Demain, quels réacteurs nucléaires ?
L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir
L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir
Depuis douze milliards d’années, depuis le big-bang et le feu des étoiles, la fusion nucléaire apporte à l’univers la lumière, la chaleur et, in fine, l’énergie du vent. Et il y a quelque deux milliards d’années, bien avant l’invention de la roue suivie de son cortège de progrès et de drames, la fission nucléaire elle-même était sur terre un phénomène naturel : à cette période en effet où la teneur de l’uranium en isotope fissile U235 était très supérieure à celle d’aujourd’hui, et pendant une centaines de millions d’années, des réactions de fission nucléaire se sont entretenues en une vingtaine de sites du Gabon.
De ces réacteurs géologiques, il ne reste qu’une anomalie dans la teneur relative des isotopes de l’uranium1, et la démonstration, encourageante pour le stockage des déchets radioactifs, que les produits de fission restent là où ils se sont déposés. Mais ce n’est que très récemment que notre humanité a réalisé une réaction de fission nucléaire entretenue et contrôlée (Enrico Fermi en 1942 dans le cadre du projet Manhattan) ; encore visait-elle un objectif militaire, certes pour mieux préparer la paix, mais pas la production d’électricité.
L’énergie nucléaire est jeune ; c’est la plus jeune des énergies exploitées par l’homme : les premiers réacteurs commerciaux destinés à la production d’électricité ont été mis en service au début des années soixante. C’est aussi celle qui offre le plus grand potentiel de progrès.
Peu à attendre de l’énergie hydraulique, souvent consommatrice, en Chine, comme à Assouan, comme ailleurs, de vallées agricoles densément peuplées ; rien à espérer à long terme des énergies fossiles : inexorablement, et très rapidement à l’échelle de temps de l’humanité, elles détruisent des molécules chimiques que la nature a mis des dizaines de millions d’années à constituer ; quant aux moulins à vent, Don Quichotte de la Mensa les pourfendait déjà il y a quatre siècles. Mais s’agissant de l’énergie nucléaire, beaucoup reste à faire, même si les bases technologiques en ont été déjà bien explorées.
En effet, avant d’être une affaire de militaires, puis de politiques, pour être demain une affaire d’investisseurs et d’environnementalistes, l’énergie nucléaire fut une affaire de physiciens ; et en bons chercheurs, ils ont tout essayé :
- les réacteurs utilisant comme combustible de l’uranium naturel, ou de l’uranium enrichi (plus efficace, mais nécessitant une coûteuse usine d’enrichissement) ;
- les réacteurs refroidis à l’eau (elle a une bonne capacité calorifique, mais ne permet pas d’aller haut en température et donc en rendement) ; ou au gaz (c’est l’inverse : haut rendement mais faible capacité thermique, et donc grands réacteurs pour une puissance donnée), ou par des métaux fondus (sodium, ou plomb, ou eutectiques), mais ils peuvent brûler, ou se solidifier aux températures usuelles et donc colmater les circuits ; ou avec des liquides organiques, mais leur stabilité est difficile à maintenir dans la durée ;
- les réacteurs dont les neutrons sont ralentis (pour faciliter la réaction nucléaire et son contrôle) par l’hydrogène (contenu dans l’eau) ou par le graphite ; ou pas modérés du tout (réacteurs à neutrons rapides).
Dans les années cinquante à soixante-dix, tous les triplets » combustible-caloporteur-modérateur » ont été étudiés, avec des fortunes diverses et une conclusion évidente ; les réacteurs refroidis et modérés à l’eau (portée à ébullition dans le cœur du réacteur pour entraîner directement une turbine ; ou pressurisée, la vapeur étant produite par échange thermique avec un circuit secondaire dans des générateurs de vapeur) sont les plus simples, fiables2 et économiques.
La première génération de réacteurs refroidis et modérés à l’eau, issue de techniques mises au point pour la propulsion des sous-marins et porte-avions, est encore en service aujourd’hui. Ils fournissent plus de 95 % de l’électricité nucléaire, soit près du cinquième de l’électricité mondiale. Leurs coefficients de disponibilité, aux États-Unis par exemple, tournent autour de 90 % (juste le temps de l’arrêt annuel pour rechargement du combustible) ! Et la Nuclear Regulatory Commission américaine a entrepris d’autoriser la poursuite de l’exploitation de ces réacteurs jusqu’à soixante ans (déjà cinq réacteurs ont reçu cette autorisation, et on estime qu’environ quatre-vingt- dix vont suivre). Alors les ingénieurs doivent-ils mieux faire, et quoi ?
Quelles spécifications pour les réacteurs de demain ?
Quelque ténu qu’il soit, le marché des centrales nucléaires relève des techniques du marketing. Il y a des clients : directement les investisseurs, mais aussi indirectement les autorités de sûreté, voire les gouvernements dans cette industrie très » stratégique « , et évidemment les opinions publiques. Ces clients ont des demandes plus complexes, en tout cas plus contradictoires que celles satisfaites par les physiciens de la période glorieuse des années cinquante-soixante. Et la déréglementation des marchés de l’électricité rend la vie plus difficile aux investisseurs et donc à leurs fournisseurs : hier, les charges d’investissement et d’exploitation étaient transférées, à travers un prix de vente administré, aux consommateurs d’électricité qui n’avaient qu’à acquitter leur facture. Demain, les clients pourront changer d’opérateur s’il a fait de mauvais choix d’investissements le conduisant à produire de l’électricité trop chère. Comment convertir ces considérations sur l’attente du marché en critères de conception de nouveaux réacteurs ?
D’abord et plus que jamais une nouvelle centrale nucléaire doit être compétitive, par rapport au charbon ou au gaz. Mais à quel horizon de temps ?
Les financiers souhaitent des retours rapides, ce qui pénalise l’investissement nucléaire, dont le coût d’investissement est élevé par rapport à des installations utilisant des combustibles fossiles ; les aléas à moyen terme du prix de leur combustible et les incertitudes d’approvisionnement ne sont en effet pas pris en compte par un système énergétique déréglementé dès lors que l’investissement a été rapidement rentabilisé.
Les investisseurs n’aiment pas le risque ; ils exigent que les nouveaux moyens de production, malgré leur complexité, marchent du premier coup, atteignant dès leur mise en service des disponibilités très élevées : ils sont en ce sens un frein à l’innovation.
Enfin investisseurs et financiers n’aiment pas décider. Ils ne veulent le faire que très tardivement, quand la demande est évidente (voir la situation californienne), et non pas sur la base d’une prévision de croissance attendue comme ils le faisaient à l’époque des trente glorieuses. Ils privilégient donc des unités de production plus petites, capables de donner lieu à des incréments de capacité plus faibles ; et ils souhaitent raccourcir le délai entre leur décision de construire et la mise en service (précisément parce que la demande est là quand ils décident). Bref, ils veulent des centrales plus petites et moins chères (alors que la taille est un facteur de réduction du prix spécifique), mais ils ne veulent surtout pas de nouveaux produits.
Les opinions veulent, elles, des centrales toujours plus sûres, sans cependant que les autorités de sûreté puissent vraiment quantifier le » how safe is safe enough » ; et également des centrales qui ne fassent pas de déchets, oubliant que les volumes en cause sont très faibles, alors qu’elles paraissent paradoxalement peu sensibles aux énormes quantités de déchets rejetés par la combustion des combustibles fossiles.
À ces souhaits contradictoires – mais après tout les clients ne sont-ils pas en droit pour le nucléaire comme pour n’importe quel autre produit, de vouloir mieux et moins cher ? – les industriels et les organismes de recherche qui les alimentent en nouvelles technologies apportent une réponse graduée selon l’horizon de la demande : pour les clients prêts à passer commande de suite, le meilleur produit est le réacteur à eau et ses perfectionnements. Et pour le long terme, l’industrie doit considérer de nouveaux réacteurs plus petits, ou prenant en compte encore davantage les contraintes du cycle du combustible.
Les réacteurs à eau : le cheval de labour de l’électronucléaire
Chevaux de labour de la production nucléaire, plus de deux dizaines de bons vieux réacteurs à eau sont actuellement en construction au Japon, en Corée, en Chine continentale, à Taiwan et en Inde ; et la Finlande envisage de lancer un appel d’offres l’an prochain. À cette demande l’industrie offre deux réponses selon les souhaits : une amélioration continue des produits tirant le meilleur parti des évolutions techniques générales, et de nouvelles approches de la sûreté.
Amélioration continue des produits
Outre l’adoption de matériaux plus performants – les problèmes causés par la corrosion sous toutes ses formes qui fut le plus important facteur d’indisponibilité des réacteurs à eau sont maintenant résolus – les nouveaux réacteurs à eau font appel aux technologies les plus modernes de contrôle commande, issues des progrès généraux des technologies de l’information.
Les salles de commande sont des » cockpits » (comme une cabine de pilotage d’Airbus) : les opérateurs disposent devant leur fauteuil d’une information complète sur l’état des systèmes et de l’installation, et aussi sur les procédures à appliquer en toutes circonstances. C’est EDF qui a été le précurseur avec la dernière série de centrales françaises N4, suivi par les Japonais. Et ce sont des solutions analogues que Framatome ANP met en œuvre actuellement en Chine sur un réacteur dont la conception générale et les composants sont russes, et proposera pour la suite des réalisations chinoises sur ses propres réacteurs.
Quant à la régulation et aux automatismes des réacteurs, ils utilisent des technologies numérisées, après fiabilisation adéquate des architectures de microprocesseurs. Ils permettent des tests plus faciles, mais aussi une conduite des réacteurs au plus près des phénomènes physiques ; et donc une meilleure utilisation des marges et une réduction du coût.
Mais les réacteurs à eau qui fonctionnent sous forte pression ont le défaut de risquer de perdre leur eau : c’est l’accident de » perte de refroidissement « . Étudié et pris en compte dès les origines de cette filière, cet accident (ainsi que d’autres pris en compte dans la conception) a donné lieu progressivement à une systématisation de la démarche de sûreté fondée sur l’identification de barrières successives et une » défense en profondeur » pour rendre très faible la probabilité d’un accident majeur, et éviter la dissémination de produits radioactifs dans l’environnement. La mauvaise compréhension qu’a le public de la sûreté nucléaire, et ses craintes vis-à-vis de cette technique conduisent cependant à souhaiter rendre la sûreté des réacteurs à eau plus lisible, voire à l’accroître encore. Deux voies ont été adoptées pour des réacteurs aujourd’hui commercialisés.
Utilisation de systèmes passifs
L’utilisation de systèmes passifs pour assurer la sûreté des réacteurs n’a rien de réellement nouveau : dans la plupart des réacteurs, les grappes de commande qui s’insèrent dans le cœur pour contrôler la réaction nucléaire tombent par gravité. Mais les réacteurs à eau utilisent aussi beaucoup de systèmes actifs pour injecter l’eau dans le cœur et assurer son refroidissement. Recourant à des pompes entraînées par des moteurs électriques, ils peuvent être jugés insuffisamment fiables malgré les duplications de systèmes et de fonctions (redondance et diversification) adoptées.
Westinghouse aux États-Unis a développé un concept utilisant le plus systématiquement possible la convection naturelle pour assurer la circulation de l’eau, ou la gravité pour alimenter le cœur dès qu’il est dépressurisé : c’est le réacteur AP-600 (réacteur pressurisé de 600 MW) qui a fait l’objet d’une licence de la NRC (autorité de sûreté américaine).
La relativement faible taille de ce réacteur, qui en pénalise la compétitivité, conduit ce vendeur à développer sur les mêmes idées un réacteur de 1 000 MW ; il n’a pas cependant à ce jour suscité un réel intérêt. Il s’avère en fait que ces dispositions » passives » (on n’élimine pas les vannes ou clapets, qui restent des composants actifs) s’intègrent plus facilement dans les réacteurs à eau bouillante, Framatome ANP dispose aussi d’un concept de réacteur à eau passif : le SWR-1000 (Siede Wasser Reaktor) dont la conception a été initiée par Siemens, un peu moins développé que l’AP-600, mais techniquement et économiquement plus prometteur.
Diversification accrue ; confinement renforcé
Si la passivité peut rendre la sûreté plus compréhensible et mieux acceptable par le public, elle ne réduit pas nécessairement la probabilité des accidents, et n’améliore en aucune façon leur confinement. C’est autour de ces deux objectifs qu’a été développé le réacteur franco-allemand EPR (European Pressurized Reactor) conçu pour qu’un accident ayant des conséquences au-delà de la clôture du site de la centrale soit exclu. Par rapport aux réacteurs antérieurs, la fiabilité des systèmes a été encore accrue (plus de redondances et de diversifications) ; de plus, des dispositions ont été adoptées pour que, même si le cœur du réacteur venait à fondre, les conséquences en soient confinées au bâtiment réacteur lui-même.
Malheureusement, malgré le génie des concepteurs, de telles dispositions, destinées à servir une fois tous les millions d’années (à peu près !) sont coûteuses. Et à peu près aussi coûteuses quelle que soit la puissance des réacteurs. À titre d’exemple, le diamètre de l’enceinte de confinement d’un réacteur pressurisé de 950, de 1 300 ou 1 550 MW est similaire ; et les circuits de sécurité, injection d’eau et refroidissement, comportent le même nombre de vannes, de pompes, de moteurs ou d’échangeurs. Ce » coût fixe » de la sûreté est une incitation à développer des réacteurs de grande puissance, et c’est la raison pour laquelle la puissance nominale retenue pour l’EPR est de 1 520 MW. Ce qui peut paraître élevé pour les investisseurs qui cherchent non seulement un bas coût de production (kWh), mais un faible montant de l’incrément de capacité ; et également pour l’opinion sensible aux sirènes du » small is beautiful « .
Mais l’EPR a été en réalité conçu selon une démarche très anticipative et très orientée » marketing » : lorsque les réacteurs européens, en moyenne plus âgés que les réacteurs français, seront à remplacer, les considérations de prix des énergies fossiles, d’indépendance énergétique et de limitation des émissions de gaz à effet de serre conduiront à considérer leur remplacement par de nouveaux réacteurs nucléaires. Or, les nouveaux sites ne seront pas plus faciles à faire accepter que ne l’était hier Plogoff. Autant à ce moment utiliser les sites existants, disposant de bonnes connexions au réseau électrique à très haute tension, de source d’eau, d’un bon sol pour les fondations et du soutien de la communauté locale.
L’EPR est bien adapté aux critères de demain et il est dès maintenant bien adapté aux contraintes de rareté de sites d’un certain nombre de pays asiatiques. Il a fait l’objet d’études très approfondies, les plus importantes parmi les différents modèles de réacteurs présentés sur le marché. Tout au long de son développement, il a été examiné en parallèle par les autorités de sûreté françaises et allemandes, fournissant l’ossature d’un corps de doctrine commun. D’où l’importance de lancer rapidement la construction du premier réacteur, gage du maintien d’une industrie européenne nucléaire forte et compétitive.
Des réacteurs plus petits sont-ils possibles ?
L’EPR, oui ! Mais la mode semble privilégier les petits réacteurs ; or les coûts fixes des réacteurs à eau obèrent leur compétitivité pour les puissances faibles. Il y a bien, régulièrement, des tentatives pour concevoir de petits réacteurs : il en reste surtout une floraison d’acronymes. À partir de la même idée de réacteurs très compacts (pompes ou générateurs de vapeur intégrés dans la cuve), on a vu fleurir Thermos qui devait fournir de l’électricité au plateau de Saclay et de la chaleur à la ville de Paris, le PIUS développé en Suède par AseaAtom, et aujourd’hui IRIS, nouvel avatar présenté par Westinghouse au Department of Energy américain pour en obtenir quelques subsides ; aucun de ces projets n’a connu de grand avenir, car la compétitivité des petites centrales implique sans doute le changement de type de réacteur.
Et la nature étant parfois bonne fille, il y a des réacteurs qui ne peuvent se concevoir qu’à faible puissance unitaire : le gaz utilisé comme caloporteur a des performances thermiques si médiocres que la puissance des réacteurs refroidis à gaz doit être limitée. C’est ce qui a entraîné la mort de la filière française » graphite-gaz » conçue dans les années soixante : cœurs très gros, pour en réduire la puissance volumique ; gaines de combustibles impliquant d’en limiter fortement la température, et corrélativement rendement faible.
Mais les ingénieurs d’aujourd’hui disposent de nouvelles » briques » technologiques. On sait faire des combustibles sous forme de billes en céramique de très petite dimension (pour favoriser l’échange thermique), ne fondant qu’à des températures très élevées. Et on sait utiliser le gaz à très haute température pour l’entraînement des turbines : la technique et les matériaux en ont été développés pour les réacteurs d’avion et utilisés pour les turbines à gaz électrogénératrices. La très haute température en sortie de réacteur permet d’accroître le différentiel de température dans le cœur du réacteur et donc d’améliorer l’échange.
Quelques mérites additionnels des réacteurs à haute température refroidis au gaz : le risque de fusion globale du cœur est très éloigné, du fait du matériau utilisé pour le combustible ; par conséquent la sûreté vise surtout à assurer un refroidissement satisfaisant des structures supportant le cœur, ce qui peut se faire par rayonnement, pour autant que la puissance à évacuer et donc une fois encore la taille du réacteur reste faible ; de plus, la céramique étant chimiquement neutre le stockage définitif du combustible en est facilité.
Reste cependant à effectuer de nombreuses validations technologiques : les hautes températures, facteurs de corrosion, ou de dilatations différentielles des structures sont toujours difficiles à maîtriser. Reste aussi à résoudre de nouveaux problèmes de sûreté, spécifiques à ces réacteurs. La sûreté des installations nucléaires repose aujourd’hui sur le principe rassurant de la défense en profondeur : il ne peut y avoir d’accident que s’il y a des défaillances successives de composants ou systèmes indépendants.
Dans de nouveaux concepts de réacteurs à haute température, le combustible céramique devrait être une barrière jugée suffisamment robuste pour faire face à toute situation anormale. Néanmoins, ceci ne doit pas remettre en cause le principe de défense en profondeur. Reste enfin à concilier petite taille du réacteur et économie : les solutions ne sont pas à priori évidentes que ce soit pour l’enceinte de confinement ou pour le contrôle commande (une seule salle de commande pour plusieurs petites unités ?). Tout ceci va nécessiter de l’imagination et de l’innovation dans les travaux de R & D comme dans l’ingénierie de conception.
Les mérites potentiels des petits réacteurs refroidis au gaz sont cependant suffisamment attractifs pour qu’aujourd’hui deux équipes entreprennent le développement du concept. Une société sud-africaine, filiale de la Société nationale d’électricité Eskom et associée au plus grand exploitant nucléaire américain (Exelon) veut lancer en 2002 la construction d’un premier module de 110 à 125 MW ; selon ses promoteurs, plusieurs dizaines devraient suivre.
Et après tout, n’en faudrait-il pas une cinquantaine pour remplacer la seule centrale de Gravelines dans le nord de la France ! Évitant les inconvénients d’une taille excessivement petite, une autre équipe comprenant Framatome ANP et l’américain General Atomics associée à des partenaires japonais définit actuellement le programme de développement d’un réacteur de 300 MW ; bien évidemment le concours des organismes de Recherche et Développement, et en particulier du Commissariat à l’énergie atomique sera une clef du succès de projets aussi novateurs.
Et puisque nous sommes dans l’innovation, rien n’interdit d’imaginer que ces nouveaux réacteurs nucléaires puissent satisfaire un autre objectif d’actualité : la production d’hydrogène.
De nombreux travaux sont consacrés à l’utilisation de ce nouveau vecteur d’énergie pour résoudre le problème des transports (consommation effrénée des hydrocarbures et pollution). Or pour produire proprement de l’hydrogène, il faut casser les molécules d’eau, par électrolyse ou chimiquement. L’obtention de rendements satisfaisants suppose dans les deux cas de la chaleur à haute température (800 à 1 000 °C). Une raison de plus de s’intéresser à ces concepts de réacteurs.
Et les déchets, mère Denis ?
Les ingénieurs ont donc beaucoup d’idées pour les réacteurs, mais selon le langage d’aujourd’hui, la demande sociale, c’est de résoudre la question des déchets. Les différents développements présentés ici apportent leur contribution : dans toutes les filières de réacteurs, l’augmentation des taux de combustion est significative. Par tonne de combustible neuf, on produit de plus en plus de kWh ; et donc par unité d’énergie de moins en moins de combustible irradié et de déchets. Un lecteur de La Jaune et la Rouge comprend certainement cela ! Cela étant, il reste toujours des déchets : qu’en faire ?
Dans le combustible irradié qui sort des centrales, quel que soit le taux de combustion atteint, l’élément dominant pour la radioactivité à long terme est le plutonium. C’est la raison du choix du retraitement et du recyclage dans les combustibles MOX (mixed oxide). À défaut d’une meilleure utilisation du plutonium, que seuls permettront des réacteurs à neutrons rapides, les réacteurs à eau permettent avec le MOX de maîtriser le stock de plutonium et donc de limiter la prise en compte de cet élément dans la problématique de gestion des déchets.
Le développement de nouveaux éléments combustibles et des modes avancés de gestion des cœurs rendront encore plus attractive l’utilisation du plutonium dans les réacteurs à eau et donc faciliteront la maîtrise des quantités de cet élément dont la gestion en matière valorisable simplifie considérablement le problème des déchets nucléaires.
Dès l’origine du développement du nucléaire civil, ses promoteurs se sont préoccupés du cycle du combustible, mais en se concentrant sur son amont, l’économie de l’uranium. Ce métal est relativement bien réparti sur la planète, mais il est vrai qu’un développement très rapide de son utilisation dans le cadre d’un recours massif à l’énergie nucléaire pourrait peser sur sa disponibilité et son prix. Et les physiciens ont fait observer que les réacteurs dont les neutrons sont ralentis sont certes plus faciles à piloter, mais n’utilisent qu’une petite partie de l’uranium (environ 1 %), alors que les réacteurs à neutrons rapides l’utilisent à peu près complètement.
Dans la situation actuelle de l’économie de l’uranium, l’intérêt pour cette filière a faibli, même si une vision à long terme conduit à déplorer que l’on n’ait pas tiré tout le potentiel de connaissance qu’aurait pu apporter la centrale de Creys-Malville.
Les neutrons rapides ont d’autres intérêts : ils peuvent non seulement mobiliser le potentiel énergétique du plutonium, mais aussi détruire les produits de capture à durée de vie très longue créés dans les réactions nucléaires. L’idée première est d’utiliser pour cela des réacteurs critiques à neutrons rapides ; le Professeur Rubbia, fort de son prix Nobel, a proposé une autre solution : coupler un accélérateur de particules à un réacteur sous-critique, les particules générant des neutrons rapides dans une cible de spallation3.
Un tel dispositif permettrait théoriquement – mais en combien de temps ? – d’éliminer les transuraniens à vie très longue, voire même les produits de fission à vie longue. Dans les deux cas, il faut maîtriser les mêmes technologies de base ; en particulier peut-on disposer d’un caloporteur plus satisfaisant que le sodium au regard des contraintes de sûreté ? Pourquoi pas, par exemple, des réacteurs à neutrons rapides refroidis au gaz. Dès lors que la très forte densité de puissance de ces concepts serait compatible avec l’utilisation du gaz et en considérant ce qu’il peut apporter en passivité et en rendement, ne serait-ce pas le meilleur réacteur d’après-demain !
Énergie et société
L’énergie risque de manquer demain à l’humanité ; mais les projets de nouveaux réacteurs ne manqueront pas. Et seul leur aboutissement permettra à la croissance mondiale d’être effectivement » soutenable « , c’est-à-dire de ne pas brûler en quelques siècles les combustibles fossiles qui ont mis des centaines de millions d’années à s’accumuler, et ne pas rejeter dans l’environnement des gaz à effet de serre qui provoquent des dérèglements irréversibles du climat.
Encore faut-il que la société, et les politiques qui la représentent, réalisent le caractère stratégique de l’énergie : les États-Unis l’ont fait, qui ont le projet de contrôler, militairement s’il le faut, le maximum des ressources de la planète et souhaitent aussi soutenir l’utilisation de l’énergie nucléaire. Les Européens pourraient le faire en ayant un ambitieux projet de développement d’énergie pacifique. L’énergie nucléaire y aura sûrement sa place, dès lors qu’une vision européenne de la sûreté, de l’environnement et de l’économie sera mise en œuvre.
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1. Partout sur la planète, l’isotope 235 représente 0,7 % du total ; dans ces sites, la teneur est plus faible.
2. Tchernobyl n’était pas de ce type.
3. Spallation : cf. dictionnaire Le Petit Robert : » Réaction nucléaire provoquée par des particules accélérées avec une si grande énergie que le noyau » éclate » en éjectant diverses particules. »