Des interprètes d’exception
Murray PERAHIA, réédition de Christian FERRAS, Martha ARGERICH avec Itzhak PERLMAN, Ian Bostridge et Antonio PAPPANO, le tentette de Claude ABADIE
Il y a en Chine près de 50 millions de pianistes. Chaque année, les conservatoires du monde entier accordent leurs premiers prix – d’un instrument, de musique de chambre, etc. – à des milliers de musiciens.
Tous possèdent une excellente technique, tous – ou presque – ont du talent, beaucoup sont capables d’interpréter, c’est-à-dire de recréer une œuvre en la jouant.
Quelques-uns sont doués de ce charisme, de ce charme indéfinissable qui, dans un concert, transportent le public. Alors, comment expliquer notre attachement indéfectible à un très petit nombre d’interprètes d’aujourd’hui ou d’hier, qui fait que, parodiant Tchekhov dans Ivanov, nous disons « oui, ce n’est pas mal, mais ça ne vaut pas Rubinstein, Fischer-Dieskau, Celibidache, ça ne vaut pas Vengerov, Yo-Yo Ma » ?
Bien sûr, il y a dans ce parti pris une part de subjectivité due aux circonstances dans lesquelles nous avons entendu cette interprétation pour la première fois, à l’habitude, à la paresse aussi.
Mais il est indubitable que certains interprètes – rares – possèdent cette alchimie qui nous émeut au point de nous rendre les autres indifférents, de même qu’amoureux d’une femme nous trouvons les autres femmes terriblement banales.
MURRAY PERAHIA
On avait aimé Glenn Gould dans Bach, on oublie sans regret ses foucades et ses ahanements en écoutant Perahia, dont les Variations Goldberg avaient déjà relégué celles de Gould aux oubliettes et qui vient d’enregistrer les six Suites françaises1.
Il s’agit, on le sait, de suites de danses traditionnelles, plus simples que les Suites anglaises (dont Perahia avait déjà donné une interprétation inoubliable), composées pendant la période heureuse du séjour de Bach à Köthen.
Perahia joue Bach avec un minimum d’ornements, sans recherche d’effets originaux, avec cette absolue sérénité à laquelle on ne peut parvenir, sans doute, qu’après une vie de travail.
En réalité, il « nous parle Bach », comme Coleman Hawkins nous parlait jazz, et il nous emmène, très simplement, très loin, très haut.
CHRISTIAN FERRAS
On a un peu oublié aujourd’hui ce violoniste français tragiquement disparu en 1982 à 49 ans, et dont on réédite l’enregistrement des Concertos de Tchaïkovski et de Mendelssohn avec le Philharmonia dirigé par Constantin Silvestri2.
Ceux qui connaissent ses interprétations – les Sonates de Fauré avec Barbizet, par exemple – placent certaines d’entre elles au pinacle. On comprend ce culte en écoutant ce disque. On pourrait dire que Ferras allie la musicalité de Perlman et la fragilité de Menuhin. Mais il y a plus : un « je ne sais quoi » magique, le sentiment du temps qui passe, que l’on ressent profondément dans les mouvements lents des deux concertos.
Dans celui de Tchaïkovski, par exemple, où Vengerov est solaire et tzigane, Ferras, tout intérieur, laisse poindre le désespoir et nous amène proches des larmes. Ferras, le dernier des vrais romantiques ?
ARGERICH ET PERLMAN
Deux des plus grands, peut-être les plus grands, pianiste et violoniste d’aujourd’hui en duo : de la rencontre de personnalités aussi affirmées, on pourrait craindre des difficultés d’accord.
En vérité, le miracle se produit et ils nous donnent des pièces de leur disque récent une interprétation lumineuse : de Schumann la très belle 1re Sonate, archétype du romantisme et les trois Fantasiestücke, la Sonate n°4 de Bach, enfin le Scherzo de Brahms écrit pour une étrange Sonate à trois auteurs (avec Schumann et Dietrich)3.
C’est la parfaite fusion, le nec plus ultra de la musique en duo, par deux interprètes d’exception qui, à l’automne de leur carrière, ne songent qu’à servir non leur ego mais la musique.
IAN BOSTRIDGE, ANTONIO PAPPANO
On se souvient de Ian Bostridge en évangéliste de la Passion selon saint Jean aussi bien que dans les chansons de Noël Coward, ténor au timbre reconnaissable entre tous.
Son dernier album avec Antonio Pappano qui a délaissé la baguette pour le piano4, est consacré à des mélodies sur des textes de Shakespeare, avec des musiques d’une extraordinaire diversité : Byrd, Schubert, Britten, Poulenc, Stravinski (avec clarinette et alto), Korngold, et aussi Finzi et des compositeurs moins connus parmi lesquels Johnson (XVIe), Quilter, Gurney, Warlock, Tippett (XXe).
Comme toujours, Bostridge fait preuve d’une expressivité très sophistiquée où chaque mot, et même chaque syllabe, a sa nuance propre. Une atmosphère subtile à la fois de cour du XVIe siècle et de salon du XXe. Une grande leçon d’interprétation. Le volume, très bien fait, contient le texte intégral des chansons, en anglais et en français.
LE TENTETTE DE CLAUDE ABADIE
Notre camarade Claude Abadie (38) anime son ensemble de jazz depuis plus de soixante-dix ans, comme en témoigne Boris Vian, son ancien trompettiste, notamment dans son roman Vercoquin et le Plancton.
Avec le temps, les musiciens de l’orchestre ont changé mais Claude est toujours à la tête de son tentette et écrit des arrangements de plus en plus recherchés. Le volume V de leurs enregistrements5, plus ellingtonien que jamais, est sans conteste le meilleur qu’ils aient produit.
On y trouve des compositions de Billy Strayhorn, dont la première connue, le subtil Lush Life et la dernière, Blood Count ; de Cole Porter, I’ve Got You Under My Skin ; et aussi de Phil Woods et bien sûr du Duke, dont un extrait du célèbre Sucrier Velours et trois pièces du Concert sacré.
On notera de très jolis chorus de trompette, de saxo, de piano et, last but not least, de Claude à la clarinette. Vive Claude Abadie !
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1. 2 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Warner.
3. 1 CD Warner.
4. 1 CD Warner.
5. Envoyer un chèque de 12 € à Claude Abadie, 16, domaine des Hocquettes – 92150 Suresnes.