Démographie et monde moderne
Le groupe X‑DEP
Le groupe polytechnicien X‑Démographie, Économie, Population compte soixante membres et s’est constitué à la fin de 1996. Il a depuis organisé 47 conférences présentées par des spécialistes à la Maison des X.
Le groupe X‑DEP
Le groupe polytechnicien X‑Démographie, Économie, Population compte soixante membres et s’est constitué à la fin de 1996. Il a depuis organisé 47 conférences présentées par des spécialistes à la Maison des X.
Vous pouvez consultez la liste de ces conférences et lire la plupart d’entre elles sur notre site Web : http://x‑dep.polytechnique.org ; vous y trouverez aussi toutes indications sur notre livre de synthèse La démocratie déséquilibrée que les libraires peuvent obtenir en trois jours*. Ce numéro de La Jaune et la Rouge présente quelques-unes de ces conférences, parmi celles qui sont les plus sensibles ou les plus contestées. Nous remercions l’AX et La Jaune et la Rouge de leur intérêt soutenu pour ces questions si fondamentales à échéance de vingt ans, mais si négligées par les hommes politiques dont, trop souvent, l’horizon temporel ne dépasse pas la prochaine élection.
En juin-juillet 1995 La Jaune et la Rouge fit paraître un grand dossier sur la démographie. Deux théories étaient alors en compétition, celle de l’ONU et celle des démographes français Jean Bourgeois-Pichat et Philippe Bourcier de Carbon, les continuateurs d’Alfred Sauvy. La différence principale entre ces deux théories portait sur la phase future de l’évolution, pour la première une tendance naturelle et générale vers un équilibre harmonieux entre natalité et mortalité à un taux faible et avec une grande espérance de vie – en somme le paradis sur Terre – pour la seconde au contraire la dénonciation de cette illusion et la démonstration de l’instabilité de la situation : faute de contre-mesures économiques appropriées, l’augmentation massive du nombre et de la proportion des personnes âgées constitue une double charge très lourde pour les jeunes par prélèvement direct et par retard d’héritage. Cette situation conduit beaucoup de jeunes couples à limiter outre mesure leur descendance pour préserver leur niveau de vie… et donc à amplifier encore le déséquilibre jusqu’à un effondrement de plus en plus menaçant.
Aujourd’hui, dix ans plus tard, on peut dire que les idées de l’École française ont triomphé, sinon dans l’opinion publique qui les trouve désagréables, du moins dans les faits. Dans plus des deux tiers des pays du tiers-monde la natalité a dégringolé à un rythme impressionnant : les Maghrébines d’aujourd’hui ont trois fois moins d’enfants que leurs mères ; des pays naguère considérés comme prolifiques, Chine, Iran, Maghreb, Brésil, passent tour à tour sous le niveau de remplacement et continuent de descendre ; l’Europe, lourdement déficitaire avec moins de 1,5 enfant par femme et largement plus de décès que de naissances, n’arrête pas de s’enfoncer au lieu de revenir vers le seuil de 2,1 comme le prévoyait la théorie optimiste. Il est déjà loin le temps de « l’explosion démographique », le nombre mondial annuel des naissances décroît régulièrement depuis seize ans et c’est essentiellement la quasi générale et remarquable progression de l’espérance de vie (+ quinze ans au Maghreb dans le dernier quart de siècle !) qui entretient encore la croissance de l’humanité… tout en accentuant le vieillissement.
Figure 1 Prévisions de l’ONU – La fécondité allemande – Versions 1992 et 1998 |
Le numéro d’octobre 2004 de Population et Sociétés, le mensuel de l’Institut national d’études démographiques, porte le titre : « La majorité de l’humanité vit dans un pays où la fécondité est basse » – sous-entendue inférieure au niveau 2,1 du remplacement – et la fécondité mondiale médiane a chuté de 5,4 à 2,1 enfants par femme en seulement cinquante ans, mouvement formidable qui d’évidence va continuer et que l’humanité n’avait, de loin, jamais connu. Le nombre des jeunes est en baisse presque partout ; les exceptions concernent surtout des petits pays engagés dans des luttes vitales : Palestine, Israël, Tchétchénie, etc.
Pour illustrer ces mouvements et ces idées regardons deux petits documents caractéristiques, tout d’abord la fécondité allemande selon les mesures et prévisions de l’ONU (figure 1 et réf. 1). Les prévisions de 1992 s’arrêtent en 2025 et celles de 1998 se prolongent jusqu’en 2050. Selon les procédures classiques des instituts de prévision il y a pour chacun des deux cas une version haute, une version moyenne et une version basse et selon la théorie ONU en vogue ces prévisions remontent vers le niveau 2,1 de l’équilibre. Ce qui est impressionnant, c’est de constater l’écart entre les deux séries de prévisions : bien que la réalité des années intermédiaires se soit révélée bien inférieure à même la prévision basse, les experts, malgré ce démenti cinglant, n’en continuent pas moins à pronostiquer imperturbablement une remontée prochaine des indices et les hommes politiques, qui ne vont pas discuter des conclusions des experts, se basent sur ces prévisions fausses pour prendre des décisions très lourdes comme la politique familiale ou l’âge et le niveau des retraites !
Figure 2 Le pétrole – 1900–2100 |
L’autre document (figure 2) est un schéma extrait des études prospectives des compagnies pétrolières. Ces études conditionnent les travaux de recherches et sont faites avec le plus grand sérieux : si l’on se trompe ce sont des milliards de dollars qui partent en fumée. Le schéma couvre les deux siècles de 1900 à 2100 et l’on y trouve la production mondiale d’hydrocarbures (HC), la consommation par tête avec les futures économies d’énergie espérées (HC per capita) et l’évolution de la population mondiale. Pour leur étude les compagnies pétrolières n’utilisent pas les prévisions officielles, qui prévoient une stabilisation de la population mondiale à la fin du siècle actuel vers 9 ou 10 milliards de terriens, elles utilisent la courbe tracée par Jean Bourgeois-Pichat avec un maximum vers 2040 suivi de l’effondrement d’une population mondiale vieillie tombant en 2100 bien en dessous de son niveau actuel (réf. 2 et 3). Ajoutons que cette courbe, tracée il y a dix-huit ans en prolongement des tendances de l’époque et dans l’hypothèse où aucune réaction sérieuse n’interviendrait, est aujourd’hui considérée comme plutôt optimiste ! Le maximum pourrait bien survenir plus tôt et l’effondrement être encore plus rapide…
Le diagnostic est maintenant bien établi et l’on doit donc se demander quels sont les remèdes possibles.
La plupart de ceux qui examinent cette question répondent immigration ou bien politique nataliste ou encore un mélange des deux. Mais remarquons que ces examens concernent essentiellement l’Europe et considèrent encore le tiers-monde comme un réservoir inépuisable, ce qu’il n’est pas.
Certes la situation de l’Europe est la plus préoccupante, sa pyramide des âges s’anémie à la base d’année en année (figure 3) tandis que la proportion des retraités ne fait qu’augmenter malgré les accroissements de l’âge de la retraite ici et là. Mais le réflexe d’appel à l’immigration ressemble trop aux mauvaises habitudes du passé : « Si le travail est trop dur dans nos plantations des Amériques, nous ferons venir de vigoureux Africains… »
Ce n’est pas par plaisir que les Africains partent pour les difficultés, les déchirements et les souffrances de l’exil européen, c’est poussés par la misère ou l’oppression, et comment ne penseraient-ils pas à l’esclavagisme et au colonialisme quand ils entendent des Européens inconscients proclamer « Si mettre au monde et élever des enfants est trop dur, nous ferons venir de jeunes étrangers… » Cessons donc de soigner l’Europe sur le dos des autres, nous devons faire notre travail nous-mêmes ! Avec un décalage de quinze à vingt ans les pays du tiers-monde vont connaître les mêmes problèmes que nous et vont donc avoir besoin de leurs jeunes (voir par exemple les pyramides des âges du Maghreb et de l’Iran dans le travail de Madame Ouadah-Bedidi, elles aussi se creusent déraisonnablement à la base).
Chacun comprend qu’immigration et politique nataliste ne sont pas interchangeables, ni quant aux coûts, ni quant aux résultats ; mais l’habitude des raisonnements économiques et sociaux, héritages du marxisme, nous fait perdre de vue l’importance des facteurs culturels et de leur remarquable pérennité.
Figure 3 La pyramide des âges de l’Europe des Quinze le 1er janvier 2003 |
En % de la population totale |
Voyons quelques exemples : pendant plusieurs siècles le Rhin et le Danube forment la frontière de l’Empire romain. Mille cinq cents ans plus tard cette frontière est toujours là : c’est la frontière entre pays catholiques et pays protestants… Puis au vingtième siècle les différences de point de vue sur la question de l’argent entraîneront de très grandes différences vis-à-vis du communisme : pour les catholiques » Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille » et les pays de culture catholique, France, Italie, Espagne, Portugal, connaîtront des partis communistes durables et très importants ; par contre dans les pays protestants, dont les États-Unis, l’éthique valorise l’activité et la production des richesses, c’est un moyen de rendre gloire à Dieu, en conséquence la richesse n’y est pas stigmatisée et les partis communistes y resteront minuscules. Une exception : la catholique Autriche d’après-guerre épargnée par le communisme, mais elle avait été vaccinée par dix années d’occupation soviétique… Et allez donc faire la révolution dans un pays comme l’Inde où si vous êtes pauvre et malheureux, c’est parce que vous avez été mauvais dans une vie antérieure !
Mais les différences culturelles entre catholiques et protestants ne sont rien vis-à-vis de celles entre chrétiens et musulmans. Il suffit de comparer la vie du Christ et celle du prophète Mohammed. Le Christ, le non-violent qui aurait pu s’échapper ou se défendre, mais qui se laisse arrêter, condamner, torturer, exécuter pour nous apprendre concrètement combien nous pouvons être injustes et combien il nous faut nous méfier de nos mauvais instincts. Le Prophète qui lui aussi commence comme un persécuté, il s’enfuit de La Mecque à Médine, mais il prend sa revanche, gagne des batailles à la Napoléon, ce qui suscite l’admiration, organise sa communauté et lui donne des lois sans comparaison avec celles qui précédaient… Mais enfin quand il donnait l’ordre de prendre une ville d’assaut, il savait bien quelles seraient les conséquences ! Si vous ajoutez à cela que le Christ était célibataire tandis que le Prophète, qui demeure le » beau modèle » pour les musulmans, avait quatre épouses et quarante-cinq concubines, comment voulez-vous que les musulmans voient la vie de la même façon que les chrétiens ?
L’une des différences majeures est la phrase célèbre « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Nous avons eu bien du mal à l’appliquer, alors ne vous étonnez pas de la confusion des pouvoirs religieux et politiques en pays musulman où les minorités non musulmanes ne peuvent obtenir l’égalité et où en conséquence la démocratie demeure marginale… la charia prévoit même que le témoignage d’un musulman vaut celui de deux « infidèles » – et il s’agit bien d’un phénomène culturel et non de conditions économiques et sociales ; l’Inde est une démocratie malgré sa pauvreté, la riche Arabie Saoudite ne l’est pas.
Bien sûr, avec le temps, les différences peuvent s’atténuer… mais il faut le temps ! Il faut « une patience géologique » écrivait en 1992 l’orientaliste Jacques Jomier, qui certes connaissait cent fois mieux son sujet que nos hommes politiques fatalement tiraillés entre cinquante préoccupations différentes. Ce qui demande deux siècles ne peut pas être bâclé en trente ans. L’unité politique européenne a‑t-elle demandé moins de temps que l’unité politique allemande ? Après la Befreiungskrieg, la guerre de libération des années 1813–1814, les Allemands comprennent que seule l’unité politique leur épargnera d’être perpétuellement le champ de bataille des conflits européens, mais il leur faut attendre jusqu’à 1871 pour la réaliser. Après la Seconde Guerre mondiale les Européens comprennent que seule l’unité politique leur épargnera d’être le champ de bataille des conflits mondiaux, mais l’œuvre de Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi est encore loin d’être achevée… Pensez qu’il nous a fallut quatre-vingt-seize ans, de 1848 à 1944, pour aller du suffrage universel masculin au suffrage universel véritable !
Dans ces conditions il n’est pas étonnant que l’immigration entre aires culturelles différentes pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, même quand on fait les plus grands efforts pour qu’elle soit fraternelle et pacifique. D’autre part, combinée avec la diffusion désormais très large des moyens de contraception modernes, l’évolution actuelle des pays du tiers-monde, y compris celle des métropoles d’Afrique Noire, montre à l’évidence que la neutralité de l’État en matière familiale conduit à des taux de natalité très bas. En conséquence on peut écrire : dans le monde moderne tout peuple qui ne favorise pas les jeunes parents par des mesures familiales appropriées est condamné à aller vers une natalité très insuffisante et donc un vieillissement rapide, fatalement suivi d’un effondrement à bref délai.
L’exemple de la France à ce sujet est significatif. Certes la politique familiale y a subi bien des amoindrissements et des amputations depuis trente ans, elle demeure néanmoins nettement supérieure à celle de nos voisins, et au lieu d’avoir une moyenne de 1,2 ou 1,4 enfant par femme comme l’Espagne, la Grèce, l’Italie, l’Allemagne, ou l’Europe de l’Est nous en avons bon an mal an 1,7 à 1,9. C’est bien sûr insuffisant et nous aurions tort de nous en tenir là, nous aurions aussi tort de croire que la France peut s’en sortir seule en laissant les autres se perdre : nous sommes désormais inextricablement liés aux autres pays d’Europe, avec beaucoup desquels nous partageons une monnaie commune, et si l’un d’entre eux s’effondre les autres partageront la facture par divers moyens dont sans doute une inflation générale.
Il reste à examiner les objections légitimes des défenseurs de l’environnement (voir la conférence de Madame Viel). Ces objections se fondaient surtout sur l’explosion démographique et ses évidentes conséquences, il n’est certes pas question d’y revenir. Il nous faut simplement viser à l’équilibre c’est-à-dire à un indice de fécondité de 2,1 enfants par femme et pour cela consentir aux efforts et aux mesures familiales nécessaires. Sinon ce qui nous menace en grand n’est rien d’autre que ce qui est arrivé en petit au début du vingtième siècle aux départements de la Creuse et des Basses-Alpes : confrontés à un vieillissement massif, et aux charges correspondantes, les jeunes ont fui et des cantons entiers sont morts dans la misère.
Bien entendu la menace écologique reste tout aussi grave que celle d’un vieillissement démographique incontrôlé, même si son horizon temporel est un peu plus éloigné. L’humanité du XXIè siècle est confrontée à ce double défi vital. Elle a très certainement les moyens d’y faire face à condition de ne pas continuer à refuser d’y penser sérieusement et à condition de ne pas se focaliser sur une menace aux dépens de l’autre.
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* Éditions L’Harmattan, 10,70 euros.
Réf. 1 : World population prospect. United Nations, New York, 1992 and 1998 revisions.
Réf. 2 : J. Bourgeois-Pichat, « Du XXè siècle au XXIè siècle : l’Europe et sa population après l’an 2000 ». Population n° 1, INED, Paris, 1988.
Réf. 3 : J. Bourgeois-Pichat, Commentaires sur l’étude de Monsieur Bourcier de Carbon intitulée « Niveau de vie et fluctuations démographiques. Contribution à l’analyse de la baisse séculaire de la fécondité et des interactions entre populations : vers une théorie socio-économique de l’implosion démographique de l’après transition » texte du 23 avril 1987. INED (cote biblio INED 1989B8430), Paris, 1987.