Des industriels en quête d’orientation politique

Dossier : Europe et énergieMagazine N°629 Novembre 2007
Par Alain BUCAILLE (71)
Par Didier SIRE (76)

Les ins­ti­tu­tions accusent un retard consi­dé­rable sur le mar­ché et la concur­rence se mani­feste autant entre les États qu’entre les entre­prises. Ces der­nières demandent de l’au­to­ri­té et des pers­pec­tives à long terme sans les­quelles elles ne peuvent s’en­ga­ger sur le mar­ché mon­dial. En même temps, elles craignent la lour­deur euro­péenne et son inflexion trop mar­quée vers la concur­rence au détri­ment, désor­mais trop sou­vent, de l’in­té­rêt bien com­pris des Européens.

Alain Bucaille, direc­teur de la recherche et de l’innovation d’AREVA et Didier Sire, direc­teur de la stra­té­gie de Gaz de France Suez, ont bien vou­lu répondre aux ques­tions de La Jaune et la Rouge.

D’en­trée de jeu, Alain Bucaille et Didier Sire s’ac­cordent pour consta­ter que « l’éner­gie est désor­mais consi­dé­rée par les pou­voirs poli­tiques comme un sujet sérieux », même si ce n’est que depuis rela­ti­ve­ment peu de temps.

Le pre­mier choc qu’il faut affron­ter est démo­gra­phique, sou­ligne Alain Bucaille : « Nous étions 5 mil­liards en 1990, nous sommes 6,5 mil­liards aujourd’­hui, nous serons 8,5 mil­liards en 2050. Tous les scé­na­rios convergent vers un accrois­se­ment de la demande d’éner­gie de 1,3 % à 1,4 % chaque année, cer­taines hypo­thèses à 1,6 % étant même par­fois avancées. »

Alain Bucaille note au pas­sage « que cer­tains scé­na­rios laissent à pen­ser qu’on pour­rait néan­moins réduire les émis­sions de CO2. Tout n’est pas com­plè­te­ment noir, à défaut d’être tout à fait rose. »

Un contexte en forte mutation

Selon Alain Bucaille, « les trois points les plus impor­tants sont aujourd’hui :

  • ce qui se passe au Moyen-Orient. Les États-Unis ont pen­sé qu’il fal­lait impo­ser l’ordre démo­cra­tique de l’é­co­no­mie de mar­ché et n’ont que très par­tiel­le­ment réus­si. Les pays pro­duc­teurs ont com­pris qu’il valait mieux pour eux une stra­té­gie de prix éle­vés plu­tôt qu’une pro­duc­tion importante ;
  • le chan­ge­ment cli­ma­tique. Depuis quatre ou cinq ans, la prise de conscience de ce chan­ge­ment s’é­tend dans tous les pays déve­lop­pés, mais on note un déca­lage avec la capa­ci­té d’en­clen­cher une poli­tique adéquate ;
  • la dif­fi­cul­té d’a­gir sur des sec­teurs aus­si impor­tants que les trans­ports ou la refo­res­ta­tion (en com­men­çant par l’ar­rêt de la déforestation). »

L’Europe à la traîne

Élar­gir son périmètre
Selon Didier Sire « tous les groupes ont des poids et des savoir-faire dif­fé­rents, mais cha­cun devra demain élar­gir son péri­mètre à l’ensemble des éner­gies, y com­pris au niveau de la demande des consom­ma­teurs. Aucun opé­ra­teur, par exemple, n’exclue le nucléaire de son domaine d’activité s’il veut res­ter au niveau euro­péen ou mondial. »

Concer­nant plus par­ti­cu­liè­re­ment l’éner­gie nucléaire, qui est la spé­cia­li­té d’A­re­va, Alain Bucaille estime que la situa­tion mon­diale est tota­le­ment mécon­nue en Europe. « La demande est consi­dé­rable. Il y a plu­tôt trop de pays qui veulent faire appel à l’éner­gie nucléaire que le contraire. En moyenne, les enjeux tech­no­lo­giques sont main­te­nant mieux per­çus hors d’Eu­rope qu’en Europe.

À la ques­tion envi­ron­ne­men­tale s’ajoute une ques­tion de dépendance

« En Europe, nous en res­tons à des que­relles natio­nales. Par exemple la dif­fi­cul­té fran­çaise à mettre l’ac­cent sur les éco­no­mies d’éner­gie, ou la dif­fi­cul­té alle­mande à admettre que le nucléaire fera néces­sai­re­ment par­tie des solu­tions à mettre en œuvre. »
La Suisse est le seul pays d’Eu­rope à avoir voté sur le recours à l’éner­gie nucléaire, favo­ra­ble­ment d’ailleurs. Le Japon, lui, impose par la loi 40 % d’éner­gie nucléaire. »

« Quant aux déchets nucléaires en Europe, deux pays seule­ment ont tran­ché sue le fond, la Fin­lande et la France. Les autres pays euro­péens ne savent pas trop qu’en pen­ser. Les États-Unis l’ont réso­lu à Wapp et sont beau­coup moins pro­fes­sion­nels à Yuc­ca Moun­tain. Quant aux autres pays euro­péens, ils ne regardent pas encore le sujet à l’aune des réa­li­tés inter­na­tio­nales. La Rus­sie, l’Inde ou la Chine ne semblent pas pré­oc­cu­pés par le sujet. »


La France, seule au monde à maî­tri­ser le trai­te­ment des déchets nucléaires.
Vue aérienne de l’usine de trai­te­ment des com­bus­tibles usés de AREVA, Éta­blis­se­ment de La Hague.

La dépendance des consommateurs

Didier Sire, lui, ajoute une autre problématique.

La maî­trise du retrai­te­ment nucléaire, un véri­table tas d’or

« L’im­por­tance de la demande mon­diale d’éner­gie va accroître la dépen­dance des pays consom­ma­teurs vis-à-vis des pays pro­duc­teurs. Émergent des pays comme l’Inde ou la Chine, alors que, pour le gaz par exemple, l’Eu­rope dépend déjà à 45 % de pays situés dans d’autres conti­nents et que ce taux pas­se­ra à 70 % en 2030.

« À la ques­tion envi­ron­ne­men­tale s’a­joute donc une ques­tion de dépen­dance. Com­ment gérer cette dépen­dance vis-à-vis du Moyen-Orient pour le pétrole, de la Rus­sie pour le gaz et éven­tuel­le­ment d’autres pays encore pour l’u­ra­nium ? » Voi­là donc posée la ques­tion fon­da­men­tale de la sécu­ri­té d’approvisionnement.

L’Eu­rope, où « l’éner­gie ne fait pas par­tie des com­pé­tences com­mu­nau­taires » a cepen­dant défi­ni quatre orien­ta­tions, dans ce qu’on appelle le « paquet éner­gie » de jan­vier 2007 : sécu­ri­té des appro­vi­sion­ne­ments ; déve­lop­pe­ment durable ; com­pé­ti­ti­vi­té de l’Eu­rope ; achè­ve­ment du mar­ché inté­rieur de l’énergie.

Sur ce der­nier point, un nou­veau pro­jet de direc­tive a vu le jour en sep­tembre der­nier, met­tant en avant la ques­tion très contro­ver­sée de l’OU (« owner­ship unbund­ling »), lit­té­ra­le­ment « sépa­ra­tion de pro­prié­té », c’est-à-dire sépa­ra­tion obli­ga­toire des acti­vi­tés de trans­port et de com­mer­cia­li­sa­tion. Par exemple, EDF ne pour­rait pas pos­sé­der de réseaux à haute ten­sion, ni GDF de gazoducs.

Face à l’OU, faut-il crier au loup ?
La pro­po­si­tion de la Com­mis­sion euro­péenne du 19 sep­tembre 2007 d’imposer l’OU (« owner­ship unbund­ling » ou « sépa­ra­tion de pro­prié­té » des acti­vi­tés de trans­port et de com­mer­cia­li­sa­tion ») est loin de faire l’unanimité entre pays euro­péens. L’existence d’une mino­ri­té de blo­cage est même vrai­sem­blable au sein du Conseil.
Par­mi les indus­triels concer­nés, Gaz de France, par exemple, sou­tient que l’OU, dont le but annon­cé est de « pro­mou­voir de façon non dis­cri­mi­na­toire les inves­tis­se­ments dans les infra­struc­tures », ne résout pas les vrais pro­blèmes : « pas de cor­ré­la­tion évi­dente avec le niveau consta­té des inves­tis­se­ments, pas d’amélioration de l’intégration des mar­chés. » En revanche, l’OU est « une pro­po­si­tion dan­ge­reuse qui affai­bli­rait les opé­ra­teurs face aux pro­duc­teurs extra-euro­péens, dans un contexte de concur­rence crois­sante entre Europe, Asie et Amé­rique pour accé­der aux res­sources gazières. » Une alter­na­tive consis­te­rait à « garan­tir l’indépendance des opé­ra­teurs de réseaux de trans­port par des règles ren­for­cées et un sys­tème de cer­ti­fi­ca­tion ; des sché­mas de déve­lop­pe­ment à moyen terme et d’une façon géné­rale un ren­for­ce­ment de la régu­la­tion européenne. »

Des divergences sur les solutions


Une com­pé­ti­tion internationale

« En par­tant de constats par­ta­gés, constate Didier Sire, nous abou­tis­sons à des diver­gences énormes sur les solu­tions. En tant qu’en­tre­prise, nous avons par­fois le sen­ti­ment de ne pas vivre dans le même uni­vers que la Commission. »

Opi­nion par­ta­gée par Alain Bucaille qui estime que « l’ins­ti­tu­tion a ses règles et a du mal à voir que les mar­chés évo­luent à grande vitesse. »

Alors que faire ? « Peut-être agir comme si l’U­nion euro­péenne n’exis­tait pas. À Bruxelles, il est impos­sible de trou­ver un inter­lo­cu­teur alors qu’il n’y a aucune dif­fi­cul­té pour dis­cu­ter de col­la­bo­ra­tion avec un pays étran­ger comme l’Inde. »

Un décalage avec le marché

« La Com­mis­sion euro­péenne, pour­suit Didier Sire, ne s’in­té­resse qu’au mar­ché inté­rieur euro­péen sans prendre en compte la dimen­sion extérieure. »

« Sur les mar­chés mon­diaux, pour­suit Alain Bucaille, nous n’ex­ploi­tons pas assez nos atouts. En matière de retrai­te­ment nucléaire, par exemple, la France dis­pose d’une avance considérable. »

Cinq mille ans de ressources nucléaires

On estime qu’il existe dans le monde 14 mil­lions de tonnes d’u­ra­nium dis­po­nible à des prix rai­son­nables. On en consomme actuel­le­ment 70 000 tonnes par an. On dis­pose donc de deux cents ans de res­sources tra­di­tion­nelles. Mais, depuis cin­quante ans, nos REP (réac­teurs à eau sous pres­sion) ont géné­ré 10 tonnes de plu­to­nium et 5 000 tonnes d’u­ra­nium appau­vri qui sera le com­bus­tible des nou­velles géné­ra­tions de réac­teurs. Cette res­source per­met­trait à elle seule de dis­po­ser de de cinq mille ans de res­sources nucléaires.

Des échelles de temps différentes


En 2030, l’Europe dépen­dra à 80 % de gaz natu­rel en pro­ve­nance d’autres pays. 

Au niveau indus­triel, on constate que les temps de réac­tion sont très longs. « Il faut, par exemple, trente ans pour chan­ger un parc de cen­trales, ou vingt ans pour renou­ve­ler un parc de voi­tures. A contra­rio, pour­suit Alain Bucaille, le mar­ché est pré­vi­sible à long terme. »

« Or, les déci­sions poli­tiques euro­péennes n’en­vi­sagent que le court terme et de manière bien timorée. »

« Les entre­prises ont des inves­tis­se­ments à faire, ren­ché­rit Didier Sire. Elles doivent prendre des déci­sions pour les dix ou vingt ans à venir, voire bien davan­tage. Or l’in­dus­trie est dans l’in­cer­ti­tude sur le cadre juri­dique dans lequel elle va devoir fonc­tion­ner dans les deux à cinq ans à venir. »

« L’éner­gie, concluent nos deux inter­lo­cu­teurs, n’est pas un domaine dont le poli­tique peut se dés­in­té­res­ser. Il est vital pour l’in­di­vi­du, essen­tiel pour l’en­semble de l’é­co­no­mie. Nos indus­tries ont un besoin impé­ra­tif de cadre poli­tique… mais les indus­triels aiment bien s’en­tendre sans contrainte politique. »

Pro­pos recueillis par Michel Gérard
et Jean-Marc Chabanas

REPÈRES

AREVA
Lea­der mon­dial en matière d’énergie nucléaire et d’acheminement de l’électricité, Are­va compte envi­ron 61 000 col­la­bo­ra­teurs dans 41 pays. Son réseau com­mer­cial couvre plus de 100 pays. Son chiffre d’affaires annuel dépasse les 10 mil­liards d’euros. Avec ses trois filiales, NC (nuclear cycle), NP (nuclear power) dont Sie­mens est par­te­naire et T & D (trans­port et dis­tri­bu­tion d’électricité) Are­va exerce quatre acti­vi­tés : fabri­ca­tion de com­bus­tible nucléaire, construc­tion de réac­teurs nucléaires, recy­clage de com­bus­tible usé, ache­mi­ne­ment d’électricité.
GDF
Spé­cia­liste du trans­port et de la dis­tri­bu­tion de gaz natu­rel, GDF pro­duit éga­le­ment de l’électricité depuis l’ouverture des mar­chés euro­péens de l’énergie. Un ser­vice com­mun demeure avec EDF (EDF Gaz de France Dis­tri­bu­tion) qui est char­gé d’intervenir sur le ter­rain (rele­vé des comp­teurs, tra­vaux). GDF compte envi­ron 50 000 col­la­bo­ra­teurs et réa­lise plus de 27 mil­liards d’euros de chiffre d’affaires annuel. En sep­tembre der­nier a été lan­cée une opé­ra­tion de fusion avec Suez qui don­ne­ra nais­sance au groupe GDF Suez.

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