Déclin du salariat et avènement des indépendants ?

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Jean DUBOIS (41)

III – Nova­tions pré­vi­sibles dans l’emploi et dans le tis­su des entreprises
Le XXe siècle a été témoin d’un for­mi­dable déve­lop­pe­ment du sala­riat et cor­ré­la­ti­ve­ment de la dimen­sion des entreprises.
Il est vrai­sem­blable, mal­gré cer­taines marches au gigan­tisme que nous obser­vons aujourd’hui, que le mou­ve­ment du XXe siècle s’inversera au XXIe ; ou plu­tôt que les nou­velles acti­vi­tés qui appa­raî­tront au XXIe siècle obéi­ront à une nou­velle logique.
Le socio­logue Jean Dubois nous invite à tirer les consé­quences de la tur­bu­lence gran­dis­sante de l’économie, et Flo­rence Vidal nous montre ce qu’est déjà, dans cer­taines orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles évo­luées, la nou­velle posi­tion des patrons.
À l’appui de ces réflexions sur les ten­dances, un trans­fuge de la grande entre­prise, Hubert Lau­riot- Pré­vost (76), nous explique pour­quoi il se sent plus heu­reux et plus effi­cace à la tête d’une PME ; et Gérard de Ligny révèle une évo­lu­tion signi­fi­ca­tive des patrons de PME dans le milieu rural.

Naissance et évolution du salariat

Dans une cer­taine mesure, le sala­riat « longue durée » est un arti­fice social, une conven­tion qui s’est déve­lop­pée au XIXe siècle pour répondre aux exi­gences de l’in­dus­tria­li­sa­tion. L’i­dée de l’emploi sala­rié per­met­tait de codi­fier le tra­vail dans les mines et les administrations.

Mais les condi­tions qui ont ain­si aidé à naître le sala­riat ne sont-elles pas en train de se modi­fier profondément ?

L’en­tre­prise était une grosse ruche à alvéoles, ras­sem­blée sur elle-même, où tra­vaillaient des abeilles « ouvrières » peu différenciées.

À l’ex­té­rieur il n’y avait que des four­nis­seurs de matière brute, les sous-trai­tants et les experts étaient peu nom­breux car les construc­teurs de machines fabri­quaient eux-mêmes leurs bou­lons. Les inno­va­tions tech­no­lo­giques cir­cu­laient len­te­ment, et émer­geaient pour la plu­part dans l’en­tre­prise elle-même. La clien­tèle était prin­ci­pa­le­ment régio­nale ou nationale.

Il n’en est plus de même dans une époque carac­té­ri­sée par la mul­ti­pli­ci­té des par­te­naires, la pro­fu­sion des sous-trai­tants en cas­cade, l’é­vo­lu­tion rapide des métiers, les recours ponc­tuels aux tech­ni­ciens spé­cia­li­sés et aux experts. La concur­rence mon­diale oblige par ailleurs à des muta­tions fré­quentes (recon­ver­sions, délo­ca­li­sa­tions), qui se tra­duisent par la pré­ca­ri­té des emplois et des contrats de collaboration.

C’est ain­si qu’aux États-Unis Man­po­wer est le pre­mier employeur et qu’en France 20 % seule­ment des embauches ont don­né lieu dans les der­nières années à des emplois non pré­caires (néan­moins 94 % des sala­riés en poste sont encore en CDI).

Il faut aus­si mesu­rer à quel point, même quand il s’a­git de sala­riés béné­fi­ciant encore d’un emploi per­ma­nent, la nature de la rela­tion de tra­vail a chan­gé, au moins pour le per­son­nel qua­li­fié. La géné­ra­li­sa­tion de la « direc­tion par objec­tifs » a qua­si­ment mis le sala­rié dans la posi­tion de tra­vailleur indé­pen­dant : il n’a pas un poste à occu­per mais une mis­sion à accom­plir, avec une rela­tive liber­té dans le choix des moyens. Ce qui fai­sait dire au brillant redres­seur de la Com­pa­gnie Bull : « Nous sommes une com­mu­nau­té d’entrepreneurs. »

De la posi­tion d’in­dé­pen­dant au sta­tut d’in­dé­pen­dant, le pas com­mence à être fran­chi. On voit des socié­tés de trans­ports rou­tiers – notam­ment les taxis G7 – louer leurs véhi­cules à des chauf­feurs qui se mettent à leur compte, ou leurs plaques (de taxi) à d’an­ciens employés pro­prié­taires de leur voi­ture. Les édi­teurs et les agences de publi­ci­té recrutent un per­son­nel pour le lan­ce­ment d’un ouvrage ou la réa­li­sa­tion d’une cam­pagne, sur la base d’un for­fait de mis­sion. De son côté, le réseau des Tech­ni­ciens sans fron­tières (TSF) ras­semble trois mille entre­prises indi­vi­duelles se consa­crant à la main­te­nance indus­trielle ; cha­cune est autonome.

Depuis long­temps déjà de nom­breux com­mer­ciaux avaient des contrats aty­piques qui les situaient entre le VRP et le sala­rié, en limi­tant les enga­ge­ments réci­proques au mini­mum, mais en gar­dant la pro­tec­tion sociale.

Images du futur

Les pro­phètes de l’ère post­in­dus­trielle annoncent l’ar­ri­vée immi­nente de l’en­tre­prise vir­tuelle, dont la réa­li­té tan­gible se res­treint à quelques mètres car­rés de bureau, équi­pés d’un télé­phone et d’un site Inter­net. Le chef d’or­chestre assis dans son bureau se borne à lan­cer des enquê­teurs pour éva­luer le mar­ché, à mettre en piste des concep­teurs de pro­duits, et à com­bi­ner les inter­ven­tions des divers acteurs de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion, en vue du meilleur résul­tat pos­sible. Cette toile d’a­rai­gnée serait elle-même mou­vante : un réseau se créant en fonc­tion d’un pro­jet à réa­li­ser et dis­pa­rais­sant sitôt le pro­jet mené à bien (ou abandonné…).

Cette image du futur est utile pour mon­trer la limite extrême de la divi­sion du tra­vail et de sa mou­vance : elle a per­mis d’op­po­ser la for­mule de « l’en­tre­prise baleine » à celle du « banc de sar­dines » qui fait com­prendre le sens de l’é­vo­lu­tion. Bien enten­du la réa­li­té ne sera jamais aus­si radi­ca­le­ment nou­velle, mais il semble bien qu’un cer­tain nombre de pro­fes­sions s’a­che­minent vers le modèle de « l’en­tre­prise en réseau » : un noyau dur per­ma­nent, entou­ré d’une constel­la­tion de pres­ta­taires de ser­vices, le tout étant relié par des accords de par­te­na­riat de durées inégales.

Par­mi ces par­te­naires, des entre­prises uni­per­son­nelles vivant simul­ta­né­ment plu­sieurs contrats de par­te­na­riat. Ces contrats relèvent du droit com­mer­cial et non du droit du tra­vail, ce qui rem­plit d’aise les éco­no­mistes amé­ri­cains tels que William Bridges et Har­ry Dent qui y voient la confir­ma­tion de l’a­dage « tout est mar­ché » : il n’y a plus de patrons ni de sala­riés, mais un mar­ché où se ren­contrent clients et four­nis­seurs de toutes catégories.

Et les plus lyriques y voient « une occa­sion mer­veilleuse de se libé­rer de la qua­si-ser­vi­li­té qu’en­traîne le sala­riat, étouf­foir des capa­ci­tés créa­trices des indi­vi­dus ». Cha­cun devra donc se consi­dé­rer comme une « entre­prise de soi », à gérer comme n’im­porte quelle firme ; en se posi­tion­nant sur le mar­ché, en éta­blis­sant un tarif, en se fixant des plans de for­ma­tion, etc.

À la véri­té, c’est déjà com­men­cé en France : com­bien de cadres et de tech­ni­ciens, mena­cés de chô­mage, s’in­ter­rogent sur leur « employa­bi­li­té » et s’ef­forcent de l’a­mé­lio­rer par des for­ma­tions com­plé­men­taires, ce qui débouche soit sur une embauche pré­caire qui leur fait moins peur, soit vers une créa­tion d’en­tre­prise per­son­nelle (30 % des créa­tions sont le fait de chômeurs).

L’inéluctable mobilité

À quelle frac­tion de la popu­la­tion active s’é­ten­dra en Europe cette situa­tion de tra­vailleur indé­pen­dant rebap­ti­sé « entre­pre­neur indi­vi­duel » ? Actuel­le­ment la popu­la­tion fran­çaise active occu­pée, hors l’a­gri­cul­ture, ne com­prend que 4 % d’in­dé­pen­dants aux­quels s’a­joute 1 % d’in­té­ri­maires. Ces chiffres ont peu varié depuis quinze ans car les Fran­çais sont très accro­chés au sta­tut de sala­rié, qui est assor­ti d’une pro­tec­tion sociale providentielle.

En outre ils sont vis­cé­ra­le­ment mal à l’aise dans la négo­cia­tion mar­chande que néces­site la posi­tion d’en­tre­pre­neur auto­nome, tout leur ata­visme et leur édu­ca­tion y concourent. Néan­moins il fau­dra bien tenir compte de l’i­né­luc­table mobi­li­té des emplois. En la trai­tant comme une méchan­ce­té éco­no­mique à éra­di­quer, on décou­rage la recherche de for­mules propres à atté­nuer les risques de la mobi­li­té et à don­ner le goût de l’au­to­no­mie professionnelle.

En par­ti­cu­lier les clubs de pros­pec­tion com­mer­ciale pour tra­vailleurs indé­pen­dants, ana­logues à l’As­so­cia­tion Tech­ni­ciens sans fron­tières évo­quée ci-des­sus devraient être encou­ra­gés ; et le sta­tut social et fis­cal du créa­teur d’en­tre­prise per­son­nelle devrait être au moins aus­si avan­ta­geux que celui du sala­rié. De même la for­ma­tion déli­vrée par l’ANPE et l’A­PEC sur l’art de se vendre devrait dépas­ser le cise­lage des CV et l’art de la pré­sen­ta­tion dans les entre­tiens d’embauche.

Il ne s’a­git pas de renier l’ap­port très posi­tif que consti­tue­ra l’en­tre­prise tra­di­tion­nelle, com­mu­nau­té d’hommes et de femmes tem­po­rai­re­ment oublieux de leur sta­tut finan­cier per­son­nel et dura­ble­ment ten­dus vers des objec­tifs com­muns, mais il faut aus­si nous per­sua­der que ce sera de moins en moins le modèle unique du sta­tut professionnel.

Commentaire

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boif­fardrépondre
4 septembre 2018 à 11 h 36 min

Cet article est tel­le­ment
Cet article est tel­le­ment vrai… stop à la prise d’o­tage des patrons avec ce sta­tut digne d’autre temps 

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