Défense : quelle coopération humain-IA sur les bâtiments de combat ?
L’intelligence artificielle est déjà à l’œuvre à bord des bâtiments de combat, mais son rôle va se développer considérablement et modifier les conditions de travail des équipages, tant à la mer qu’à terre. Il sera nécessaire que ce développement se fasse avec et non contre les humains, dont le rôle restera essentiel dans l’action.
L’intelligence artificielle répond à plusieurs enjeux clés pour les marines de combat. Elle fournit notamment un effet de levier sur trois axes principaux.
Trois applications navales de l’IA
Elle permet d’abord de dissiper le « brouillard de la guerre » grâce à des capacités Intelligence Surveillance Reconnaissance (ISR) augmentées. La réponse technologique au besoin de renseignement consiste à développer des capteurs capables de collecter un maximum de données, mais surtout à les associer à des solutions d’intelligence artificielle, à même d’exploiter cette masse croissante de données. L’IA apporte ici ses facultés de traitement pour structurer les données collectées et en inférer des règles tactiques.
L’IA permet aussi, à terme, de conférer de la masse et une élongation du rayon d’action des forces navales grâce aux plateformes autonomes. Parmi ses champs d’application, l’intelligence artificielle compte l’autonomie décisionnelle. Les plateformes autonomes (cf. le concept de manned – unmanned team de l’US Navy) apportent un complément utile à moindre coût aux flottes occidentales qui ont vu leur volume diminuer.
Enfin, l’IA permet d’accélérer la prise de décision tactique grâce à la fusion de l’information intelligente, à son interprétation et à une présentation de l’information pertinente au profit du commandement. La hausse drastique des données manipulées fait courir le risque d’une surcharge informationnelle des équipes de quart. La situation tactique peut devenir de moins en moins compréhensible. L’IA judicieusement distribuée aux niveaux force navale, navires, systèmes et équipements permet de mitiger ce foisonnement potentiel.
REPÈRES
« Données, entraînement, modèles, prédictions » sont quatre mots majeurs issus de la mise en œuvre de l’IA dans l’industrie. Il n’est pas surprenant que l’IA ait toute sa place à bord d’un bâtiment de guerre, puisque ces quatre termes reflètent aussi le fonctionnement type d’un équipage de combat. D’abord, les données : le cycle de vie des bâtiments de combat, en opérations et en période de maintenance, engendre des flux très volumineux de données traités, analysés, synthétisés et archivés par l’équipage. L’équipage s’entraîne à faire face à des situations toujours plus complexes et disparates. Ses modèles sont ses tactiques ou doctrines d’emploi. La prédiction (du mouvement des pistes, des risques de détection par les menaces, des portées respectives des armes…) se définit comme l’activité incessante du central opérations d’une frégate ou d’un sous-marin.
Le paradoxe de l’IA dans le naval militaire
Cependant, quand l’IA embarque sur un bâtiment de guerre « aux côtés » de l’équipage, des questions spécifiques se posent. Le but recherché de la plupart des applications civiles de l’IA est de mettre à disposition les systèmes « les plus optimisés possible ». Le recours à des fonctions de soutien utilisateurs est très souvent envisagé.
Les applications navales, quant à elles, nécessitent pour l’équipage la maîtrise en tout temps et en tous lieux du mode d’opération des fonctions dotées d’IA. Elles requièrent également les agissements maîtrisés des systèmes « dronisés » mis en œuvre depuis le navire, au risque de les rendre légèrement moins performants et moins autonomes en raison de la doctrine à respecter. Le marin doit pouvoir à tout instant comprendre la situation et la maîtriser avec un très faible préavis (avarie au combat, fortune de mer, événement météo, décision politique…), sans mettre en danger le collectif de l’équipage, ni obérer la poursuite de la mission ou fragiliser la stratégie d’ensemble.
Il y a donc un paradoxe de l’IA dans le naval militaire. L’IA embarque au sein des systèmes ou via les drones associés au navire, pour accroître significativement les chances de succès de la mission. Elle est nécessairement « surveillée » par un opérateur, local ou à distance. L’action de cet opérateur peut être sporadique, depuis un shelter ou à bord. Il doit vérifier que l’autonomie, conférée et ajustée dynamiquement, reste dans le champ des possibles et n’altère pas la performance de l’ensemble hommes + navires + systèmes + IA.
Des solutions au-delà des capacités humaines
L’IA permet de soulager les équipes de quart. Par conséquent, elles se focalisent sur les tâches de plus haut niveau, gèrent l’inattendu et managent l’incertain. Par exemple, la prévision avancée des mouvements de plateforme est une brique technologique essentielle pour les frégates. Elle permet à l’équipage de « gagner un état de mer » pour la mise en œuvre des hélicoptères. L’IA augmente les capacités de l’équipage et met à disposition du commandant des solutions inenvisageables par l’homme dans un pas de temps raisonnable ou avec une fréquence de rafraîchissement suffisante (risque de saturation des équipes).
Prenons un exemple : comment optimiser de façon rationnelle la trajectoire d’un sous-marin alors qu’il évolue dans un faisceau de menaces multiples et réelles, mal connues ou supposées ? Un sous-marin détecte la présence de menaces (bâtiments de surface, sous-marins, hélicoptères, drones…). Néanmoins, ces « bruiteurs » ne l’ont peut-être pas encore détecté. L’IA planifie la meilleure trajectoire avec pour objectif d’atteindre le plus rapidement possible un point d’échappement du théâtre dangereux. Elle privilégie les trajectoires qui minimisent le risque pour le sous-marin d’être contre-détecté par les bruiteurs.
Dans ce cas, on passe d’une combinaison de signaux opérationnels mis à disposition par le système de combat, associée à l’intuition et l’expérience du commandant, à l’exploration méthodique de milliers de possibilités tactiques recommandant in fine la « meilleure » route. Il s’agit d’une approche similaire à celle que Deep Blue prenait dès 1997 pour vaincre Gary Kasparov !
Des drones océaniques
Les bâtiments de combat modernes embarquent déjà de nombreuses fonctions automatisées pour réaliser leurs missions, notamment via les Combat Management Systems, les Integrated Platform Management Systems ou les « logiciels missions » des torpilles. Les premiers navires dotés d’une véritable architecture numérique sont en construction avancée. Sur cette base, il est possible de prédire un continuum rapide d’évolutions fonctionnelles et organisationnelles en partant de tels navires, pour concevoir in fine des drones océaniques de grande taille, véritables navires sans équipage. Ils seront dotés d’une capacité décisionnelle leur permettant d’accompagner une force navale et de réaliser, en propre, des missions autonomes avec un contrôle par un système embarqué indépendant, sous supervision humaine uniquement (et non via une simple téléopération), cette supervision n’étant pas nécessairement en temps réel.
“L’IA établit un nouveau rapport entre le marin et les drones.”
Et lorsque le navire considéré au sein de la force navale n’embarque aucun humain à bord et doit faire preuve d’autonomie ? En mer, la téléopération n’est pas toujours la solution la plus réaliste au contrôle d’un drone, quelle que soit sa taille. En effet, la mission des véhicules sous-marins peut s’étaler sur plusieurs jours, comprenant des possibilités d’agissement multiples et des communications sous-marines sporadiques au débit limité par les lois de la physique.
Il en est de même pour des mobiles de surface, puisqu’il n’est pas toujours garanti d’avoir une liaison de communication hertzienne de qualité suffisante. De ce fait, l’IA établit un nouveau rapport entre le marin et les drones. L’humain a le privilège de la planification de la mission et de la communication aux drones du sens de cette mission, soit la maîtrise de l’intentionnalité. De son côté, l’IA ajuste le comportement des drones voire des décisions qui leur sont déléguées afin de réaliser au mieux la mission confiée, soit l’adaptabilité. Dans les chaînes fonctionnelles liant capteurs, traitements, moyens de communication, actionneurs et charges utiles, l’IA embarquée sur les drones choisit à tout moment les chaînes et les actions réalisées par celles-ci. Elle a pour objectif de tendre le mieux possible vers le sens de la mission précitée.
Apprendre à faire confiance à l’IA
Ce nouveau rapport entre l’IA et l’opérateur, ou son commandement, se construit dans la durée. Au-delà des biais intrinsèques liés à l’IA, le premier facteur clé de succès dans l’intégration de l’IA est la compréhension et la lisibilité par les marins des fonctions sous-traitées. La compréhension et la lisibilité seront accrues par l’emploi systématique de « jumeaux numériques » qui permettent « d’entretenir l’estime », au sens de la navigation, lorsque l’opérateur et le drone ne sont pas en contact, ou de dialoguer avec l’équipage virtuel du drone lorsque le contact est établi.
La confiance nécessite cette lisibilité précitée. La confiance n’excluant pas le contrôle, le second facteur clé de succès consiste à encadrer les agissements du drone par un superviseur embarqué, fondé sur des règles simples programmées en technologies sûres. Il consiste aussi à robustifier la capacité pour l’équipage de reprendre la main, quelles que soient les circonstances. De telles fonctions ont déjà été validées à bord de torpilles.
Lire aussi : Définir le cadre normatif d’une IA de confiance dans les entreprises
Cependant, il n’est pas toujours aisé d’intégrer des réseaux de neurones dans les processus de décisions des systèmes navals embarqués. D’abord, il est nécessaire de se doter d’infrastructures et d’un grand nombre de données dûment « étiquetées », utiles dans la progression des réseaux. Ensuite, certains systèmes comme la reconnaissance acoustique ne sont pas testables sans confrontation au monde maritime réel ou sans moyens de simulation qualifiés représentatifs, de la même façon que pour l’apprentissage en deep learning des algorithmes des véhicules terrestres. Comme pour le véhicule terrestre autonome, le processus d’appropriation de l’IA par les équipages prendra du temps.
“Les équipages à la mer apprendront progressivement à faire confiance à l’IA”
Nous sommes convaincus que les équipages à la mer apprendront progressivement à faire confiance à l’IA, si tant est qu’ils auront été, très tôt et judicieusement, associés à la conception des navires et véhicules qui embarquent ces technologies. Ce partenariat bien conçu constitue réellement l’un des devoirs primordiaux des industriels du secteur naval de défense dans le domaine de l’IA.
L’IA au profit du soutien
Au-delà des fonctionnalités opérationnelles, bénéficiant de l’IA embarquée (optimisation de routage des navires, propositions de trajectoires opérationnelles pour le commandant, optimisation énergétique, analyse de signaux faibles cyber…), l’IA peut aussi être utilisée dans d’autres phases du cycle de vie des bâtiments de combat, telles que le soutien en service ou au cours des périodes de maintenance. Pendant les opérations navales ou en maintenance, les données générées en service nourrissent des algorithmes permettant de réduire les coûts du soutien et d’espacer les plages de maintenance.
La mutualisation raisonnée des data entre le concepteur-constructeur-mainteneur, les équipementiers et l’exploitant (de bâtiments de combat, de drones, de force navale), dans le cadre de protocoles d’emploi agréés avec l’État, représente un facteur essentiel de succès supplémentaire. Le partage des rôles entre les automatismes de reconfiguration des systèmes, d’une part, et d’autre part la maintenance de niveau 1 effectuée par l’équipage se trouve ainsi sensiblement modifié par l’IA.
Pour la maintenance à bord, l’IA rend ainsi accessible les concepts d’autoconfiguration, d’autoprotection, d’autodiagnostic et d’autoguérison. Pour la maintenance à terre, il est aujourd’hui possible, depuis un « portail des données et des services numériques », d’offrir une aide à la planification des maintenances d’un navire, à la visualisation des événements par équipement et à l’optimisation de la gestion du stock de pièces de rechange et du parc d’outillage.
De nouveaux métiers
Côté métiers, des évolutions sont perceptibles grâce au développement de cette technologie au profit des industriels et des opérationnels. Si l’on écarte les considérations fondamentales de dimensionnement des équipages, le « rondier » assisté par l’IA ne réalisera plus les mêmes tâches à l’avenir (ex. : la disposition de circuits). Il en sera de même pour l’opérateur sonar qui devait à l’œil nu extraire « du signal utile » au sein de la myriade de pixels d’un LOFAR (LOw Frequency ARray). L’IA permet la création de nouveaux métiers dans le naval de défense, comme celui de pilote ou superviseur de drones, d’essaims de drones océaniques, à terre ou en mer, sur une ou plusieurs plateformes de la force navale.
“L’IA a déjà embarqué à bord des bâtiments de combat !”
Chez les industriels, les nouveaux métiers connectés à l’IA sont liés aux données essentielles pour alimenter et entraîner les intelligences artificielles. Aux côtés des experts déjà connus que sont les data scientists et data analystes, les data architectes et data engineers se développent. En effet, chaque métier et chaque spécialité ont pour vocation d’intégrer l’IA comme l’un de leurs outils à part entière. Ainsi, pour le naval, les concepteurs et opérateurs de plateformes d’intégration hybride (mêlant architectures physiques, émulateurs et IA) prennent leur essor. Les concepteurs de jumeaux numériques sont de plus en plus sollicités. En production, le partage des rôles entre l’opérateur et ses outillages se modifie via l’IA, que ce soit pour faciliter le contrôle non destructif de procédés spéciaux (tels que le soudage) ou pour numériser l’exploitation des faits techniques au sein d’une série de navires, via le traitement automatisé du langage naturel.
Une coopération humain-IA
À bord, l’IA est appelée à jouer un rôle de catalyseur, apportant un discernement numérique accru pour augmenter la confiance de l’équipage utilisateur. Ce sont aux industriels du naval (Naval Group, Thales, Safran, TechnicAtome, ECA…) de consolider le cercle vertueux automatisation-confiance. Le rôle des humains (équipages, industriels) restera majeur dans le choix d’utiliser, ou non, l’IA au sein des navires et des drones. Il sera facilité par la capacité d’allouer dynamiquement l’autonomie déléguée à l’IA (à bord d’un navire ou d’un drone), pour atteindre le juste nécessaire en termes de performance opérationnelle, en fonction du contexte et de la mission assignée. D’ici fin 2022, un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) embarquera des fonctions avancées d’optimisation de trajectoires. Le porte-avions Charles-de-Gaulle dispose déjà de fonctions d’identification-classification à base d’IA. L’IA a déjà embarqué à bord des bâtiments de combat !
En illustration : L’IA ajuste le comportement des drones voire des décisions qui leur sont déléguées afin de réaliser au mieux la mission confiée. © Naval Group