Des bibliothèques dans les phares à la fin du XIXe siècle

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°751 Janvier 2020Par Chantal REYDELLET

En 1868 Léonce Rey­naud, direc­teur des phares et balises, met en place une biblio­thèque à l’usage des gar­diens de phare. Le cata­logue des livres choi­sis par l’administration s’inscrit dans le cou­rant édi­to­rial de l’époque qui, tout en cher­chant l’élargissement de son public, vise la for­ma­tion du peuple par la lec­ture et la vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique, accorde une grande place à l’image et uti­lise sou­vent des modèles anglais.

Une idée de polytechniciens

L’idée de la biblio­thèque a été lan­cée par le direc­teur des phares et balises Léonce Rey­naud. Ce der­nier légua d’ailleurs des ouvrages pré­cieux au Ser­vice des phares en pre­nant sa retraite. Son inter­ven­tion se marque aus­si par un legs de 100 exem­plaires d’une œuvre de son frère Jean Lec­tures variées. Lyon­nais, Léonce Rey­naud (1803 à 1880) entra à Poly­tech­nique en 1821, mais en fut exclu en 1822 pour car­bo­na­risme. Élève de l’École des beaux-arts en 1824, il devient archi­tecte et construit par exemple la gare du Nord, inau­gu­rée en 1846, et le via­duc de Dinan. Il appar­tient au milieu saint-simo­nien dès 1830. Admis au corps des Ponts et Chaus­sées en 1831, il est res­pon­sable des phares et balises à par­tir de 1846. Il prend sa retraite en 1873, mais reste char­gé de la direc­tion des phares jusqu’en 1878.

La forte per­son­na­li­té de Léonce se retrouve chez son frère Jean (1806−1863), sor­ti de Poly­tech­nique en 1827. Ingé­nieur des Mines, il se lia avec Le Play et fit un voyage de mis­sion en Alle­magne pour com­bi­ner l’étude du métier d’ingénieur avec « la solu­tion de la ques­tion sociale ». Nom­mé ingé­nieur en Corse, il aban­donne son métier et, rejoi­gnant Paris à la révo­lu­tion de 1830, il devient saint-simo­nien. Il reprend avec Pierre Leroux et Hip­po­lyte Car­not la Revue ency­clo­pé­dique et crée avec eux l’Ency­clo­pé­die nou­velle dans laquelle son frère Léonce publia entre 1836 et 1842. En 1854 le livre de Jean Rey­naud Terre et ciel est condam­né par l’Église : il y affirme la pré­exis­tence de l’homme, sa pré­sence sur d’autres astres et un pro­grès infi­ni. Il est aus­si l’auteur d’une His­toire élé­men­taire des miné­raux usuels parue à titre post­hume dans la Biblio­thèque des mer­veilles.

Un air de catalogue…

Une cir­cu­laire des Ponts et Chaus­sées de 1868 orga­nise la « biblio­thèque pour les gar­diens de phare ». Le cata­logue des ouvrages, de seize pages, se pré­sente dans l’ordre alpha­bé­tique et contient 265 numé­ros, les hasards de l’alphabet fai­sant voi­si­ner les Orai­sons de Bos­suet (n° 75) avec La fosse à fumier de Bous­sin­gault (n° 76). Après le numé­ro d’ordre, l’auteur et le titre sont pla­cées une colonne pour le for­mat, une seconde pour le nombre de tomes et une troi­sième pour le nombre d’exemplaires. Ce nombre oscille entre deux et dix, mais le nombre de cinq est le plus cou­rant. Les ouvrages sont sou­vent récents, par exemple le n° 9 Grottes et cavernes, 1867, ou le Voyage autour du Japon n° 161 de Rodolphe Lin­dau publié chez Hachette en 1864.

Des lectures éclectiques regroupées en six grandes collections

Biblio­thèque des mer­veilles : 32 titres in-18, nos 9 à 40, 5 exem­plaires de chaque titre. Cette col­lec­tion fon­dée chez Hachette par Édouard Char­ton fut publiée entre 1865 et 1890 sous une cou­ver­ture bleue au for­mat de la Biblio­thèque rose ; elle cherche la vul­ga­ri­sa­tion dans tous les domaines et accorde une grande impor­tance aux illus­tra­tions ; elle a sou­vent ser­vi de volume de prix pour les bons élèves. Camille Flam­ma­rion rédi­gea le pre­mier volume Les mer­veilles célestes (n° 12) et, sous le pseu­do­nyme de Ful­gence Marion, L’optique et Les bal­lons et les voyages aériens (nos 24–25). Édouard Char­ton (1807−1890) est une per­son­na­li­té attachante.

Après des études de droit, il s’engagea entre 1830 et 1831 dans le saint-simo­nisme, où il exer­ça un véri­table apos­to­lat. Il fut même envoyé en Bre­tagne en qua­li­té de « pré­di­ca­teur ». C’est dans ce mou­ve­ment, qu’ils aban­don­nèrent ensemble, qu’il se lia d’amitié avec Hip­po­lyte Car­not et Jean Rey­naud. Il fut très intime aus­si avec Émile Sou­vestre, col­la­bo­ra­teur régu­lier du Maga­sin pit­to­resque. On ne s’étonnera donc pas que Léonce Rey­naud, ancien saint-simo­nien, ait approu­vé le choix de cer­taines œuvres d’Émile Sou­vestre, qui plus est fils d’un ingé­nieur des Ponts et Chaussées :
nos 239–245, en par­ti­cu­lier le numé­ro 239 Un phi­lo­sophe sous les toits, série d’études morales écrite alors que Sou­vestre ensei­gnait à Paris les prin­cipes du style admi­nis­tra­tif dans l’École d’administration fon­dé par le ministre Car­not et Jean Reynaud.

Biblio­thèque natio­nale, 13 titres, 10 exem­plaires : une col­lec­tion de clas­siques fran­çais, latins et alle­mands au petit for­mat in-32. Cette col­lec­tion, sans doute bro­chée et fra­gile par son for­mat, n’a pas lais­sé de traces.

Bons livres, 18 titres regrou­pés en 3 volumes in-18, 5 exem­plaires : cette socié­té catho­lique publie des sortes de manuels sco­laire ; élé­ments de gram­maire, de phy­sique, de méca­nique ; les prin­cipes du des­sin voi­sinent avec des mor­ceaux choi­sis des Fables de La Fon­taine et des Ser­mons de Bossuet.

L’école mutuelle, cours com­plet d’éducation popu­laire, 21 titres,
5 exem­plaires. Elle est aus­si des­ti­née au public sco­laire. L’enseignement mutuel, modèle impor­té d’Angleterre, a connu un déve­lop­pe­ment rapide au début du xixe siècle, mais la dif­fu­sion de cette col­lec­tion fut bien plus faible que celle de la pré­cé­dente qui béné­fi­ciait du réseau parois­sial. Les nou­velles dis­ci­plines intro­duites par l’enseignement mutuel ont ins­pi­ré le choix des volumes : géo­gra­phie, plans, lever de des­sins, tenue de livres, élé­ments de musique…

Maître Pierre ou le savant du vil­lage, 12 titres regrou­pés en 8 fas­ci­cules, 2 exem­plaires seule­ment : encore une biblio­thèque d’instruction popu­laire, mais plus ancienne, parue entre 1830 et 1836. Les volumes portent en majo­ri­té le titre d’Entre­tiens sur

Quelques grands thèmes

Les voyages : la lit­té­ra­ture des récits de voyage s’est lar­ge­ment déve­lop­pée en France à par­tir de 1850. Ces récits abondent dans le cata­logue : 13 sur 40 sont des tra­duc­tions de l’anglais. Presque tous les conti­nents sont repré­sen­tés, avec pré­do­mi­nance de l’Afrique (douze récits, dont deux pour l’Algérie : actua­li­té oblige). Les aven­tures mari­times ne manquent pas par ailleurs.

Les ouvrages de dis­trac­tion : sans comp­ter les 28 tomes des œuvres com­plètes de Wal­ter Scott (nos 210 à 237), 33 titres sont pro­po­sés. Par­mi eux, des ouvrages de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique : ain­si His­toire d’une bou­chée de pain, lettre à une petite fille sur nos organes et nos fonc­tions, qui connaît un énorme suc­cès ; Les Ser­vi­teurs de l’estomac, suite du pré­cé­dent en 1866 – cet ouvrage se trouve dans les mains du pro­fes­seur Aron­nax de Vingt mille lieues sous les mers qui parut seule­ment en 1869 et n’est pas encore par­mi les cinq Jules Verne de la liste.

Les ouvrages pra­tiques : sont regrou­pés dans cette caté­go­rie les ouvrages consa­crés à l’hygiène et l’économie domes­tique. Ils com­plètent les manuels pra­tiques de la col­lec­tion de l’École mutuelle. Éco­no­mie domes­tique, cui­sine, jar­di­nage, méde­cine fami­liale et hygiène sont lais­sés à une femme : Cora Millet-Robi­net, Mai­son rus­tique des dames (n° 183), publi­ca­tion très popu­laire en deux tomes réédi­tés à de nom­breuses reprises jusqu’à la Seconde Guerre mon­diale. La place des femmes dans le cata­logue n’est pas très grande si l’on excepte Madame Gui­zot, Madame Millet-Robi­net et George Sand. Trois femmes voya­geuses pour­tant y tiennent une place.

Une postérité limitée

Pour l’application de la cir­cu­laire de 1868 en Ille-et-Vilaine, 20 volumes furent envoyés au ser­vice des ports de Saint-Malo et Saint-Ser­van (on en ignore les titres) et 6 à l’ingénieur du lit­to­ral mari­time à Rennes. Ce n’est qu’en jan­vier 1892 qu’on reparle d’une biblio­thèque à la suite d’une demande de l’inspecteur géné­ral Ber­nard, direc­teur des phares et balises, qui recon­naît l’utilité d’une biblio­thèque dont l’ébauche de 1868 n’a pas lais­sé de sou­ve­nir : « Dans les longues soi­rées d’hiver, la lec­ture de ces livres aurait l’avantage, tout en dis­trayant [les gar­diens], de les tenir éveillés pen­dant leur quart de nuit, ce qui serait une garan­tie de plus sur la sur­veillance des appareils. »

On recom­mande l’His­toire de France de Hen­ri Mar­tin, le Jour­nal des voyages parais­sant le dimanche, des ouvrages de Louis Figuier, Flam­ma­rion et Jules Verne, des tra­gé­dies et comé­dies des clas­siques fran­çais et les romans d’Alexandre Dumas, Alphonse Dau­det ou Hec­tor Malot. L’initiative de 1868 n’en aura pas moins été le témoi­gnage d’une vision huma­niste de l’autorité, même s’il ne semble pas qu’on ait pris la peine de deman­der l’avis… des prin­ci­paux intéressés !


La circulaire du 11 novembre 1868

Accom­pa­gnée d’un cata­logue, signée de Léonce Rey­naud, ins­pec­teur géné­ral, direc­teur du service
des phares et balises, elle pré­voit dans tous ses détails l’organisation de la nou­veau­té, dans le style déli­cieux de l’époque.

« Mon­sieur et cher camarade,

Dans sa sol­li­ci­tude pour tous les agents de son admi­nis­tra­tion, Son Excel­lence Mon­sieur le Ministre
de l’agriculture, du com­merce et des tra­vaux publics
a ordon­né par déci­sion du 8 février der­nier la créa­tion d’une biblio­thèque à l’usage des gar­diens de phare. Cette biblio­thèque, éta­blie au Dépôt cen­tral des phares, est ce qu’on appelle aujourd’hui une biblio­thèque cir­cu­lante. […] Cha­cun de Mes­sieurs les Ingé­nieurs en chef des ser­vices mari­times rece­vra un cer­tain nombre des ouvrages dont elle se compose,
les dis­tri­bue­ra et les fera ensuite cir­cu­ler sui­vant qu’il juge­ra conve­nable dans les dif­fé­rents phares et fanaux pla­cés sous sa direc­tion, puis retour­ne­ra au dépôt ceux qui ont été lus ou qui lui paraî­tront devoir être rem­pla­cés. On lui enver­ra en échange le même nombre de volumes. Un cata­logue, dont j’ai l’honneur de vous adres­ser ci-joint sept exem­plaires, vous per­met­tra même de dési­gner les ouvrages de la biblio­thèque que vous juge­rez de nature à être le plus uti­le­ment pla­cés entre les mains de vos gar­diens. […] Les livres devront être dépo­sés dans chaque phare soit sur un rayon spé­cial d’une des armoires, soit, ce qui me paraît pré­fé­rable, sur un petit meuble en forme d’étagères qui serait pla­cé dans le maga­sin ou dans la chambre réser­vée. Il sera recom­man­dé aux gar­diens d’avoir le plus grand soin des ouvrages mis
à leur disposition.

Veuillez agréer, Mon­sieur et cher cama­rade, l’assurance de mon sin­cère attachement. »


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