Airbus A400M

Des ingénieurs pour la nation

Dossier : Les 50 ans du Corps de l'armementMagazine N°734 Avril 2018
Par Laurent GIOVACHINI (80)

L’État a aujourd’hui besoin de capa­ci­tés tech­niques dans ses rangs. Les seules admi­nis­tra­tions com­pé­tentes dans ce domaine sont celles qui ont su s’attacher les ser­vices d’ingénieurs. Ceux-ci ont vu leur rôle évo­luer consi­dé­ra­ble­ment, pas­sant de la maî­trise d’œuvre à la maî­trise d’ouvrage. 

En clô­ture de ce dos­sier consa­cré aux 50 ans du corps de l’armement, je vou­drais insis­ter sur l’importance pour l’État de dis­po­ser en son sein d’ingénieurs, et d’ingénieurs impli­qués dans la technique. 

Cette convic­tion s’appuie non seule­ment sur mon expé­rience pas­sée au sein de l’administration ou en cabi­net minis­té­riel auprès des poli­tiques, mais aus­si et sur­tout sur mon expé­rience pré­sente d’industriel qui effec­tue des pres­ta­tions au ser­vice de nom­breux minis­tères et agences dépen­dant de l’État.

POURQUOI DES INGÉNIEURS AU SERVICE DE L’ÉTAT ?

Je constate tous les jours que les seules admi­nis­tra­tions rai­son­na­ble­ment com­pé­tentes en matière de recherche et tech­no­lo­gie, de pro­grammes d’investissement, de maî­trise d’ouvrage de grands pro­jets ou encore de poli­tique indus­trielle sont celles qui ont su s’attacher les ser­vices d’ingénieurs.

C’est vrai bien sûr du minis­tère des Armées et du minis­tère de l’Intérieur, mais éga­le­ment dans bien d’autres domaines : équi­pe­ment et envi­ron­ne­ment, san­té et pro­tec­tion sociale, éco­no­mie et finances, etc. 

“ Dans la défense, le facteur technique reste prépondérant ”

Pour ce qui concerne la défense, je m’appuie sur une étude réa­li­sée par le Conseil géné­ral de l’armement en lien avec l’IESF sur « Les ingé­nieurs dans la défense de demain ». Nous fai­sons le constat que leurs rôles ont pro­fon­dé­ment évo­lué depuis quelques décen­nies où, de maîtres d’œuvre et concep­teurs de pro­duits, ils ont d’abord contri­bué à créer une indus­trie de défense mature, puis à la pilo­ter en tant que maîtres d’ouvrage.

Rap­pe­lons-nous des révo­lu­tions qui ont été vécues à tous les niveaux : 

  • un chan­ge­ment géo­po­li­tique qui a pro­fon­dé­ment trans­for­mé la nature des conflits, et qui oblige à anti­ci­per une recon­fi­gu­ra­tion et une inter­opé­ra­bi­li­té des matériels ; 
  • une aug­men­ta­tion de la com­pé­tence de l’ensemble des acteurs, états-majors, indus­trie, adver­saires, acteurs internationaux ; 
  • une aug­men­ta­tion de la pres­sion régle­men­taire, qui impose des contraintes de plus en plus lourdes sur la pas­sa­tion des contrats et donne un cadre « déon­to­lo­gique » qui res­semble à une sus­pi­cion a prio­ri, sans par­ler des éter­nelles ques­tions budgétaires ; 
  • une aug­men­ta­tion de la pres­sion poli­tique et média­tique, qui va du « zéro mort » à cer­taines cabales infon­dées, comme celle sur l’hélice du porte-avions Charles-de-Gaulle ;
  • enfin, des révo­lu­tions tech­no­lo­giques suc­ces­sives comme le nucléaire, le spa­tial, l’électronique, l’informatique et aujourd’hui le numérique. 

LES MISSIONS ONT ÉVOLUÉ – LE CORPS ET SES COMPÉTENCES AUSSI

Ain­si, les ingé­nieurs de la défense ont vu leur métier évo­luer vers la prise en compte de contraintes nom­breuses et incon­tour­nables, tout en devant conti­nuer d’exercer une exper­tise dans des domaines tech­niques de plus en plus vastes. 

Car, dans la défense – les opé­ra­tion­nels le savent bien – le fac­teur tech­nique reste pré­pon­dé­rant. Cela se voit dans les pro­grammes conduits conjoin­te­ment par plu­sieurs pays, à l’exemple de l’avion de trans­port A400M, dans les­quels les Fran­çais res­tent ceux qui savent « entrer dans le détail », et qui poussent les per­for­mances au maxi­mum de leur potentiel. 

“ L’industrie a besoin que l’État continue à disposer d’ingénieurs ”

Cet avion, mal­gré les aléas nor­maux de tout pro­gramme inno­vant, est d’ores et déjà du meilleur niveau mondial. 

Ce qui est vrai pour la défense s’observe éga­le­ment pour les autres fonc­tions réga­liennes. La sécu­ri­té ne sau­rait se pas­ser aujourd’hui des sys­tèmes de détec­tion et de contrôle par exemple, et d’une manière géné­rale, les tech­no­lo­gies connaissent une dyna­mique qui néces­site contrôle bien sûr, mais connais­sance et com­pé­tence étatique. 

Dès lors, l’ingénieur maître d’ouvrage au sein de l’État est seul en mesure de tra­vailler effi­ca­ce­ment avec l’ingénieur maître d’œuvre d’un pro­jet réa­li­sé pour l’État au sein de l’industrie. Les deux ont la même culture scien­ti­fique et, plus encore, sont ani­més du même désir de faire, de mener leur pro­jet à bon port. 

Lorsque les ingé­nieurs font défaut, les admi­nis­tra­tions sont contraintes de s’en remettre à des consul­tants « assis­tants à maîtres d’ouvrage », avec tous les risques de com­pli­ca­tion, de coûts sup­plé­men­taires et in fine d’échec que cela com­porte : j’en suis quo­ti­dien­ne­ment le témoin depuis mon poste de direc­tion géné­rale à Sopra Steria. 

LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE EXACERBE LE BESOIN

Je suis d’autant plus sen­sible à cette ques­tion que la révo­lu­tion numé­rique, dans laquelle mon groupe est plei­ne­ment enga­gé, va pro­fon­dé­ment bou­le­ver­ser l’ensemble des orga­ni­sa­tions et des modes de fonc­tion­ne­ment des entre­prises, mais aus­si des ser­vices de l’État, et qu’il sera donc d’autant plus impor­tant que ces ser­vices dis­posent des com­pé­tences tech­niques néces­saires pour réus­sir leur transformation. 

Ces ingé­nieurs n’ont au demeu­rant pas voca­tion à occu­per exclu­si­ve­ment des rôles d’experts ou d’adjoints auprès des énarques issus des grands corps et autres admi­nis­tra­teurs civils. L’importance en volume finan­cier et en enjeu ins­ti­tu­tion­nel, et la grande com­plexi­té des réformes à conduire les rendent par­fai­te­ment légi­times pour occu­per des postes de haute res­pon­sa­bi­li­té, voire exer­cer des fonc­tions poli­tiques, pour peu qu’ils en aient le goût et le talent. 

Réci­pro­que­ment, l’industrie a besoin que l’État conti­nue à dis­po­ser d’ingénieurs, et qu’elle-même dis­pose d’ingénieurs qui connaissent l’État, qui ont tra­vaillé au sein de l’État, pas seule­ment pour se doter de capa­ci­tés de lob­bying, mais pour mieux faire com­prendre en leur sein les enjeux de l’action publique. 

Cela recouvre bien sûr les grands pro­grammes, dans les­quels la contrac­tua­li­sa­tion ne per­met jamais de décrire par­fai­te­ment le besoin, mais aus­si les ques­tions de poli­tique indus­trielle et de trans­for­ma­tion de l’environnement à l’échelle européenne. 


Sur cer­tains pro­grammes, il faut savoir « entrer dans le détail ». © FOTOGENIX

Si, à la fin des années 1990, lorsque j’étais auprès de Lio­nel Jos­pin à Mati­gnon, je n’avais pas eu la chance d’avoir en face de moi chez Aéro­spa­tiale et chez Matra deux ingé­nieurs de l’armement – res­pec­ti­ve­ment Mar­wan Lahoud (83) et le regret­té Jean Bar­rio (79) –, nous n’aurions jamais fusion­né ces deux entre­prises ni don­né nais­sance quelques mois plus tard à EADS, deve­nu depuis Airbus. 

Cin­quante ans après la fusion de corps tech­niques qui a créé le corps de l’armement, je constate que les suc­cès pas­sés dans les grands équi­pe­ments de défense ou dans les conso­li­da­tions indus­trielles se pour­suivent aujourd’hui, et que le modèle de corps a su s’adapter aux trans­for­ma­tions tra­ver­sées tout en res­pec­tant son iden­ti­té propre : pilo­ter des grands pro­grammes com­plexes à forte dimen­sion technologique. 

L’équilibre est déli­cat, notam­ment car les fonc­tions exer­cées sont plus exi­geantes mais entre­tiennent moins l’expertise néces­saire. Nous avons donc, sous la conduite de Jean-Yves Le Drian alors ministre de la Défense, sou­hai­té favo­ri­ser la mobi­li­té des ingé­nieurs de l’armement vers l’industrie, en ins­ti­tuant une période d’ouverture de deux années en début de carrière. 

Mais le mou­ve­ment géné­ral tech­no­lo­gique que nous connais­sons, la trans­for­ma­tion numé­rique en tête, nous montre que le besoin de com­pé­tence tech­nique au sein de l’État ne dimi­nue pas, bien au contraire, et que la com­pé­tence acquise et entre­te­nue par le corps de l’armement, par­mi d’autres corps d’ingénieurs, est un capi­tal précieux.

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