DEBUSSY, l’intégrale Gieseking
Réédition d’un enregistrement de 1950
C’est un étrange paradoxe que le plus grand interprète – selon les musicologues unanimes – de la musique pour piano de Debussy, l’archétype de la musique française avec celles de Rameau et Couperin et plus tard Poulenc, soit allemand.
Au début des années 1950, Walter Gieseking enregistre l’intégrale de l’œuvre pour piano de Claude Debussy. C’est cette intégrale qui est aujourd’hui rééditée en CD1.
Debussy est, avec Fauré, le compositeur français qui a le plus écrit pour le piano : Préludes livres 1 et 2 – que Vladimir Jankélévitch qualifiait d’« avant-propos éternels d’un propos qui jamais n’adviendra » –, Images, Estampes, Pour le piano, Suite bergamasque, Children’s Corner, Arabesques, 12 Études, et des pièces séparées, souvent jouées comme Danse, L’Isle joyeuse, La plus que lente, Hommage à Haydn, Le petit nègre, ou moins connues : Rêverie, Nocturne, Valse romantique, Danse bohémienne, Ballade, Mazurka, Berceuse héroïque, auxquelles il faudrait ajouter les œuvres pour deux pianos et pour piano à quatre mains, comme En blanc et en noir, Petite Suite, Six épigraphes antiques, qui ne figurent pas dans cette intégrale.
Pour se représenter le caractère révolutionnaire de sa musique, qui flirte avec l’atonalité et invente sans cesse des structures et des harmonies nouvelles et des rythmes inédits, il faut se rendre compte que Debussy était contemporain de Brahms et Liszt, par exemple, et que Saint-Saëns et Fauré lui ont survécu. Au-delà de cette modernité, stupéfiante dans les Études qui annoncent Prokofiev et Chostakovitch et aussi… Gershwin et Art Tatum, Debussy est le maître de la couleur et de la lumière, avec une infinie palette de nuances.
On peut comparer la musique de Debussy à la peinture des impressionnistes, ou plutôt aux mille touches aiguës et précises des postimpressionnistes comme Seurat et Signac, et non aux flous de Monet ou Renoir. En littérature, une seule comparaison possible, avec Proust et sa maîtrise de l’extrême précision.
Et c’est par là que se révèle le caractère unique de l’interprétation de Gieseking : il suit à la lettre les indications méticuleuses de Debussy (« comme une buée irisée », « doux et calme ») et, par une maîtrise totale des doigts, des bras et des pédales, comme un peintre pointilliste qui s’efforce de restituer une lumière et une impression, il détaille chaque note avec sa couleur propre et nous offre, en quelque sorte, la musique de Debussy à l’état pur, au fond sans l’interpréter.
Nous avons comparé cet enregistrement à d’autres : Claudio Arrau, Nelson Freire notamment : Gieseking s’impose comme une évidence. Bien sûr, on peut regretter que Samson François n’ait pas pu aller au bout de son intégrale Debussy, en comparant, par exemple, les deux interprétations de La plus que lente.
Celle de Samson François est profondément nostalgique, chargée d’émotion, et elle nous touche plus que celle de Gieseking.
Mais est-ce bien ce que Debussy a voulu, lui qui était ennemi du néoromantisme ? Écoutez Gieseking en buvant lentement un très bon Bourgogne blanc ou plutôt un Condrieu, avec de petites tartines d’huile d’olive gelée sur du pain de noix, sel et poivre, et en interrompant de temps en temps votre écoute pour lire quelques pages de Proust, pourquoi pas À l’ombre des jeunes filles en fleur.
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1. 5 CD WARNER
Walter Gieseking plays Debussy « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir » (rec. 1951) (3mn 46)
Gieseking plays Sinding « Rustle of Spring » (2mn 13)