Des Cailloux plein les poches
Les vrais amateurs savent que Stephan Meldegg aime à ouvrir son Théâtre La Bruyère à des auteurs étrangers contemporains, qu’il choisit avec son goût très sûr et sa passion éclairée de la chose scénique. Une fois de plus, avec Des Cailloux plein les poches, il aura eu la main plus qu’heureuse.
Qui voit cette pièce s’amuse sans doute davantage du jeu des comédiens (Éric Métayer et Christian Pereira) et de la mise en scène de M. Meldegg lui-même que par la grâce du texte. Il est de Marie Jones, une comédienne et dramaturge irlandaise. Son expérience personnelle des tournages de films et de la faune gravitant autour des plateaux lui a fourni le sujet de cette hilarante comédie.
Un sujet déjà de soi peu commun, traité en outre de façon plus qu’originale : lors du tournage des extérieurs irlandais d’un film mélodramo-folklorique et plutôt du genre “soap opera”, deux braves gars plus ou moins chômeurs, recrutés pour la circonstance dans le village voisin, jouent tantôt leur partie de figurants désabusés mais ravis de l’aubaine, tantôt celles d’autres protagonistes. Ils sont alors, sans pour autant quitter leurs casquettes avachies et pantalons de velours éculés à souhait, tour à tour la diva italienne discutant avec son coach anglais, le réalisateur américain imbu de son américanité, l’autoritaire troisième assistante allemande chargée de régenter le troupeau de figurants, le premier assistant irlandais parfaitement méprisant à l’égard de ses culs-terreux de compatriotes, un machiniste émigré d’Europe de l’Est et trafiquant de coco à ses moments perdus, plus quelques autres figures tant locales que pittoresques. Soit, en tout, quinze personnages pour deux comédiens.
Une gageure, dont ces deux là s’acquittent, pour notre plus grande joie, avec un éblouissant brio. Ils vont et viennent devant nous, sont partout à la fois, changeant de voix, d’accent, de dégaine. Un enchantement scénique, culminant sans doute lors de leur démonstration de danse folklorique irlandaise.
Il semble presque dommage, au milieu d’une pareille avalanche de cocasses trouvailles, que l’auteur ait voulu apporter une note tragique à son affaire, comme pour nous administrer un enseignement sur la vanité du monde cinématographique et surtout le massacre culturel que peut provoquer l’irruption de cette faune au cœur des “ verts pâturages ”. Le ridicule des gens de studio, si magistralement campé, pourvoyait à cet enseignement sans qu’il soit nécessaire, à mon sens, qu’un jeune gars du village se suicide, déçu que son père ait refusé de le laisser tenter sa chance dans le cinéma pour l’obliger à reprendre la boucherie familiale. Il s’est jeté à la mer, “ des cailloux plein les poches ”. La leçon de morale paraît même si importante aux yeux de l’auteur qu’elle en a fait le titre de sa pièce : Stones in his pockets.
L’on peut renifler là comme une manière de placage, d’ajout écolo-culturel, sans doute un sacrifice à la mode du temps présent, mais un peu inutile même si, pour nous bien montrer la puissance du Mal, on nous fasse voir la grosse brute de réalisateur yankee aller jusqu’à s’opposer à ce que les figurants assistent à l’enterrement du suicidé, au motif qu’au moment même, l’éclairage est idéal pour tourner la grande scène finale.
Même si l’on n’a pas sous la main le texte original, tout laisse penser que la traduction d’Attica Guedj et Stephan Meldegg en est excellente : rien n’y sent la traduction, justement.
Un petit conseil en passant, avant que vous n’y couriez : tâchez d’obtenir une place dans les premiers rangs. Au La Bruyère, le parterre est quasi horizontal et les fauteuils – l’on n’y reste tout de même pas debout, comme au temps de Molière – ne sont pas décalés. Alors malheur à vous, si votre voisin de devant s’habille chez Capel. M. Meldegg n’y est pour rien certes ; cela n’entache point son mérite, mais reste néanmoins bon à savoir.