Des industriels en quête d’orientation politique
Les institutions accusent un retard considérable sur le marché et la concurrence se manifeste autant entre les États qu’entre les entreprises. Ces dernières demandent de l’autorité et des perspectives à long terme sans lesquelles elles ne peuvent s’engager sur le marché mondial. En même temps, elles craignent la lourdeur européenne et son inflexion trop marquée vers la concurrence au détriment, désormais trop souvent, de l’intérêt bien compris des Européens.
Alain Bucaille, directeur de la recherche et de l’innovation d’AREVA et Didier Sire, directeur de la stratégie de Gaz de France Suez, ont bien voulu répondre aux questions de La Jaune et la Rouge.
D’entrée de jeu, Alain Bucaille et Didier Sire s’accordent pour constater que « l’énergie est désormais considérée par les pouvoirs politiques comme un sujet sérieux », même si ce n’est que depuis relativement peu de temps.
Le premier choc qu’il faut affronter est démographique, souligne Alain Bucaille : « Nous étions 5 milliards en 1990, nous sommes 6,5 milliards aujourd’hui, nous serons 8,5 milliards en 2050. Tous les scénarios convergent vers un accroissement de la demande d’énergie de 1,3 % à 1,4 % chaque année, certaines hypothèses à 1,6 % étant même parfois avancées. »
Alain Bucaille note au passage « que certains scénarios laissent à penser qu’on pourrait néanmoins réduire les émissions de CO2. Tout n’est pas complètement noir, à défaut d’être tout à fait rose. »
Un contexte en forte mutation
Selon Alain Bucaille, « les trois points les plus importants sont aujourd’hui :
- ce qui se passe au Moyen-Orient. Les États-Unis ont pensé qu’il fallait imposer l’ordre démocratique de l’économie de marché et n’ont que très partiellement réussi. Les pays producteurs ont compris qu’il valait mieux pour eux une stratégie de prix élevés plutôt qu’une production importante ;
- le changement climatique. Depuis quatre ou cinq ans, la prise de conscience de ce changement s’étend dans tous les pays développés, mais on note un décalage avec la capacité d’enclencher une politique adéquate ;
- la difficulté d’agir sur des secteurs aussi importants que les transports ou la reforestation (en commençant par l’arrêt de la déforestation). »
L’Europe à la traîne
Élargir son périmètre
Selon Didier Sire « tous les groupes ont des poids et des savoir-faire différents, mais chacun devra demain élargir son périmètre à l’ensemble des énergies, y compris au niveau de la demande des consommateurs. Aucun opérateur, par exemple, n’exclue le nucléaire de son domaine d’activité s’il veut rester au niveau européen ou mondial. »
Concernant plus particulièrement l’énergie nucléaire, qui est la spécialité d’Areva, Alain Bucaille estime que la situation mondiale est totalement méconnue en Europe. « La demande est considérable. Il y a plutôt trop de pays qui veulent faire appel à l’énergie nucléaire que le contraire. En moyenne, les enjeux technologiques sont maintenant mieux perçus hors d’Europe qu’en Europe.
À la question environnementale s’ajoute une question de dépendance
« En Europe, nous en restons à des querelles nationales. Par exemple la difficulté française à mettre l’accent sur les économies d’énergie, ou la difficulté allemande à admettre que le nucléaire fera nécessairement partie des solutions à mettre en œuvre. »
La Suisse est le seul pays d’Europe à avoir voté sur le recours à l’énergie nucléaire, favorablement d’ailleurs. Le Japon, lui, impose par la loi 40 % d’énergie nucléaire. »
« Quant aux déchets nucléaires en Europe, deux pays seulement ont tranché sue le fond, la Finlande et la France. Les autres pays européens ne savent pas trop qu’en penser. Les États-Unis l’ont résolu à Wapp et sont beaucoup moins professionnels à Yucca Mountain. Quant aux autres pays européens, ils ne regardent pas encore le sujet à l’aune des réalités internationales. La Russie, l’Inde ou la Chine ne semblent pas préoccupés par le sujet. »
La France, seule au monde à maîtriser le traitement des déchets nucléaires.
Vue aérienne de l’usine de traitement des combustibles usés de AREVA, Établissement de La Hague.
La dépendance des consommateurs
Didier Sire, lui, ajoute une autre problématique.
La maîtrise du retraitement nucléaire, un véritable tas d’or
« L’importance de la demande mondiale d’énergie va accroître la dépendance des pays consommateurs vis-à-vis des pays producteurs. Émergent des pays comme l’Inde ou la Chine, alors que, pour le gaz par exemple, l’Europe dépend déjà à 45 % de pays situés dans d’autres continents et que ce taux passera à 70 % en 2030.
« À la question environnementale s’ajoute donc une question de dépendance. Comment gérer cette dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient pour le pétrole, de la Russie pour le gaz et éventuellement d’autres pays encore pour l’uranium ? » Voilà donc posée la question fondamentale de la sécurité d’approvisionnement.
L’Europe, où « l’énergie ne fait pas partie des compétences communautaires » a cependant défini quatre orientations, dans ce qu’on appelle le « paquet énergie » de janvier 2007 : sécurité des approvisionnements ; développement durable ; compétitivité de l’Europe ; achèvement du marché intérieur de l’énergie.
Sur ce dernier point, un nouveau projet de directive a vu le jour en septembre dernier, mettant en avant la question très controversée de l’OU (« ownership unbundling »), littéralement « séparation de propriété », c’est-à-dire séparation obligatoire des activités de transport et de commercialisation. Par exemple, EDF ne pourrait pas posséder de réseaux à haute tension, ni GDF de gazoducs.
Face à l’OU, faut-il crier au loup ?
La proposition de la Commission européenne du 19 septembre 2007 d’imposer l’OU (« ownership unbundling » ou « séparation de propriété » des activités de transport et de commercialisation ») est loin de faire l’unanimité entre pays européens. L’existence d’une minorité de blocage est même vraisemblable au sein du Conseil.
Parmi les industriels concernés, Gaz de France, par exemple, soutient que l’OU, dont le but annoncé est de « promouvoir de façon non discriminatoire les investissements dans les infrastructures », ne résout pas les vrais problèmes : « pas de corrélation évidente avec le niveau constaté des investissements, pas d’amélioration de l’intégration des marchés. » En revanche, l’OU est « une proposition dangereuse qui affaiblirait les opérateurs face aux producteurs extra-européens, dans un contexte de concurrence croissante entre Europe, Asie et Amérique pour accéder aux ressources gazières. » Une alternative consisterait à « garantir l’indépendance des opérateurs de réseaux de transport par des règles renforcées et un système de certification ; des schémas de développement à moyen terme et d’une façon générale un renforcement de la régulation européenne. »
Des divergences sur les solutions
Une compétition internationale
« En partant de constats partagés, constate Didier Sire, nous aboutissons à des divergences énormes sur les solutions. En tant qu’entreprise, nous avons parfois le sentiment de ne pas vivre dans le même univers que la Commission. »
Opinion partagée par Alain Bucaille qui estime que « l’institution a ses règles et a du mal à voir que les marchés évoluent à grande vitesse. »
Alors que faire ? « Peut-être agir comme si l’Union européenne n’existait pas. À Bruxelles, il est impossible de trouver un interlocuteur alors qu’il n’y a aucune difficulté pour discuter de collaboration avec un pays étranger comme l’Inde. »
Un décalage avec le marché
« La Commission européenne, poursuit Didier Sire, ne s’intéresse qu’au marché intérieur européen sans prendre en compte la dimension extérieure. »
« Sur les marchés mondiaux, poursuit Alain Bucaille, nous n’exploitons pas assez nos atouts. En matière de retraitement nucléaire, par exemple, la France dispose d’une avance considérable. »
Cinq mille ans de ressources nucléaires
On estime qu’il existe dans le monde 14 millions de tonnes d’uranium disponible à des prix raisonnables. On en consomme actuellement 70 000 tonnes par an. On dispose donc de deux cents ans de ressources traditionnelles. Mais, depuis cinquante ans, nos REP (réacteurs à eau sous pression) ont généré 10 tonnes de plutonium et 5 000 tonnes d’uranium appauvri qui sera le combustible des nouvelles générations de réacteurs. Cette ressource permettrait à elle seule de disposer de de cinq mille ans de ressources nucléaires.
Des échelles de temps différentes
En 2030, l’Europe dépendra à 80 % de gaz naturel en provenance d’autres pays.
Au niveau industriel, on constate que les temps de réaction sont très longs. « Il faut, par exemple, trente ans pour changer un parc de centrales, ou vingt ans pour renouveler un parc de voitures. A contrario, poursuit Alain Bucaille, le marché est prévisible à long terme. »
« Or, les décisions politiques européennes n’envisagent que le court terme et de manière bien timorée. »
« Les entreprises ont des investissements à faire, renchérit Didier Sire. Elles doivent prendre des décisions pour les dix ou vingt ans à venir, voire bien davantage. Or l’industrie est dans l’incertitude sur le cadre juridique dans lequel elle va devoir fonctionner dans les deux à cinq ans à venir. »
« L’énergie, concluent nos deux interlocuteurs, n’est pas un domaine dont le politique peut se désintéresser. Il est vital pour l’individu, essentiel pour l’ensemble de l’économie. Nos industries ont un besoin impératif de cadre politique… mais les industriels aiment bien s’entendre sans contrainte politique. »
Propos recueillis par Michel Gérard
et Jean-Marc Chabanas