Débattre du libre-échange

Dossier : ExpressionsMagazine N°658 Octobre 2010
Par Gilbert RIBES (56)

Au-delà des causes immé­diates régu­liè­re­ment décrites, la crise a des rai­sons pro­fondes qui tiennent à une absence de régu­la­tion de sec­teurs clés de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. En pre­mier lieu, celui des échanges entre pays dans les­quels une déré­gu­la­tion aveugle détruit ce bien vital que sont les emplois. Mais aus­si, celui du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal et celui du sys­tème finan­cier. Le redres­se­ment exige la mise en place de nou­velles règles pour créer les condi­tions d’une crois­sance durable.

La libre concur­rence entre les entre­prises et les sala­riés des pays déve­lop­pés d’une part, des pays émer­gents d’autre part, est la cause majeure de la crise.

En effet, dès lors que les normes sociales et envi­ron­ne­men­tales sont radi­ca­le­ment dif­fé­rentes, la pro­tec­tion par­fois exces­sive dans les pays déve­lop­pés s’op­po­sant à un manque notoire de pro­tec­tion dans les pays émer­gents, cette libre concur­rence a créé des dés­équi­libres mas­sifs des balances de paie­ments cou­rants avec les excé­dents des uns (Chine et expor­ta­teurs d’hy­dro­car­bures notam­ment) et les défi­cits des autres (États-Unis notamment).

Paroles d’ex­pert
Selon Chris­tian Saint-Étienne, pro­fes­seur titu­laire de la chaire d’é­co­no­mie indus­trielle au CNAM, le libre-échange « ne peut fonc­tion­ner que dans le cadre d’une aire poli­tique et éco­no­mique dotée d’un État de droit bien construit, avec des règles res­pec­tées par tout le monde. L’OMC, au départ, ne com­pre­nait que des pays déve­lop­pés avec des valeurs et des sys­tèmes juri­diques très proches. Mais, lors­qu’elle s’est éten­due à des pays n’ap­pli­quant pas le droit euro-amé­ri­cain, elle est deve­nue un mar­ché de dupes. Si on était capable d’ob­te­nir des Chi­nois les mêmes règles envi­ron­ne­men­tales et règles sociales que les nôtres, le libre-échange serait une excel­lente chose au plan mon­dial. Le concept de libre-échange est comme l’eau : on peut y nager ou s’y noyer. »

Dans les pays émer­gents, elle a ame­né une amé­lio­ra­tion spec­ta­cu­laire du niveau de vie et un déve­lop­pe­ment de l’emploi de cen­taines de mil­lions de per­sonnes, mais dont ne béné­fi­cie pas la majo­ri­té de la population.

Mais dans les pays déve­lop­pés, elle a eu des consé­quences néga­tives : stag­na­tion des salaires et du pou­voir d’a­chat, creu­se­ment des inéga­li­tés de reve­nus, appa­ri­tion de tra­vailleurs pauvres, déve­lop­pe­ment du tra­vail pré­caire, chô­mage de masse et désindustrialisation.

Surendettement

Argent facile
Les gou­ver­ne­ments ont pu encou­ra­ger l’en­det­te­ment grâce, d’une part, à l’a­bon­dance mon­diale de liqui­di­tés (recy­clage des excé­dents de cer­tains pays et de l’argent des para­dis fis­caux). D’autre part, à l’ab­sence de régu­la­tion moné­taire inter­na­tio­nale, c’est-à-dire de tout méca­nisme de rééqui­li­brage des balances de paie­ments cou­rants et de contrôle de la créa­tion moné­taire. Enfin, grâce à l’ab­sence totale de régu­la­tion finan­cière, dans cer­tains ter­ri­toires (para­dis fis­caux), de cer­taines ins­ti­tu­tions (hedge funds) et de cer­tains pro­duits financiers.

Pour limi­ter la dété­rio­ra­tion de la situa­tion et main­te­nir la paix sociale, les diri­geants des pays déve­lop­pés ont faci­li­té l’en­det­te­ment des ins­ti­tu­tions publiques, des ménages et des entre­prises, finan­cières et non finan­cières. Il en est résul­té un sur­en­det­te­ment de nom­breux agents éco­no­miques, publics et pri­vés, qui a fini par révé­ler ou faire craindre leur insol­va­bi­li­té, y com­pris de grandes banques et com­pa­gnies d’as­su­rances, entraî­nant une méfiance géné­ra­li­sée, la crise finan­cière puis la crise économique.

Et ils ont fer­mé les yeux sur des pra­tiques com­mer­ciales et finan­cières déloyales, per­met­tant notam­ment aux entre­prises finan­cières de contour­ner les normes pru­den­tielles fixées, et sur le relâ­che­ment de la sur­veillance par les auto­ri­tés de régulation.

Pour évi­ter le pire, les États ont mis en oeuvre des plans de relance qui ont accru leur sur­en­det­te­ment. Dans un deuxième temps, il est appa­ru que la timide reprise éco­no­mique ne per­met­trait pas de rem­bour­ser les mon­tagnes de dettes sou­ve­raines des États les plus endettés.

Réguler le libre-échange

Normes sociales et environnementales
La Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme, le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels de l’O­NU et les Conven­tions fon­da­men­tales de l’OIT défi­nissent des normes sociales mini­males. Elles concernent notam­ment la liber­té syn­di­cale, la limi­ta­tion de la durée du tra­vail et les congés pério­diques, les assu­rances sociales, l’é­du­ca­tion obli­ga­toire et gra­tuite, le tra­vail for­cé, l’âge mini­mum d’ad­mis­sion à l’emploi, les pires formes de tra­vail des enfants. Il fau­drait les com­plé­ter par des normes mini­males de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et de la san­té (exemples urgents : le trai­te­ment des effluents indus­triels et les condi­tions d’ex­ploi­ta­tion du charbon).

Les théo­ries du libre-échange pos­tulent que les fac­teurs de pro­duc­tion (tra­vail, capi­tal, res­sources natu­relles) ne sont pas mobiles au niveau international.

Les États ont accru leur surendettement

Or cette hypo­thèse est péri­mée du fait de la liber­té de cir­cu­la­tion des capi­taux, du déve­lop­pe­ment des firmes trans­na­tio­nales, de la baisse dras­tique des coûts de trans­port et du déve­lop­pe­ment des télécommunications.

Elles pos­tulent aus­si que la concur­rence doit être » par­faite » ou « non faus­sée « . Or il existe d’im­por­tants fac­teurs de dis­tor­sion de concur­rence, par­mi les­quels les normes sociales, les normes envi­ron­ne­men­tales et le manque de régu­la­tion moné­taire internationale.

Rééquilibrage

L’ins­tau­ra­tion de taxes d’im­por­ta­tion sur les pro­duits en pro­ve­nance de pays, qui ne res­pec­te­raient pas les normes sociales et envi­ron­ne­men­tales défi­nies au plan inter­na­tio­nal, com­pen­se­rait le han­di­cap éco­no­mique des pays qui les res­pec­te­raient. Dès lors les pays émer­gents seraient conduits à fon­der leur crois­sance davan­tage sur leur demande inté­rieure et moins sur l’ex­por­ta­tion, à déve­lop­per plus rapi­de­ment l’emploi et le pou­voir d’a­chat de toute leur population.

De nom­breux éco­no­mistes libé­raux, dont Mau­rice Allais (prix Nobel d’é­co­no­mie), écrivent depuis long­temps que la libre concur­rence entre pays dont les normes sociales et envi­ron­ne­men­tales sont radi­ca­le­ment dif­fé­rentes ne conduit pas à un opti­mum éco­no­mique et social mondial.

Plan Mar­shall Au len­de­main de la guerre, dans le cadre du plan Mar­shall, les Amé­ri­cains avaient aidé les pays euro­péens à se recons­truire et se his­ser à leur niveau de déve­lop­pe­ment, par un trans­fert mas­sif de capi­taux et de tech­no­lo­gie. Mais ils avaient main­te­nu des bar­rières doua­nières pour ne pas ouvrir leur pays à une concur­rence inéqui­table, tout en y trou­vant l’op­por­tu­ni­té de favo­ri­ser leur crois­sance et leur emploi et de conqué­rir des posi­tions durables dans l’é­co­no­mie euro­péenne. Il est regret­table que, qua­rante ans plus tard, les pays déve­lop­pés ne se soient pas ins­pi­rés de cet exemple pour accom­pa­gner le décol­lage des pays émergents.

Le plein-emploi, premier devoir de l’État

La déré­gu­la­tion moné­taire, autre fac­teur de dis­tor­sion de concurrence

Pour les hommes et les femmes, le tra­vail revêt une impor­tance vitale et consti­tue une valeur fon­da­men­tale. Il leur pro­cure les res­sources néces­saires à la vie de leur famille et leur donne un sta­tut social, en échange de leur contri­bu­tion à la pro­duc­tion de biens ou de ser­vices utiles au bien-être de leurs congé­nères. Il leur est essen­tiel de pou­voir appor­ter cette contri­bu­tion et que les res­sources dont ils dis­posent en soient la contre­par­tie équi­table et suffisante.

Atteinte majeure à la digni­té, à l’é­ga­li­té des chances et à la liber­té, le chô­mage est la pre­mière cause d’ex­clu­sion sociale, de pau­vre­té et de déses­pé­rance, en par­ti­cu­lier pour les plus jeunes et les chô­meurs de longue durée.

Gâchis humain

Devoir de travailler
Le devoir de tra­vailler, devoir natu­rel, pré­cepte uni­ver­sel et moteur essen­tiel de l’é­co­no­mie, appa­raît dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion fran­çaise et dans la Décla­ra­tion amé­ri­caine des droits et des devoirs de l’homme.

Outre les drames humains qu’il pro­voque, le chô­mage ou le sous-emploi se tra­duit par la perte d’une par­tie du poten­tiel de pro­duc­tion de richesses, un « gâchis éco­no­mique ». Le pre­mier devoir éco­no­mique et social des pou­voirs publics, dans les pays déve­lop­pés comme dans les pays émer­gents, est donc de créer les condi­tions du plein-emploi et de l’a­mé­lio­ra­tion du niveau de vie de tous les citoyens.

Ce devoir fon­da­men­tal figure expli­ci­te­ment dans le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits éco­no­miques sociaux et cultu­rels de l’O­NU. Dans tous les pays, déve­lop­pés ou émer­gents, les pou­voirs publics ne le rem­plissent pas à cause de poli­tiques de libreé­change, pra­ti­quées sans gar­de­fous suffisants.

Instaurer une nouvelle régulation monétaire

Depuis la fin des accords de Bret­ton Woods, déci­dée uni­la­té­ra­le­ment par les Amé­ri­cains en 1971, la déré­gu­la­tion moné­taire inter­na­tio­nale est un autre fac­teur impor­tant de dis­tor­sion de concurrence.

Elle entraîne une vola­ti­li­té des taux de change pré­ju­di­ciable aux échanges inter­na­tio­naux, han­di­cape les pays sous-déve­lop­pés pro­duc­teurs de matières pre­mières, contri­bue à l’ins­ta­bi­li­té des emplois et est la cause prin­ci­pale du déve­lop­pe­ment effré­né des spé­cu­la­tions à court terme au détri­ment de l’in­ves­tis­se­ment à long terme dans l’é­co­no­mie réelle.

Il s’a­gi­rait notam­ment de mettre un terme à la pré­do­mi­nance du dol­lar et à la sous-éva­lua­tion du yuan.

Visées chinoises

Naï­ve­té occi­den­tale Il est incom­pré­hen­sible que les diri­geants des pays déve­lop­pés n’aient pas réagi devant les dan­gers de l’ac­cu­mu­la­tion mas­sive de réserves moné­taires par la Chine : naï­ve­té des diri­geants poli­tiques occi­den­taux, notam­ment euro­péens ? lob­bying des entre­prises finan­cières et des firmes transnationales ?

L’ac­cu­mu­la­tion de réserves moné­taires par la Chine se com­prend dans une pers­pec­tive à long terme, où l’é­co­no­mie chi­noise veut s’as­su­rer le contrôle de res­sources éner­gé­tiques, minières et agri­coles indis­pen­sables à son déve­lop­pe­ment et dont elle ne dis­pose pas ; elle sou­haite prendre le contrôle d’en­tre­prises qui lui apportent les réseaux com­mer­ciaux et les tech­no­lo­gies sus­cep­tibles de lui assu­rer, dans le monde entier, les débou­chés néces­saires à sa capa­ci­té d’ex­por­ta­tion (voir le récent rachat de Volvo).

Il faut ins­tau­rer un nou­veau Sys­tème de régu­la­tion moné­taire inter­na­tio­nale, per­met­tant notam­ment un contrôle de la créa­tion moné­taire mon­diale, un rééqui­li­brage des dés­équi­libres struc­tu­rels des balances de paie­ments cou­rants, l’a­jus­te­ment des taux de change, la ges­tion des réserves et la fin des spé­cu­la­tions moné­taires dis­pro­por­tion­nées par rap­port aux besoins de l’é­co­no­mie réelle.

Mettre fin à la dérégulation financière

Dés­équi­libre dangereux
La pré­do­mi­nance du dol­lar per­met aux États-Unis une créa­tion moné­taire incon­trô­lée qui entraîne un excès mon­dial de liqui­di­tés et d’en­det­te­ments, sources de la crise actuelle. La sous-éva­lua­tion du yuan per­met à la Chine d’ac­cu­mu­ler des réserves moné­taires mas­sives, contri­buant à l’ex­cès mon­dial de liqui­di­tés et repré­sen­tant un dan­ger pour l’in­dé­pen­dance éco­no­mique des autres pays, limite le pou­voir d’a­chat des ménages chi­nois et fausse la concur­rence avec les pays déve­lop­pés, contri­buant à y entre­te­nir le sous-emploi et la stag­na­tion du pou­voir d’achat.
Trans­pa­rence
Il faut exi­ger, des para­dis fis­caux comme de tous les ter­ri­toires, la publi­ca­tion sys­té­ma­tique de l’i­den­ti­té des action­naires et des comptes de toutes les socié­tés, trusts ou fon­da­tions qui y sont domi­ci­liés, pour lut­ter contre l’é­va­sion fis­cale (notam­ment des ins­ti­tu­tions finan­cières et des firmes trans­na­tio­nales), les tra­fics cri­mi­nels en tous genres, le finan­ce­ment du ter­ro­risme ou des guerres civiles, la cor­rup­tion, le détour­ne­ment des fonds d’aide au déve­lop­pe­ment, le contour­ne­ment des règles pru­den­tielles, la spo­lia­tion de l’é­pargne des ménages, la spé­cu­la­tion débridée.

Le non-res­pect des normes pru­den­tielles, l’o­pa­ci­té de cer­taines entre­prises finan­cières ou socié­tés-écrans, la com­plexi­té, la per­ver­si­té et la dif­fu­sion dans le monde entier de pro­duits finan­ciers toxiques, la spé­cu­la­tion débri­dée sur les pro­duits déri­vés ont entraî­né le sur­en­det­te­ment de nom­breux agents éco­no­miques, publics et privés.

Il faut, sur la base d’une Conven­tion finan­cière inter­na­tio­nale, ins­tau­rer une régu­la­tion finan­cière inter­na­tio­nale, s’ap­pli­quant à tous les ter­ri­toires (para­dis fis­caux inclus), à toutes les entre­prises finan­cières ou non finan­cières (hedge funds inclus), à tous les types de pro­duits finan­ciers préa­la­ble­ment agréés (pro­duits déri­vés inclus) et à tous les pro­duits d’as­su­rance cré­dit (CDS inclus).

Il faut inter­dire ou taxer lour­de­ment toute tran­sac­tion finan­cière avec des ter­ri­toires qui ne res­pec­te­raient pas les obli­ga­tions fixées par la Conven­tion finan­cière internationale.

La croissance seule solution à la crise

L’in­fla­tion à 4% prô­née par le FMI et des mesures bud­gé­taires vigou­reuses ne suf­fi­ront pas à rem­bour­ser les mon­tagnes de dettes publiques et pri­vées de nom­breux pays déve­lop­pés. Même s’ils par­ve­naient enfin à endi­guer l’é­va­sion fis­cale à tra­vers les para­dis fis­caux (350 à 500 mil­liards de dol­lars par an selon la Banque mon­diale, dont 15 à 20 pour la France).

Le salut ne peut venir que d’une relance vigoureuse

D’au­tant moins que l’ef­fet le plus immé­diat des mesures bud­gé­taires sera de plon­ger les États les plus endet­tés dans un chô­mage mas­sif, une crois­sance molle, sinon une réces­sion, avec conta­gion des autres pays, leur inter­di­sant tout espoir de recettes fis­cales et sociales qui per­met­traient de rem­bour­ser les mon­tagnes de dettes, publiques et pri­vées, accumulées.

Leur salut ne peut venir que d’une relance vigou­reuse de l’emploi et de la crois­sance, qui exige d’en finir avec le tabou du libre-échange non régu­lé, cause majeure des dés­équi­libres macroé­co­no­miques à l’o­ri­gine de la crise actuelle.

Ce chan­ge­ment de para­digme doit s’ac­com­pa­gner de l’ins­tau­ra­tion d’un nou­veau Sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal et de l’é­ta­blis­se­ment d’une Conven­tion finan­cière inter­na­tio­nale ins­tau­rant une saine régu­la­tion finan­cière internationale.

Rap­pels
Ces pro­pos font écho au dos­sier paru dans La Jaune et la Rouge de février 2010 « L’es­pace finan­cier au sor­tir de la crise » et à l’ar­ticle pré­mo­ni­toire de Mau­rice Lau­ré (36), éga­le­ment paru dans la revue de jan­vier 1997 « La fin de l’a­van­tage com­pa­ra­tif de la révo­lu­tion indus­trielle ». Il faut aus­si citer ici l’ar­ticle de Mau­rice Allais (31) paru dans Marianne du 5 au 11 décembre 2009 » Contre les tabous indiscutés « .

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