Décarbonner l’Europe : un programme d’avenir
The Shift Project, think-tank de la transition carbone, lance le Manifeste pour décarboner l’Europe. Il s’agit de neuf propositions, dont la faisabilité a été vérifiée, et qui permettrait à l’Europe de se relancer, de recouvrer son indépendance et d’offrir aux Européens de quoi réenchanter leur avenir.
À l’heure où sont écrites ces lignes, Emmanuel Macron vient d’être élu président de la République.
Il ne fait aucun doute que sa tâche est immense, et que les actions entreprises sur le plan du climat et de la préservation des ressources pendant ce quinquennat seront décisives – ou pas – pour l’avenir de la France et de l’Europe.
UNE CROISSANCE HISTORIQUEMENT CARBONÉE
D’abord marquée par l’exploitation du charbon (1re révolution industrielle, qui voit en outre à la fin du XIXe siècle l’émergence de l’électricité), la consommation d’énergie augmente très significativement à partir de la fin des années 1940 avec l’exploitation accélérée du pétrole et du gaz naturel (2e révolution industrielle).
Ainsi, entre 1900 et 2010, la consommation d’énergie primaire par habitant dans le monde a été multipliée par 5 ! Pendant l’année 2015, ce sont près de 13 150 Mtep d’énergie primaire qui ont été consommées dans le monde, dont 32 % de pétrole, 23 % de gaz et 30 % de charbon.
ÉNERGIE ET CROISSANCE SONT LIÉES
Une société humaine peut être considérée comme un système qui extrait, transforme, travaille, et déplace des ressources minérales ou biologiques puisées dans l’environnement, afin de produire les biens et les services que les individus désirent consommer pour satisfaire leurs besoins.
Dès lors, la découverte puis l’usage croissant d’énergie primaire, l’accroissement de la productivité du travail qui en découle grâce à l’usage de machines en remplacement de nos modestes muscles, puis l’augmentation de tous les flux physiques qui sous-tendent l’activité productive, ont joué un rôle de premier ordre dans l’expansion économique, sociale et démographique des sociétés humaines.
“ Depuis 200 ans, nos sociétés ont dimensionné leur expansion sur le paramètre énergie ”
Aussi, depuis près de 200 ans, nos sociétés ont dimensionné leur expansion sur le paramètre « énergie ».
L’activité industrielle (la métallurgie, essentiellement) et plus récemment le numérique (l’économie dite « dématérialisée » est très vorace en énergie), l’aménagement du territoire, le commerce avec le raccourcissement des distances et du temps, l’augmentation des rendements agricoles, mais aussi les avancées sociales (confort matériel, progrès médicaux, etc.), ne sont ni plus ni moins les conséquences de l’abondance énergétique, essentiellement d’origine fossile : à titre d’exemple, plus de 85 % de l’énergie primaire consommée dans le monde est aujourd’hui d’origine fossile.
La réalité physique qui relie développement et volume d’énergie se traduit également très bien d’un point de vue économique au sens premier du terme.
La relation entre le volume d’énergie consommée et les variations du PIB est assez étonnante et illustre à quel point le facteur « énergie » – c’est-à-dire le parc de machines en activité – joue un rôle central dans l’économie – c’est-à-dire la comptabilisation monétaire de la transformation opérée par le système productif.
On observe une superposition historique des périodes de forte croissance économique avec les périodes de forte croissance « énergétique ». Il en va de même des périodes de ralentissement.
UNE INFLUENCE SUR LE CLIMAT SUSPECTÉE DE LONGUE DATE
Depuis longtemps déjà, les conséquences de l’accroissement massif de la concentration de GES dans l’atmosphère sont connues : par « effet de serre », ces émissions alimentent le réchauffement climatique dans des proportions alarmantes.
Au-delà des découvertes d’Arrhenius qui datent de la fin du XIXe siècle, cet état de fait suscite déjà de véritables inquiétudes scientifiques dès 1953, avec le rapport Energy in the future de Palmer Cosslett Putnam, puis de larges préoccupations collectives depuis la fin des années 1960, et des quasi-certitudes depuis le sommet de Rio en 1992.
Plus particulièrement, les deux premiers chocs pétroliers, qui entraînent un ralentissement dans la croissance de l’énergie consommée par personne, coïncident avec l’apparition, dans tous les pays industrialisés et indépendamment du pouvoir en place, d’un ralentissement de la croissance, d’une baisse structurelle de la productivité et des niveaux de taux d’intérêt réels, ainsi que d’un endettement croissant de l’État et des ménages.
Notons enfin qu’en parallèle la faible progression de l’efficacité énergétique de l’économie (inférieure à 1 % par an depuis 1960 dans le monde ; on observe même un tassement depuis le début des années 2000) ne permet pas de compenser le ralentissement de la consommation d’énergie.
Nos sociétés sont donc très dépendantes de la quantité d’énergie dont elles disposent, et plus particulièrement des sources hydrocarbonées d’énergie, dont la part dans la consommation d’énergie primaire est très élevée pour la plupart des pays.
Il faut tirer de ce qui précède deux conséquences fondamentales que notre nouveau Président doit avoir à l’esprit parce qu’elles engagent plus que toute autre chose l’avenir de la France et de l’Europe.
NOTRE CONSOMMATION ÉNERGÉTIQUE INFLUE SUR LE CLIMAT
L’usage (principalement par combustion) de telles quantités d’hydrocarbures engendre l’émission de quantités considérables de CO2 dans l’atmosphère (35 GtCO2 de CO2 en 2013, hors UTCF).
Les indices qui témoignent d’un réchauffement sont pléthoriques et de plus en plus sensibles. © SERG_DID / FOTOLIA.COM
Les indices qui témoignent de ce réchauffement sont pléthoriques et de plus en plus sensibles (records de température, périodes de sécheresse exceptionnelles, accélération de l’élévation du niveau des océans, recul des glaciers).
Qu’on le veuille ou non, il affectera significativement nos sociétés ainsi que notre environnement et s’accompagnera de troubles qui par ailleurs ont déjà commencé. Sous peine de subir les conséquences imprévisibles et très probablement dramatiques auxquelles l’inaction nous condamnerait, nous devons réduire massivement nos émissions de GES afin de limiter au maximum le réchauffement climatique (par rapport à la période préindustrielle).
L’objectif des 2 °C retenu par l’Accord de Paris est, semble-t-il, une cible acceptable et atteignable. Pour ce faire, les experts du GIEC considèrent que nous pouvons encore émettre de l’ordre de 1 000 milliards de tonnes de CO2 au total.
En suivant une décroissance « douce », cela signifie que les émissions planétaires doivent être divisées par 3 d’ici à 2050, soit en gros d’ici à ce que nos enfants aient notre âge. Elles doivent également devenir nulles avant 2100.
“ Une baisse continue de notre consommation d’énergies fossiles est inévitable ”
Pour y parvenir, le déclenchement immédiat d’une baisse continue de notre consommation d’énergies hydrocarbonées est inévitable.
Les Européens ont, comme les autres pays du monde, le devoir de prendre leurs responsabilités. Avec près de 4 milliards de tonnes équivalent carbone en 2014 (soit 8 % des émissions mondiales) essentiellement liées à l’utilisation d’énergies fossiles (77,6 %), essentiellement carbonées, l’Europe demeure un gros émetteur. Comme toutes les régions du monde, elle subira d’autant plus les conséquences du réchauffement climatique que l’action sera tardive et inadaptée.
LA RESSOURCE ÉNERGÉTIQUE S’ÉPUISE
Face à cet enjeu, l’Europe est très vulnérable. Cela tient notamment à la fois à son mix d’énergie primaire très carboné – même en France – et de la forte dépendance des pays membres en matière d’approvisionnement énergétique (à l’égard de la Russie, et des pays du Golfe notamment).
Tandis que près de 75 % de l’énergie primaire consommée en Europe est d’origine fossile, le taux de dépendance énergétique vis-à-vis du pétrole, du gaz et du charbon est également très élevé (respectivement de 75 %, 39 % et 45,6 % en 2014).
LE GAZ RUSSE N’EST PAS LA SOLUTION
La Russie exporte 20 % du gaz qu’elle produit, ce qui représente 60 % des exportations russes (près de 190 Mtep en 2015) et 50 % des importations de gaz de l’UE28 et de la Norvège.
Pour compenser un déclin observé de 12 % par an du niveau de la ressource en gaz de la mer du Nord, il faudrait tripler les livraisons russes (représentant 50 % de la production du pays). Par ailleurs, la production russe est relativement stable depuis vingt ans (+0,3 % en moyenne).
Il y a donc peu de chances que la solution se trouve du côté russe.
En matière de disponibilité de l’énergie, notamment fossile, la situation va-t-elle s’améliorer à l’avenir ?
En ce qui concerne le pétrole, les indicateurs ne sont pas très encourageants. Pour commencer, le pétrole est une énergie de stock et sa production connaîtra inévitablement un pic. Cette production – toutes catégories confondues – est en légère croissance (+1,2 % par an depuis 2000) au niveau mondial. Cependant, la production de pétrole dit « conventionnel » (incluant l’offshore profond) semble déjà avoir atteint un plateau, et l’accroissement de la production est essentiellement lié à l’exploitation des sables bitumineux canadiens, des pétroles de roche-mère américains et des condensats issus du gaz (GNL).
Avec toutes les précautions requises, force est de constater que les découvertes récentes, notamment au Brésil ou en Angola (environ 50 milliards de barils), ou encore les pétroles de roche-mère (420 milliards de barils) paraissent faibles au regard des 40 milliards de barils par an découverts depuis quarante ans.
Or, si la production est relativement stable et que par ailleurs la population mondiale augmente, cela conduit mécaniquement à la baisse de la consommation possible par personne. Plus précisément, les pays émergents et les pays producteurs, qui sont parfois les mêmes, augmentent leur consommation par personne, ce qui diminue la quantité de pétrole disponible pour les importateurs historiques, notamment européens.
LE GAZ NE POURRA PAS SE SUBSTITUER AU CHARBON ET AU PÉTROLE
En ce qui concerne le gaz, la situation n’est pas beaucoup plus favorable. L’Europe consomme environ 360 Mtep/an de gaz dont près de 60 % sont produites à partir des champs de la mer du Nord. Cette production est en déclin et devrait décroître encore de 5 à 10 % par an (soit 12 à 25 Mtep/an).
À la différence du pétrole, le gaz est une ressource énergétique dont le transport sur de longues distances est difficile (5 à 10 fois plus cher par kilowattheure transporté que le pétrole). En 2015, seulement 30 % du gaz produit passe une frontière contre 65 % pour le pétrole. Le GNL ne représente, quant à lui, que 10 % de la consommation mondiale, dont près d’un tiers est le seul fait du Japon.
“ Près de 75 % de l’énergie primaire consommée en Europe est d’origine fossile ”
Ces éléments limitent le potentiel d’augmentation de l’approvisionnement en provenance des pays du Golfe ou d’Asie mineure notamment.
Qu’en est-il des gaz « non conventionnels » (gaz de roche-mère, gaz de veine de charbon et gaz de réservoir compact) ? L’exploitation spectaculaire de ces réserves de gaz aux États-Unis a suscité beaucoup d’attention. L’ampleur des ressources européennes est sujette à de nombreuses spéculations, mais les éléments publics sur lesquels s’appuyer de manière solide sont peu nombreux.
Et, en tout état de cause, l’exploitation de tels gaz implique des processus de production particuliers, qui ne peuvent émerger que dans certaines conditions réunies aux États-Unis : environnement législatif et financier favorable, tissu industriel dense (compagnies de forage et de services pétroliers), infrastructures de transport (par pipeline ou camion) très développées.
Force est de constater que le contexte est différent en Europe. Si cette exploitation est possible, il est très probable qu’elle ne fera que limiter la vitesse de déclin de la production conventionnelle.
Ainsi, si rien n’est entrepris pour rompre notre dépendance aux hydrocarbures, l’approvisionnement énergétique de l’Europe baissera structurellement, et avec lui le PIB, ce qui prendra au dépourvu des économistes et une classe politique qui aiment à penser que l’infini est de ce monde.
UN MANIFESTE POUR DÉCARBONER L’EUROPE
La transition vers une société décarbonée, en France et en Europe est donc une priorité de tout premier ordre.
Proposer une feuille de route pour réussir la transition énergétique.
© JOACHIM BEAUVILAIN / FOTOLIA.COM
Décarboner l’Europe, cela signifie déjà opposer une réponse forte et globale aux risques énergétiques et climatiques.
Décarboner l’Europe, c’est ensuite conduire un projet de société cohérent et transverse qui pourrait redonner sens et corps au projet européen, en panne depuis plusieurs années.
Décarboner l’Europe, c’est aussi recouvrer l’indépendance qui permet de peser dans les affaires du monde.
Décarboner l’Europe, c’est surtout offrir aux Européens de quoi réenchanter l’avenir, dégager un horizon d’espoir, fixer un but sur lequel se concentrer.
C’est là tout l’esprit du Manifeste pour décarboner l’Europe initié par The Shift Project, le think-tank de la transition carbone.
Alors que l’année 2017 est cruciale pour l’avenir de l’UE compte tenu des élections en France, en Allemagne, et aux Pays-Bas, il importe que ces sujets ne soient pas oubliés dans les débats. Cet appel vise donc à mobiliser les acteurs de l’Europe – citoyens, société civile, entreprises, pouvoirs publics – à entreprendre au plus vite les actions cohérentes et concrètes à la mesure du défi climatique et énergétique.
Depuis le lancement du Manifeste en mars 2017, nous avons recueilli près de 3 000 signatures dont celles de 80 dirigeants de grandes entreprises (parmi lesquels Gauthier Louette (SPIE), Jean-Bernard Lévy (EDF), Guillaume Pepy (SNCF), Xavier Huillard (Vinci), Martin Bouygues (Bouygues), Stéphane Richard (Orange), Jean-Dominique Senard (Michelin), et bien d’autres…), mais aussi celles de représentants d’organisations professionnelles ainsi que de nombreuses personnalités du monde académique français, traduisant la prise de conscience du monde économique.
Neuf des onze candidats à la présidentielle, dont les deux finalistes, s’étaient également engagés à l’action auprès du Shift Project. Un mouvement se lève, il appartient maintenant au nouveau Président et à sa majorité de le porter.
NEUF PROPOSITIONS POUR QUE L’EUROPE CHANGE D’ÈRE
Si décarboner l’Europe est un défi immense, ce doit aussi être un projet réalisable à l’aide des technologies existantes, compatible avec les capacités européennes d’investissement, et dont les échéances permettent une réorientation progressive des emplois.
Dans cet esprit, The Shift Project s’est également livré à un exercice de projection sur ce que pourrait être une stratégie ambitieuse en la matière.
“ Libérer nos économies de leur dépendance à l’égard du carbone est un défi immense ”
Fruit d’un an de travail, sous la direction de Zeynep Kahraman (directrice des Projets du Shift) et d’André-Jean Guérin (X 69, administrateur du Shift), les « 9 propositions pour que l’Europe change d’ère » regroupent les principales actions incontournables pour réduire significativement les émissions de GES de l’Europe.
Elles se focalisent sur cinq chantiers : la production d’électricité, la mobilité des individus, la façon dont les bâtiments sont chauffés, isolés et construits, l’industrie et l’alimentation.
Chacune de ces actions est concrète, réaliste et chiffrée, tant en matière de potentiel de réduction de GES que d’investissements. Les bénéfices potentiels pour l’emploi et la vitalité de l’économie, mais également pour l’environnement, la santé et le bien-être général y sont détaillés.
Naturellement, ces propositions ne sont ni suffisantes, ni exhaustives, et ont vocation à être discutées. Délibérément, nous n’avons pas fondé ici notre démarche sur des propositions transversales, qui n’en demeurent pas moins indispensables et que The Shift Project porte également, telles que l’instauration de prix du carbone suffisamment élevés (notamment à travers la réforme du système européen des quotas d’émission de CO2 ), ou encore l’accès à des crédits de très long terme et à taux bas afin de financer les investissements cruciaux.
Il s’agit de proposer une feuille de route pour réussir la transition énergétique et de lancer un appel à approfondir et à préciser les enjeux, mesurer les impacts, et élaborer les plans d’action qui permettront de mener une transition contrôlée et fructueuse : ainsi, il n’est pas imaginable de proposer par exemple la fermeture de la filière de génération électrique à partir du charbon en Europe sans négocier un agenda détaillé sur l’évolution des centaines de milliers d’emplois de cette filière.
Libérer nos économies de leur dépendance à l’égard du carbone est un défi immense. Le relever n’en est pas moins incontournable, et est l’une des rares façons de faire retrouver à la France sa grandeur en Europe, et à l’Europe sa place d’inspirateur du monde moderne.
avec la participation de Sylvain de FORGES (74)
Pour consulter les 9 propositions et soutenir le Manifeste
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Notre civilisation de croa, croa, croassance
Formidable que même nos dirigeants se mettent à lire ce que les écologistes écrivent depuis un demi-siècle au moins. Sans doute pour économiser leur temps, The Shift Project (manifeste français, malgré les apparences…) le résume d’une manière très succincte… et, prudemment, ne s’exprime pas sur la nécessité d’abandonner notre civilisation de croa, croa, croassance. Pour l’envisager, faudra-t-il attendre encore 50 ans ?