
Pour limiter la détérioration de la situation et maintenir la paix sociale, les dirigeants des pays développés ont facilité l’endettement des institutions publiques, des ménages et des entreprises, financières et non financières. Il en est résulté un surendettement de nombreux agents économiques, publics et privés, qui a fini par révéler ou faire craindre leur insolvabilité, y compris de grandes banques et compagnies d’assurances, entraînant une méfiance généralisée, la crise financière puis la crise économique.
Et ils ont fermé les yeux sur des pratiques commerciales et financières déloyales, permettant notamment aux entreprises financières de contourner les normes prudentielles fixées, et sur le relâchement de la surveillance par les autorités de régulation.
Pour éviter le pire, les États ont mis en oeuvre des plans de relance qui ont accru leur surendettement. Dans un deuxième temps, il est apparu que la timide reprise économique ne permettrait pas de rembourser les montagnes de dettes souveraines des États les plus endettés.
Réguler le libre-échange
Normes sociales et environnementales
La Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU et les Conventions fondamentales de l’OIT définissent des normes sociales minimales. Elles concernent notamment la liberté syndicale, la limitation de la durée du travail et les congés périodiques, les assurances sociales, l’éducation obligatoire et gratuite, le travail forcé, l’âge minimum d’admission à l’emploi, les pires formes de travail des enfants. Il faudrait les compléter par des normes minimales de protection de l’environnement et de la santé (exemples urgents : le traitement des effluents industriels et les conditions d’exploitation du charbon).
Les théories du libre-échange postulent que les facteurs de production (travail, capital, ressources naturelles) ne sont pas mobiles au niveau international.
Les États ont accru leur surendettement
Or cette hypothèse est périmée du fait de la liberté de circulation des capitaux, du développement des firmes transnationales, de la baisse drastique des coûts de transport et du développement des télécommunications.
Elles postulent aussi que la concurrence doit être » parfaite » ou « non faussée « . Or il existe d’importants facteurs de distorsion de concurrence, parmi lesquels les normes sociales, les normes environnementales et le manque de régulation monétaire internationale.
Rééquilibrage
L’instauration de taxes d’importation sur les produits en provenance de pays, qui ne respecteraient pas les normes sociales et environnementales définies au plan international, compenserait le handicap économique des pays qui les respecteraient. Dès lors les pays émergents seraient conduits à fonder leur croissance davantage sur leur demande intérieure et moins sur l’exportation, à développer plus rapidement l’emploi et le pouvoir d’achat de toute leur population.
De nombreux économistes libéraux, dont Maurice Allais (prix Nobel d’économie), écrivent depuis longtemps que la libre concurrence entre pays dont les normes sociales et environnementales sont radicalement différentes ne conduit pas à un optimum économique et social mondial.
Plan Marshall Au lendemain de la guerre, dans le cadre du plan Marshall, les Américains avaient aidé les pays européens à se reconstruire et se hisser à leur niveau de développement, par un transfert massif de capitaux et de technologie. Mais ils avaient maintenu des barrières douanières pour ne pas ouvrir leur pays à une concurrence inéquitable, tout en y trouvant l’opportunité de favoriser leur croissance et leur emploi et de conquérir des positions durables dans l’économie européenne. Il est regrettable que, quarante ans plus tard, les pays développés ne se soient pas inspirés de cet exemple pour accompagner le décollage des pays émergents.
Le plein-emploi, premier devoir de l’État
La dérégulation monétaire, autre facteur de distorsion de concurrence
Pour les hommes et les femmes, le travail revêt une importance vitale et constitue une valeur fondamentale. Il leur procure les ressources nécessaires à la vie de leur famille et leur donne un statut social, en échange de leur contribution à la production de biens ou de services utiles au bien-être de leurs congénères. Il leur est essentiel de pouvoir apporter cette contribution et que les ressources dont ils disposent en soient la contrepartie équitable et suffisante.
Atteinte majeure à la dignité, à l’égalité des chances et à la liberté, le chômage est la première cause d’exclusion sociale, de pauvreté et de désespérance, en particulier pour les plus jeunes et les chômeurs de longue durée.
Gâchis humain
Devoir de travailler
Le devoir de travailler, devoir naturel, précepte universel et moteur essentiel de l’économie, apparaît dans le préambule de la Constitution française et dans la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme.
Outre les drames humains qu’il provoque, le chômage ou le sous-emploi se traduit par la perte d’une partie du potentiel de production de richesses, un « gâchis économique ». Le premier devoir économique et social des pouvoirs publics, dans les pays développés comme dans les pays émergents, est donc de créer les conditions du plein-emploi et de l’amélioration du niveau de vie de tous les citoyens.
Ce devoir fondamental figure explicitement dans le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels de l’ONU. Dans tous les pays, développés ou émergents, les pouvoirs publics ne le remplissent pas à cause de politiques de libreéchange, pratiquées sans gardefous suffisants.
Instaurer une nouvelle régulation monétaire
Depuis la fin des accords de Bretton Woods, décidée unilatéralement par les Américains en 1971, la dérégulation monétaire internationale est un autre facteur important de distorsion de concurrence.
Elle entraîne une volatilité des taux de change préjudiciable aux échanges internationaux, handicape les pays sous-développés producteurs de matières premières, contribue à l’instabilité des emplois et est la cause principale du développement effréné des spéculations à court terme au détriment de l’investissement à long terme dans l’économie réelle.
Il s’agirait notamment de mettre un terme à la prédominance du dollar et à la sous-évaluation du yuan.
Visées chinoises
Naïveté occidentale Il est incompréhensible que les dirigeants des pays développés n’aient pas réagi devant les dangers de l’accumulation massive de réserves monétaires par la Chine : naïveté des dirigeants politiques occidentaux, notamment européens ? lobbying des entreprises financières et des firmes transnationales ?
L’accumulation de réserves monétaires par la Chine se comprend dans une perspective à long terme, où l’économie chinoise veut s’assurer le contrôle de ressources énergétiques, minières et agricoles indispensables à son développement et dont elle ne dispose pas ; elle souhaite prendre le contrôle d’entreprises qui lui apportent les réseaux commerciaux et les technologies susceptibles de lui assurer, dans le monde entier, les débouchés nécessaires à sa capacité d’exportation (voir le récent rachat de Volvo).
Il faut instaurer un nouveau Système de régulation monétaire internationale, permettant notamment un contrôle de la création monétaire mondiale, un rééquilibrage des déséquilibres structurels des balances de paiements courants, l’ajustement des taux de change, la gestion des réserves et la fin des spéculations monétaires disproportionnées par rapport aux besoins de l’économie réelle.
Mettre fin à la dérégulation financière
Le non-respect des normes prudentielles, l’opacité de certaines entreprises financières ou sociétés-écrans, la complexité, la perversité et la diffusion dans le monde entier de produits financiers toxiques, la spéculation débridée sur les produits dérivés ont entraîné le surendettement de nombreux agents économiques, publics et privés.
Il faut, sur la base d’une Convention financière internationale, instaurer une régulation financière internationale, s’appliquant à tous les territoires (paradis fiscaux inclus), à toutes les entreprises financières ou non financières (hedge funds inclus), à tous les types de produits financiers préalablement agréés (produits dérivés inclus) et à tous les produits d’assurance crédit (CDS inclus).
Il faut interdire ou taxer lourdement toute transaction financière avec des territoires qui ne respecteraient pas les obligations fixées par la Convention financière internationale.
La croissance seule solution à la crise
L’inflation à 4% prônée par le FMI et des mesures budgétaires vigoureuses ne suffiront pas à rembourser les montagnes de dettes publiques et privées de nombreux pays développés. Même s’ils parvenaient enfin à endiguer l’évasion fiscale à travers les paradis fiscaux (350 à 500 milliards de dollars par an selon la Banque mondiale, dont 15 à 20 pour la France).
Le salut ne peut venir que d’une relance vigoureuse
D’autant moins que l’effet le plus immédiat des mesures budgétaires sera de plonger les États les plus endettés dans un chômage massif, une croissance molle, sinon une récession, avec contagion des autres pays, leur interdisant tout espoir de recettes fiscales et sociales qui permettraient de rembourser les montagnes de dettes, publiques et privées, accumulées.
Leur salut ne peut venir que d’une relance vigoureuse de l’emploi et de la croissance, qui exige d’en finir avec le tabou du libre-échange non régulé, cause majeure des déséquilibres macroéconomiques à l’origine de la crise actuelle.
Ce changement de paradigme doit s’accompagner de l’instauration d’un nouveau Système monétaire international et de l’établissement d’une Convention financière internationale instaurant une saine régulation financière internationale.
Rappels
Ces propos font écho au dossier paru dans La Jaune et la Rouge de février 2010 « L’espace financier au sortir de la crise » et à l’article prémonitoire de Maurice Lauré (36), également paru dans la revue de janvier 1997 « La fin de l’avantage comparatif de la révolution industrielle ». Il faut aussi citer ici l’article de Maurice Allais (31) paru dans Marianne du 5 au 11 décembre 2009 » Contre les tabous indiscutés « .