Décentralisation et réforme de l’État : une même démarche républicaine
“ Les collectivités locales ” : le thème est d’actualité. Le début de cette année sera, en effet, marqué par la discussion à l’Assemblée Nationale de deux projets de loi, portant l’un sur l’aménagement du territoire, l’autre sur l’intercommunalité.
Ils seront suivis, dans quelque temps, par le projet de réforme de l’action économique des collectivités dont j’achève la préparation.
Ces trois textes se complètent et relèvent d’une philosophie politique claire et cohérente. La modernisation des finances locales, quant à elle, a été engagée dès le projet de loi de finances pour 1999. Il s’agit tout d’abord de la sortie du “ pacte de stabilité ” et de son remplacement par un contrat de croissance et de solidarité : en attribuant aux collectivités une part de l’augmentation de la richesse nationale, il permettra de renforcer la péréquation entre collectivités.
La priorité accordée à l’emploi par le Gouvernement s’est concrétisée par la suppression de la part salaire de la base de la taxe professionnelle qui bénéficiera principalement aux petites entreprises et aux secteurs à forte intensité de main- d’œuvre.
Cette actualité suffit à marquer, alors même que la décentralisation approche de l’âge de sa majorité, combien le grand mouvement lancé par Gaston Defferre en 1982 reste une dynamique qui est loin d’avoir épuisé tous ses effets. La décentralisation n’est pas un état, mais un processus toujours inachevé, la recherche permanente d’un compromis entre les trois termes de l’équation territoriale : les libertés locales, l’unité nationale et l’efficacité administrative. Nul n’en discute plus le principe en raison de son succès. L’heure est donc bien à l’approfondissement de la décentralisation, non à sa remise en cause. Cet approfondissement passe par un examen lucide de ce qui a été fait, des nombreuses réussites bien identifiées tant par l’État que par nos concitoyens, ce qui est essentiel. Mais il faut aussi corriger certains dysfonctionnements et prendre en compte les évolutions de notre société.
Nous savons bien qu’aucune construction juridique ne saurait, au-delà d’une décennie, être dispensée de retouches. Depuis 1982, la France a connu, en effet, de considérables mutations : 80 % de nos concitoyens vivent aujourd’hui dans des centres urbains, la majorité d’entre eux travaillent dans le secteur tertiaire, les difficultés économiques ont déchiré les liens sociaux. La menace d’une société à deux vitesses n’est pas pour rien dans l’affaiblissement du sentiment d’appartenir à une communauté dotée d’un projet. La crise du social conduit à la crise de la citoyenneté et donc à la crise du politique. La modernisation de la vie publique n’en est que plus urgente. Restreindre le cumul des mandats, instaurer la parité entre hommes et femmes, améliorer la transparence de la gestion publique, doter les régions d’un mode de scrutin qui les rende gouvernables : toutes ces réformes sont indispensables pour reconstruire le pacte républicain, pour rétablir la confiance afin que la chose publique redevienne la chose de tous. Car si auparavant le citoyen libre était celui qui vivait en démocratie et était appelé à élire ses représentants, depuis quelques décennies, le citoyen libre est celui qui participe aux décisions. La responsabilité devient de plus en plus la forme la plus élaborée de la liberté.
Dans cette perspective, la décentralisation constitue bien une grande réforme de l’État, tant il va de soi que l’État n’est pas à opposer aux collectivités territoriales : l’État est tout à la fois national et territorial. Les pouvoirs publics, globalement entendus, ont en charge à la fois l’intérêt national et les intérêts locaux. L’article premier de notre Constitution proclame que « la France est une République indivisible » qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens ». Le principe de libre administration des collectivités territoriales, antérieur au demeurant à la décentralisation, ne peut donc se déployer que dans le respect de l’indivisibilité de la République et du principe d’égalité. Je me définis souvent comme un « jacobin décentralisateur » : il n’y a pas contradiction entre ces termes. Si les collectivités locales participent bien à la définition de l’intérêt général, son expression achevée ne peut s’exercer qu’au niveau national qui conserve, à ce titre, l’exclusivité du pouvoir normatif. La décentralisation n’est donc pas un partage de souveraineté.
En France, la question des collectivités territoriales se pose depuis plus de deux cents ans, à la recherche d’un compromis entre le nombre, la taille et les compétences. Le débat est permanent : y a‑t-il un niveau de trop ? Faut-il diminuer le nombre des communes ? Faut-il créer de grandes régions ? Il est sain que ce débat ait lieu, mais il n’y a pas urgence à le trancher et surtout, il ne doit pas servir d’alibi à l’inaction. On peut ainsi, sans attendre, préciser ou modifier la répartition d’un certain nombre de compétences, développer la contractualisation entre collectivités territoriales… Le débat sur la taille des régions, alors même que certaines d’entre elles ont un poids économique et démographique tout à fait significatif à l’échelle européenne, ne doit pas masquer que l’obstacle majeur à l’affirmation du fait régional en France était en réalité le mode de scrutin : sa récente réforme à l’initiative du gouvernement est une mesure concrète qui rendra la région plus lisible, donc plus légitime, pour nos concitoyens.
Contrairement à certains de nos voisins, notre pays n’a pas fait le choix d’une réduction drastique du nombre des communes. Le maintien de plus de 36 000 communes crée un réseau dense de citoyens activement engagés dans la vie de leur collectivité : on ne peut que s’en réjouir pour la vitalité de la démocratie de proximité. Pour autant, on ne peut nier que beaucoup de communes ne disposent pas des moyens d’assumer pleinement leurs responsabilités. L’émiettement communal constitue, de longue date, un obstacle au réel épanouissement du pouvoir local et, aujourd’hui, l’un des principaux freins à la pleine mise en œuvre de la décentralisation.
Pour contourner cette difficulté, la France a inventé, très tôt, il y a plus d’un siècle, une solution originale : celle de la coopération intercommunale, selon des formes juridiques variées allant bien au-delà de la simple association. Aujourd’hui, il convient de franchir une étape décisive dans cette voie : les communes doivent exercer collectivement nombre de leurs responsabilités pour qu’elles soient réellement effectives. À cette fin, si l’intercommunalité doit rester un libre choix des collectivités, il est nécessaire d’en harmoniser et simplifier les modalités juridiques tout en offrant des dispositifs réellement incitatifs et fédératifs, en particulier dans les agglomérations où le traitement de certains problèmes dépasse nécessairement le périmètre communal.
La décentralisation s’est heurtée à d’autres difficultés dont la moindre n’est pas l’enchevêtrement des compétences qui nuit à la cohérence de l’action publique : on cite classiquement le cas de certains secteurs comme l’enseignement, l’action sociale, l’intervention économique… La volonté initiale de constituer des blocs de compétence n’a pas résisté au choc de la réalité.
J’en veux pour preuve le domaine de l’action économique des collectivités locales pour lequel je prépare un projet de réforme. L’intervention économique au niveau local constitue une prérogative évidente de la région. Dans les faits, on constate que tous les niveaux de collectivités ont été appelés à s’engager dans l’action économique, bien souvent en s’appuyant sur des bases juridiques fragiles, d’autant plus qu’il est souvent difficile de distinguer, au sein de l’action des communes ou des départements, ce qui relève d’une intervention classique de service public de ce qui constitue une politique spécifique d’intervention économique. Aussi, me paraît-il préférable de réglementer la pratique existante plutôt que de vouloir contraindre la réalité à entrer dans un cadre non applicable. En matière de répartition des compétences, de nouveaux équilibres sont, certes, à définir dans le sens d’une plus grande lisibilité mais la démarche doit rester empreinte de pragmatisme si l’on veut réussir.
La décentralisation a souffert également des lenteurs de la mise en œuvre de la déconcentration. Dès 1982, la déconcentration était conçue comme le complément indispensable de la décentralisation, non seulement pour assurer un équilibre dans le dialogue entre exécutifs locaux et responsables administratifs, mais aussi pour permettre à l’État de mieux assurer ses missions dans un contexte nouveau. Simple conséquence logique de la décentralisation, la déconcentration constitue aujourd’hui un outil de modernisation de l’État.
En effet, un traitement horizontal des grands problèmes, dans des champs territoriaux définis, devient le mode de plus en plus fréquent de l’intervention publique. Les questions de société comme le chômage, la lutte contre l’exclusion, la sécurité, etc., dépassent les compétences sectorielles des administrations concernées. Il importe de favoriser un traitement interministériel de ces dossiers tant par les administrations centrales que par les services territoriaux de l’État.
Dans cet esprit, le renforcement du rôle des préfets, prévu par la déconcentration, doit s’inscrire dans une logique fonctionnelle plutôt que hiérarchique. La question, en effet, est moins d’augmenter le pouvoir du préfet vis-à-vis des services déconcentrés que de lui donner les moyens de les faire travailler ensemble. Le préfet doit, d’abord, pouvoir fédérer les multiples compétences administratives qu’exigent les politiques interministérielles. C’est dans cette perspective que je me suis placé pour faire des propositions visant, tant en matière de décisions administratives individuelles, que budgétaires ou de gestion des ressources humaines, à renforcer la cohérence territoriale de l’État.
Ainsi, par l’élaboration d’une stratégie locale de l’État, le développement de démarches qualité, de nouvelles pratiques interministérielles, le recours aux nouvelles technologies, la déconcentration constitue bien l’un des axes majeurs de la réforme de l’État.
L’un des fondements du pacte républicain est l’égalité d’accès aux services publics. Cette nécessaire solidarité entre les citoyens implique la solidarité des collectivités locales et, en conséquence, une péréquation accrue qui, loin d’être le signe d’une quelconque recentralisation rampante, recrée des conditions d’égalité entre les territoires, réduit des déséquilibres de plus en plus mal supportés par nos concitoyens. À l’évidence, la péréquation des ressources des collectivités locales reste à améliorer sensiblement : en matière de taxe professionnelle, près du quart de la population réside dans des communes qui ne perçoivent que 5 % du produit total. L’évolution spontanée joue au détriment des communes les plus touchées par les phénomènes d’exclusion. En milieu rural comme en milieu urbain, il est urgent de développer la solidarité intercommunale, avec la taxe professionnelle unique, pour mieux répartir les ressources et les charges, pour atténuer des rivalités intercommunales qui paralysent, bien souvent, l’émergence de territoires cohérents.
La décentralisation implique aussi un nouveau rapport au Droit pour concilier l’exigence démocratique de transparence de la gestion publique et la demande de sécurité juridique émanant des élus. Grand producteur de normes « impersonnelles et abstraites », notre pays avait su concilier cette tradition avec une certaine souplesse d’application dont l’amplitude était laissée à l’appréciation du préfet. La suppression du contrôle a priori a modifié cet équilibre : les élus locaux sont confrontés à une situation nouvelle, étrangère à notre tradition, celle d’un contrôle externe confié au juge qui, lui, ne transige pas avec la loi. Les collectivités se trouvent ainsi directement confrontées à l’ensemble d’un édifice juridique que peu d’entre elles, quelle que soit la valeur des fonctionnaires territoriaux, ont la capacité d’appréhender dans sa complexité. Il y a là une difficulté que n’avaient pas prévue les « pères » de la décentralisation et à laquelle il nous faudra trouver des réponses si l’on ne veut pas que le sentiment d’insécurité juridique ne paralyse l’initiative des élus. La limitation du cumul des mandats ne peut que faciliter l’exercice plein et entier par les élus de leurs missions dans ce nouveau contexte.
Pour mener à bien cet approfondissement de la décentralisation, les collectivités doivent pouvoir s’appuyer sur une fonction publique territoriale de qualité, qui a déjà largement fait la preuve de sa compétence et de son dévouement. L’achèvement du dispositif statutaire dont les fondements ont été jetés en 1984 est aujourd’hui complet. Des améliorations doivent être apportées dans le domaine du recrutement, de la formation et du déroulement de carrière afin d’établir une réelle parité avec la fonction publique d’État. En effet, les échanges entre ces deux fonctions publiques sont à développer dans la perspective d’une intensification de la coopération entre administrations locales et services de l’État dans le cadre, notamment, de la contractualisation des politiques publiques. Contrats locaux de sécurité, contrats de ville, contrats de plan, etc., constituent autant de formules souples, aptes à concilier l’esprit de la décentralisation et la solidarité républicaine.
Approfondissement de la décentralisation et réforme de l’État, l’enjeu est clair : permettre aux collectivités territoriales de prendre toute leur part à la nécessaire modernisation de l’action publique, pour devenir, ainsi, encore plus performantes au service de l’intérêt général et de nos concitoyens. Telles sont les conditions, alors que le XXIe siècle approche et verra se poursuivre la construction de l’Europe, d’un enracinement de la démocratie locale dans la République.