Décarboner l’industrie pour garantir son avenir
France 2030 prévoit non seulement des actions en faveur de la réindustrialisation du pays, mais aussi de la décarbonation de l’industrie. Aujourd’hui, cette décarbonation est nécessaire sur le plan environnemental, ainsi que pour garantir l’avenir et la compétitivité du secteur à une échelle européenne et internationale. Sylvie Padilla, responsable du service industrie, direction entreprises et transitions industrielles de l’ADEME, dresse pour nous un état des lieux et revient sur les enjeux que pose cette démarche essentielle.
La décarbonation de l’industrie est un enjeu fort pour la France. Pouvez-vous nous rappeler le contexte autour de ce sujet stratégique ?
La décarbonation du pays est généralement abordée au travers du prisme du logement, du transport ou encore de l’agriculture. Pourtant l’industrie est responsable de 20 % des émissions. Deux tiers de ces émissions sont concentrés sur des secteurs dits énergo-intensifs, ainsi la moitié des émissions de l’industrie concernent une cinquantaine de sites. Ce phénomène de concentration des émissions est une caractéristique propre au secteur industriel qui nécessite une prise en compte particulière par les pouvoirs publics afin de pouvoir atteindre l’objectif de – 81 % d’émissions pour le secteur industriel, par la Stratégie Nationale Bas-Carbone. L’enjeu est donc de déployer des mesures de politiques publiques, spécifiques à ces acteurs, en complément de dispositifs plus transverses s’adressant à des acteurs plus diffus. À l’échelle industrielle, ces secteurs énergo-intensifs ou fortement émetteurs en gaz à effet de serre (GES) sont situés en amont de la chaîne de valeur. Ils font partie de l’industrie dite de première transformation ou industrie lourde, qui produit des matériaux industriels à plus faible valeur ajoutée et qui emploie peu de main d’œuvre par rapport à la partie aval. Concrètement, il s’agit des procédés qui permettent de transformer une matière première naturelle en un matériau industriel, grâce à une consommation énergétique importante : la transformation de la silice en verre, du minerai de fer en acier ou encore de la saumure en chlore…
Enfin, la question de la décarbonation se pose également à un moment où la France cherche non seulement à se réindustrialiser, à augmenter sa compétitivité industrielle, mais aussi à lutter contre le réchauffement climatique avec des évolutions significatives attendues sur le prix du carbone, notamment pour les industriels fortement émetteurs soumis à la Directive EU-ETS.
En quoi cet objectif de réduction de 81 % des émissions de gaz à effet de serre est-il problématique pour le secteur industriel ?
Il est problématique tout d’abord parce qu’il est extrêmement ambitieux, comme l’ensemble des objectifs de la Stratégie Nationale Bas-Carbone pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Par ailleurs cet objectif est global et intègre les disparités qui existent entre les différentes industries, notamment le fait que 14 % des émissions du secteur sont le résultat de processus chimiques qui émettent des gaz à effet de serre, et non d’usage énergétique. Mais cela ne concerne pas tous les secteurs industriels. Aussi en tant que tel, il doit être décliné sectoriellement pour en apprécier l’enjeu spécifique à chaque secteur et identifier ainsi les leviers les plus adéquats.
En effet, plusieurs leviers existent pour contribuer à cet objectif national : changer de combustibles (mix énergétique décarboné, énergies renouvelables…), privilégier des procédés plus performants et plus efficaces qui consomment moins d’énergie, envisager des nouveaux processus comme la capture et le stockage du CO2 … Ces différents leviers se déclinent distinctement selon les procédés industriels, mais aussi les localisations territoriales (accès à la ressource biomasse, proximité d’infrastructures de stockage…).
En parallèle, dans un monde qui se décarbone de plus en plus, et avec un accès aux ressources de plus en plus contraint, les acteurs industriels doivent se poser la question de la pérennité de leur activité (par exemple, aurons-nous toujours autant besoin d’acier, de ciment, de béton ? aurons-nous toujours les ressources matières ou énergétiques pour les produire ?) et donc des capacités de production nécessaires dans les décennies qui viennent. En effet, la décarbonation implique des investissements significatifs pour moderniser l’outil industriel et implémenter les technologies de rupture qui permettront d’atteindre cet objectif ambitieux. Pour s’engager dans cette démarche, les industriels doivent pouvoir se projeter sur leur marché à long terme.
Pour accompagner cette transition, quel est votre rôle ? À quel niveau intervenez-vous ?
La Stratégie Nationale Bas-Carbone est une feuille de route qui détaille l’ambition nationale en la matière. Elle doit être complétée par des déclinaisons sectorielles et c’est justement, ce travail que nous menons au sein de l’ADEME. Avec l’ensemble de ces secteurs, nous travaillons sur la définition de trajectoires technologiques de décarbonation appliquées à chaque secteur, nous établissons un chiffrage des enjeux économiques (CAPEX, OPEX…) et nous analysons aussi la demande sur un marché donné, en prenant en compte ses spécificités dans une logique de concertation avec les industriels concernés et leurs parties prenantes.
Notre agence dispose de véritables expertises sur lesquelles nous pouvons capitaliser pour objectiver la stratégie. Cette démarche prend la forme d’un plan de transition sectoriel (PTS) dont le but est de construire une vision 360° afin d’aider et d’accompagner les industriels dans le changement de leurs procédés et de leurs business modèles pour s’adapter au mieux, aux objectifs de neutralité carbone, mais aussi pour anticiper l’évolution de la demande. Avec l’industrie cimentière, nous avons travaillé sur le premier plan de transition sectoriel1. Ceux pour l’industrie de l’acier et de l’aluminium sont en cours. Sont aussi prévus des PTS pour la chimie lourde (chlore, éthylène, ammoniac), le sucre, le verre et le papier carton.
En parallèle, l’ADEME est aussi l’opérateur de dispositifs mis en place par l’État : financements, aides, subventions… C’est notamment le cas pour le fonds décarbonation de l’industrie dans le cadre du plan de relance qui va se poursuivre avec le plan d’investissement France 2030.
Dans cette démarche, quels sont les principaux enjeux qui mobilisent le tissu industriel français ?
Le principal défi est économique et financier. Dans ce cadre, les industriels doivent objectiver leur choix en matière de baisse de la consommation énergétique, de priorisation des investissements, d’identification des technologies les plus pertinentes…
Parce que les technologies représentent des enjeux stratégiques, les industriels doivent privilégier celles qui vont leur permettre de décarboner leurs activités sur le long terme et qui seront compatibles avec les prochaines générations de technologies. En effet, les technologies actuelles ne nous permettront pas d’atteindre la neutralité carbone. Le secteur doit ainsi également investir dans l’innovation et financer des projets de R&D pour concevoir dès aujourd’hui les innovations de rupture de demain.
Quels sont, selon vous, les actions prioritaires à déployer pour atteindre les objectifs fixés ?
L’enjeu est de travailler sur des trajectoires de décarbonation à l’échelle d’une entreprise ou d’un groupe.
Dans cette démarche, nous mettons aussi à la disposition des entreprises « l’initiative ACT – Assessing low Carbon Transition® » dont l’objectif est de leur offrir, quels que soient leur taille ou leurs marchés, des méthodologies pour développer une stratégie de décarbonation et évaluer sa pertinence, mais aussi les actions et les moyens déployés. L’idée est véritablement de leur fournir des outils de pilotage et de suivi pour leur transition vers une économie décarbonée.
Sur ce sujet, quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs ?
La question de la décarbonation de l’industrie doit être envisagée dans le temps long, à l’image de la durée de vie de l’outil industriel. Les engagements doivent être pris dès aujourd’hui et vont impliquer durablement les différentes parties prenantes.
La confiance des industriels dans un avenir économique et dans leur capacité à se positionner sur le marché est ainsi primordiale.
Au-delà du besoin de visibilité, les industriels doivent également pouvoir mutualiser leurs actions et notamment leurs infrastructures : réseaux de chaleur, électrolyseurs…
Dans ce cadre, nous lançons également des dispositifs à l’échelle des 10 à 15 plus grandes zones industrielles pour accompagner les acteurs industriels énergo-intensifs dans la définition collective de leur trajectoire de décarbonation et l’identification des infrastructures communes permettant d’accélérer et amplifier celle-ci.