Déclin du salariat et avènement des indépendants ?
III – Novations prévisibles dans l’emploi et dans le tissu des entreprises
Le XXe siècle a été témoin d’un formidable développement du salariat et corrélativement de la dimension des entreprises.
Il est vraisemblable, malgré certaines marches au gigantisme que nous observons aujourd’hui, que le mouvement du XXe siècle s’inversera au XXIe ; ou plutôt que les nouvelles activités qui apparaîtront au XXIe siècle obéiront à une nouvelle logique.
Le sociologue Jean Dubois nous invite à tirer les conséquences de la turbulence grandissante de l’économie, et Florence Vidal nous montre ce qu’est déjà, dans certaines organisations professionnelles évoluées, la nouvelle position des patrons.
À l’appui de ces réflexions sur les tendances, un transfuge de la grande entreprise, Hubert Lauriot- Prévost (76), nous explique pourquoi il se sent plus heureux et plus efficace à la tête d’une PME ; et Gérard de Ligny révèle une évolution significative des patrons de PME dans le milieu rural.
Naissance et évolution du salariat
Dans une certaine mesure, le salariat « longue durée » est un artifice social, une convention qui s’est développée au XIXe siècle pour répondre aux exigences de l’industrialisation. L’idée de l’emploi salarié permettait de codifier le travail dans les mines et les administrations.
Mais les conditions qui ont ainsi aidé à naître le salariat ne sont-elles pas en train de se modifier profondément ?
L’entreprise était une grosse ruche à alvéoles, rassemblée sur elle-même, où travaillaient des abeilles « ouvrières » peu différenciées.
À l’extérieur il n’y avait que des fournisseurs de matière brute, les sous-traitants et les experts étaient peu nombreux car les constructeurs de machines fabriquaient eux-mêmes leurs boulons. Les innovations technologiques circulaient lentement, et émergeaient pour la plupart dans l’entreprise elle-même. La clientèle était principalement régionale ou nationale.
Il n’en est plus de même dans une époque caractérisée par la multiplicité des partenaires, la profusion des sous-traitants en cascade, l’évolution rapide des métiers, les recours ponctuels aux techniciens spécialisés et aux experts. La concurrence mondiale oblige par ailleurs à des mutations fréquentes (reconversions, délocalisations), qui se traduisent par la précarité des emplois et des contrats de collaboration.
C’est ainsi qu’aux États-Unis Manpower est le premier employeur et qu’en France 20 % seulement des embauches ont donné lieu dans les dernières années à des emplois non précaires (néanmoins 94 % des salariés en poste sont encore en CDI).
Il faut aussi mesurer à quel point, même quand il s’agit de salariés bénéficiant encore d’un emploi permanent, la nature de la relation de travail a changé, au moins pour le personnel qualifié. La généralisation de la « direction par objectifs » a quasiment mis le salarié dans la position de travailleur indépendant : il n’a pas un poste à occuper mais une mission à accomplir, avec une relative liberté dans le choix des moyens. Ce qui faisait dire au brillant redresseur de la Compagnie Bull : « Nous sommes une communauté d’entrepreneurs. »
De la position d’indépendant au statut d’indépendant, le pas commence à être franchi. On voit des sociétés de transports routiers – notamment les taxis G7 – louer leurs véhicules à des chauffeurs qui se mettent à leur compte, ou leurs plaques (de taxi) à d’anciens employés propriétaires de leur voiture. Les éditeurs et les agences de publicité recrutent un personnel pour le lancement d’un ouvrage ou la réalisation d’une campagne, sur la base d’un forfait de mission. De son côté, le réseau des Techniciens sans frontières (TSF) rassemble trois mille entreprises individuelles se consacrant à la maintenance industrielle ; chacune est autonome.
Depuis longtemps déjà de nombreux commerciaux avaient des contrats atypiques qui les situaient entre le VRP et le salarié, en limitant les engagements réciproques au minimum, mais en gardant la protection sociale.
Images du futur
Les prophètes de l’ère postindustrielle annoncent l’arrivée imminente de l’entreprise virtuelle, dont la réalité tangible se restreint à quelques mètres carrés de bureau, équipés d’un téléphone et d’un site Internet. Le chef d’orchestre assis dans son bureau se borne à lancer des enquêteurs pour évaluer le marché, à mettre en piste des concepteurs de produits, et à combiner les interventions des divers acteurs de la production et de la distribution, en vue du meilleur résultat possible. Cette toile d’araignée serait elle-même mouvante : un réseau se créant en fonction d’un projet à réaliser et disparaissant sitôt le projet mené à bien (ou abandonné…).
Cette image du futur est utile pour montrer la limite extrême de la division du travail et de sa mouvance : elle a permis d’opposer la formule de « l’entreprise baleine » à celle du « banc de sardines » qui fait comprendre le sens de l’évolution. Bien entendu la réalité ne sera jamais aussi radicalement nouvelle, mais il semble bien qu’un certain nombre de professions s’acheminent vers le modèle de « l’entreprise en réseau » : un noyau dur permanent, entouré d’une constellation de prestataires de services, le tout étant relié par des accords de partenariat de durées inégales.
Parmi ces partenaires, des entreprises unipersonnelles vivant simultanément plusieurs contrats de partenariat. Ces contrats relèvent du droit commercial et non du droit du travail, ce qui remplit d’aise les économistes américains tels que William Bridges et Harry Dent qui y voient la confirmation de l’adage « tout est marché » : il n’y a plus de patrons ni de salariés, mais un marché où se rencontrent clients et fournisseurs de toutes catégories.
Et les plus lyriques y voient « une occasion merveilleuse de se libérer de la quasi-servilité qu’entraîne le salariat, étouffoir des capacités créatrices des individus ». Chacun devra donc se considérer comme une « entreprise de soi », à gérer comme n’importe quelle firme ; en se positionnant sur le marché, en établissant un tarif, en se fixant des plans de formation, etc.
À la vérité, c’est déjà commencé en France : combien de cadres et de techniciens, menacés de chômage, s’interrogent sur leur « employabilité » et s’efforcent de l’améliorer par des formations complémentaires, ce qui débouche soit sur une embauche précaire qui leur fait moins peur, soit vers une création d’entreprise personnelle (30 % des créations sont le fait de chômeurs).
L’inéluctable mobilité
À quelle fraction de la population active s’étendra en Europe cette situation de travailleur indépendant rebaptisé « entrepreneur individuel » ? Actuellement la population française active occupée, hors l’agriculture, ne comprend que 4 % d’indépendants auxquels s’ajoute 1 % d’intérimaires. Ces chiffres ont peu varié depuis quinze ans car les Français sont très accrochés au statut de salarié, qui est assorti d’une protection sociale providentielle.
En outre ils sont viscéralement mal à l’aise dans la négociation marchande que nécessite la position d’entrepreneur autonome, tout leur atavisme et leur éducation y concourent. Néanmoins il faudra bien tenir compte de l’inéluctable mobilité des emplois. En la traitant comme une méchanceté économique à éradiquer, on décourage la recherche de formules propres à atténuer les risques de la mobilité et à donner le goût de l’autonomie professionnelle.
En particulier les clubs de prospection commerciale pour travailleurs indépendants, analogues à l’Association Techniciens sans frontières évoquée ci-dessus devraient être encouragés ; et le statut social et fiscal du créateur d’entreprise personnelle devrait être au moins aussi avantageux que celui du salarié. De même la formation délivrée par l’ANPE et l’APEC sur l’art de se vendre devrait dépasser le ciselage des CV et l’art de la présentation dans les entretiens d’embauche.
Il ne s’agit pas de renier l’apport très positif que constituera l’entreprise traditionnelle, communauté d’hommes et de femmes temporairement oublieux de leur statut financier personnel et durablement tendus vers des objectifs communs, mais il faut aussi nous persuader que ce sera de moins en moins le modèle unique du statut professionnel.
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Cet article est tellement
Cet article est tellement vrai… stop à la prise d’otage des patrons avec ce statut digne d’autre temps