Des opérateurs aux médiateurs

Dossier : Le MultimédiaMagazine N°550 Décembre 1999
Par Yves PARFAIT (79)

Dans tout l’u­ni­vers du mul­ti­mé­dia, le domaine qui a connu ces der­nières années la crois­sance la plus ful­gu­rante est sans conteste celui de l’In­ter­net et du micro-ordi­na­teur connec­té en réseau.

Selon Cox Tech­no­lo­gie, pour tou­cher 50 mil­lions de foyers US, il a fal­lu trente-huit ans à la radio, treize ans à la télé­vi­sion, dix ans au câble et il n’au­ra fal­lu que cinq ans à l’In­ter­net. En trois ans la France a conquis 6 mil­lions d’in­ter­nautes, pas­se­ra l’an 2000 avec 10 mil­lions et le mar­ché devrait encore dou­bler l’an­née prochaine.

Tous ceux qui en font l’ap­pren­tis­sage mesurent vite com­bien l’u­sage d’In­ter­net modi­fie en pro­fon­deur nos façons de vivre, de tra­vailler, de nous dis­traire, d’entreprendre.

Pour les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions aus­si, l’ir­rup­tion d’In­ter­net a consti­tué une révo­lu­tion pro­fonde tant du fait des enjeux tech­niques que des nou­veaux modèles éco­no­miques qui en ont résulté.

Une croissance de 15 % par mois

Alors que les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions étaient habi­tués à absor­ber une crois­sance en volumes trans­mis de 15 % par an, l’In­ter­net génère des crois­sances de 15 % par mois ! À titre d’exemple le trans­fert qua­si conta­gieux de sons ou de pho­to­gra­phies en pièces jointes des mails (le « web mail ») a entraî­né en un temps record la satu­ra­tion des réseaux de plu­sieurs four­nis­seurs d’ac­cès amé­ri­cains en ce début d’année.

De nou­velles appli­ca­tions appa­raissent : télé­vi­sion sur micro-ordi­na­teur, web camé­ra qui uti­lisent toutes le pro­to­cole IP comme pro­to­cole de com­mu­ni­ca­tion de même que tous les appa­reils élec­tro­mé­na­gers uti­lisent le cou­rant élec­trique banalisé.

Ceci néces­site non seule­ment de rajou­ter équi­pe­ment sur équi­pe­ment, ser­veur sur ser­veur mais aus­si d’aug­men­ter sans cesse les tuyaux. Et l’In­ter­net a hor­reur du vide : à peine une nou­velle capa­ci­té est-elle ins­tal­lée qu’elle est satu­rée. À titre d’exemple, pour assu­rer la crois­sance de Wana­doo, il faut rajou­ter un nou­veau ser­veur de mails toutes les 50 000 nou­velles boîtes à lettres créées soit tous les quinze jours. Il faut éga­le­ment rajou­ter une capa­ci­té de 2Mbits/s (2 mil­lions d’in­for­ma­tions élé­men­taires par seconde) vers l’In­ter­net inter­na­tio­nal toutes les semaines.

Une durée d’utilisation décuplée

L’autre com­po­sante qui change la donne est la durée d’u­ti­li­sa­tion : alors qu’une conver­sa­tion télé­pho­nique dure en moyenne trois minutes, une connexion Inter­net dure en moyenne trente minutes ; dans cer­tains cas elle est même per­ma­nente. Il faut donc revoir toute l’in­gé­nie­rie des réseaux télé­pho­niques tra­di­tion­nels qui étaient dimen­sion­nés selon ces ratios et peuvent se retrou­ver satu­rés si l’on n’y prend garde.

Faire face à ces deux défis (la crois­sance et la durée d’u­sage) néces­site un pro­gramme d’in­ves­tis­se­ment et de reen­gi­nee­ring consi­dé­rable à mener au pas de charge.

Le réseau de transmission

Au cœur du réseau qui est mutua­li­sé pour toutes les appli­ca­tions (ce qu’on appelle le back­bone), l’es­sen­tiel est de dis­po­ser de capa­ci­tés par anti­ci­pa­tion. Les pro­grès remar­quables réa­li­sés en matière de trans­mis­sion sur fibre optique per­mettent de consi­dé­rer le pro­blème comme réso­lu et c’est la vitesse de la lumière qui paraît aujourd’­hui la seule limite aux débits imaginables.

Le CNET a démon­tré récem­ment la pos­si­bi­li­té de trans­mettre plus d’un térabit/s (mille mil­liards d’in­for­ma­tions élé­men­taires soit 100 ency­clo­pé­dies de 28 000 pages par seconde) sur une fibre optique sur une dis­tance de plus de 1 000 kilo­mètres. De telles tech­no­lo­gies sont déployées en France, en Europe et se pro­longent vers les USA à tra­vers une poli­tique active d’in­ves­tis­se­ment dans le domaine des câbles sous-marins. Le tra­fic Inter­net y est main­te­nant supé­rieur au tra­fic téléphonique.

Le réseau local

Reste à accé­der sans embou­teillage et à grande vitesse à ce cœur de réseau. L’in­fra­struc­ture la plus com­mu­né­ment répan­due pour ce faire reste celle du réseau télé­pho­nique qui per­met des débits déjà très confor­tables. Les pro­grès faits par les tech­no­lo­gies de trans­mis­sion sur le cuivre (tech­no­lo­gie dite ADSL) vont per­mettre de trans­por­ter plu­sieurs Mbits/s sur la ligne télé­pho­nique traditionnelle.

Il est désor­mais pos­sible ain­si de trans­por­ter sur les der­niers kilo­mètres du réseau à la fois le télé­phone et l’In­ter­net haut débit. À l’en­trée du cen­tral télé­pho­nique, on dérive l’In­ter­net sur le back­bone Inter­net et on aiguille le télé­phone sur le réseau télé­pho­nique. On peut de cette manière offrir une connexion per­ma­nente et tota­le­ment for­fai­taire à Inter­net, sans immo­bi­li­ser la ligne télé­pho­nique. Cette tech­no­lo­gie valable dans les zones denses à proxi­mi­té des cen­traux sera déployée acti­ve­ment en France dès cette année.

Le câble télé­vi­sé

peut offrir des pos­si­bi­li­tés équi­va­lentes et enfin pour les zones non câblées des solu­tions par satel­lite sont envisageables.

Il faut enfin prendre en compte une voie inat­ten­due d’ac­cès à Inter­net qui est le télé­phone mobile. Là encore les pro­grès réa­li­sés (tech­no­lo­gies dites GPRS et UMTS) per­mettent d’en­vi­sa­ger à court terme ce qui était impen­sable il y a trois ans : le trans­port à haut débit par le réseau mobile de don­nées Inter­net. Il est d’ores et déjà pos­sible « d’é­cou­ter ses mails », il sera pos­sible bien­tôt à par­tir de ter­mi­naux déjà indus­tria­li­sés au Japon de rece­voir sur un écran extra­plat des images ani­mées ou de bran­cher sur son por­table une web­cam. Quand on sait qu’en 2003 il devrait y avoir dans le monde 550 mil­lions de PC mais aus­si 1 mil­liard de mobiles, cela ouvre des perspectives.

En trois ans le pay­sage des réseaux a ain­si pro­fon­dé­ment évo­lué et de manière sou­vent sou­ter­raine l’In­ter­net avec ses com­po­santes fixes à haut débit et mobiles est sor­ti de la chry­sa­lide télé­pho­nique, un réseau qui n’est plus cen­tra­li­sé mais où l’in­tel­li­gence est répar­tie, un réseau qui n’est plus cen­tré sur les lignes ter­mi­nales mais sur les per­sonnes qui vont pou­voir res­ter connec­tées en per­ma­nence quel que soit leur environnement.

Une nouvelle génération de la « Toile »

Mais offrir la « tona­li­té » Inter­net va bien au-delà du simple éta­blis­se­ment d’un appel. L’In­ter­net est une chaîne com­plexe de réseaux inter­con­nec­tés mais aus­si d’ap­pli­ca­tions infor­ma­tiques. Le Web est entré lui-même dans une nou­velle géné­ra­tion qui n’est plus celle du grand livre d’i­mages pla­né­taire que l’on feuillette de site en site mais celle d’un monde d’ob­jets infor­ma­tiques répar­tis capables de trai­ter les requêtes des uti­li­sa­teurs, d’ef­fec­tuer des com­pa­ra­tifs, de four­nir des réponses adap­tées à chaque pro­fil. Après l’ère des « brow­sers », on entre dans celle des « brokers ».

L’o­pé­ra­teur est ain­si ame­né à inter­ve­nir dans des tech­no­lo­gies très com­plexes de base de don­nées répar­ties. C’est le cas par exemple dans les annuaires avec le moteur de recherche Voi­là (www.voilà.fr) qui per­met d’in­dexer plus d’un mil­liard d’a­dresses Inter­net à par­tir de quelques micro-ordi­na­teurs, mais aus­si de lan­cer des requêtes de com­pa­rai­son de pro­duits ou de petites annonces.

Le métier des entre­prises de télé­com­mu­ni­ca­tion évo­lue ain­si natu­rel­le­ment d’un rôle d’o­pé­ra­teur à un rôle de médiateur.

D’une manière un peu para­doxale, jamais n’a-t-on autant par­lé de « dés­in­ter­mé­dia­tion » qu’a­vec l’In­ter­net, et jamais n’a-t-on vu autant d’in­ter­mé­diaires apparaître.

C’est que tout le monde a sen­ti la force de la rela­tion per­son­nelle inter­ac­tive qu’il est pos­sible de consti­tuer entre un site web mul­ti­mé­dia et un client.

De plus la vitesse de consti­tu­tion de bases de don­nées clients sur le Web est tout à fait spec­ta­cu­laire. Il a fal­lu ain­si douze ans à AOL pour conqué­rir 12 mil­lions de clients, quatre ans à Yahoo et seule­ment dix-huit mois à la Socié­té Mira­bi­lis qui avait créé ICQ.

De nouvelles approches commerciales

Enfin à la dif­fé­rence du monde réel où l’on doit gérer des contraintes phy­siques : on peut dif­fi­ci­le­ment venir construire une bou­lan­ge­rie exac­te­ment sur le trot­toir du bou­lan­ger concur­rent exis­tant dans la rue ; il est très facile sur le Web de créer un site et de faire connaître son adresse web per­met­tant à tout uti­li­sa­teur en un clic de sou­ris d’y accé­der et de se détour­ner du concurrent.

Certes, la pos­ses­sion d’une adresse et d’un compte de fac­tu­ra­tion de quel­qu’un avec sa date de nais­sance et ses hob­bys pré­fé­rés ne vous auto­rise pas à deve­nir du jour au len­de­main une cen­trale d’a­chat mais la pro­messe de valeur se situe sans conteste là.

C’est ce qui explique la bataille effré­née pour consti­tuer ces bases et contrô­ler les places de pas­sage sur l’In­ter­net. Depuis l’é­cran du micro-ordi­na­teur, jus­qu’au site mar­chand final en pas­sant par celui du logi­ciel de navi­ga­tion, celui du four­nis­seur d’ac­cès, celui du por­tail de recherche, celui du site com­pa­ra­tif de pro­duits, c’est une véri­table gale­rie des glaces qui s’ouvre devant l’in­ter­naute et qui lui ren­voie son image diffractée.

Chaque niveau se veut plus attrayant que le voi­sin et veut « l’en­cap­su­ler » et pour cela mise sur l’in­ves­tis­se­ment en com­mu­ni­ca­tion autour de sa marque et la gra­tui­té : logi­ciels de navi­ga­tion gra­tuits asso­ciés aux logi­ciels d’ex­ploi­ta­tion, PC gra­tuits mais inclus dans les offres de four­nis­seurs d’ac­cès ; com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques gra­tuites mais incor­po­rées dans l’ac­cès Inter­net, Inter­net gra­tuit mais incor­po­ré dans le télé­phone, publi­ci­té gra­tuite en échange de l’ac­cès, voi­tures moins chères en échange de l’au­dience, etc.

Cha­cun de proche en proche se livre à des inves­tis­se­ments consi­dé­rables pour pro­té­ger sa base ins­tal­lée ou conqué­rir de nou­veaux clients et la Bourse ferme la boucle en valo­ri­sant ces espoirs de valeur par­fois jus­qu’à quinze fois les pertes des socié­tés concernées !

Tout ceci n’est-il alors qu’une hal­lu­ci­na­tion col­lec­tive et un châ­teau de cartes qui s’ef­fon­dre­ra comme celui de Lewis Car­roll ? Ou est-ce sim­ple­ment une redis­tri­bu­tion des cartes ren­due pos­sible par les nou­veaux jeux intro­duits dans la chaîne de la valeur ?

Une nouvelle forme d’industrie

Ce qui est à peu près cer­tain, c’est que l’In­ter­net ne fait pas dis­pa­raître non plus com­plè­te­ment le monde réel et ses contraintes. On peut com­man­der des piz­zas chaudes par le Web mais il faut encore (du moins pen­dant quelques années) les faire livrer à domi­cile avec une flotte de Smi­cards en moby­lettes pas trop éloi­gnés de leur base.

On ne peut non plus dura­ble­ment vendre à perte.

Les excur­sions hors de ses métiers de base sont donc ris­quées mais on est aus­si à la mer­ci de quel­qu’un qui vous dés­in­ter­mé­die­ra en vous ache­tant en gros une pres­ta­tion qu’il fera per­ce­voir au client final comme une banale com­mo­di­té. Avec un bon sys­tème d’in­for­ma­tion et un inves­tis­se­ment en com­mu­ni­ca­tion fort et en sous-trai­tant toutes les com­po­santes d’une acti­vi­té (pro­duc­tion, logis­tique, etc.) c’est tout à fait possible.

Si la « gra­tui­té » qui inquiète d’ailleurs le consom­ma­teur n’est pas durable, en revanche la pres­sion sur les marges en cas­cade per­du­re­ra. On peut donc être ten­té de ver­ti­ca­li­ser en inté­grant à sa pres­ta­tion le maxi­mum de ser­vices au-delà de son ter­ri­toire réser­vé ou à s’ho­ri­zon­ta­li­ser au maximum.

Mais ce qui est sûr c’est que l’on fran­chit une nou­velle étape de l’in­dus­trie où la dif­fé­ren­cia­tion par le ser­vice ne suf­fit plus car le ser­vice est deve­nu aus­si une com­mo­di­té et où ce qui sera déter­mi­nant sera la capa­ci­té à ani­mer la com­mu­nau­té de ses clients, de ses four­nis­seurs et de son per­son­nel et à les mettre en relation.

Et les opérateurs ?

Les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions n’é­chappent pas à cette règle et ils doivent faire face aux défis évo­qués plus haut de la crois­sance effré­née de l’In­ter­net tout en recom­po­sant leur busi­ness model sur tous les maillons de la chaîne où ils sont mis en concur­rence. Il leur faut repen­ser le modèle de la valeur du télé­phone fac­tu­ré à la durée et à la dis­tance et le recom­po­ser dans un modèle de la mise en rela­tion géné­ra­li­sée. Ils subissent eux aus­si l’ir­rup­tion de nou­veaux entrants bra­dant tem­po­rai­re­ment leurs pres­ta­tions pour acqué­rir des parts de marché.

Mais leur force réside dans le lien de confiance qu’ils ont tis­sé avec leurs clients au quo­ti­dien (9 mil­lions de contacts au ser­vice clients de Wana­doo en l’an 2000). Les clients se tournent natu­rel­le­ment vers leur four­nis­seur d’ac­cès, parce qu’il est le pre­mier avec lequel ils entrent en contact, pour qu’il les guide dans leur décou­verte de ce monde nou­veau, qu’il les aide à maî­tri­ser les nou­veaux logi­ciels qu’ils vont ins­tal­ler sur leur micro-ordi­na­teur (35 % des appels à la hot line Wana­doo), qu’il les mette en rela­tion dans les meilleures condi­tions pos­sibles avec les autres inter­nautes, qu’il leur per­mette aus­si d’exis­ter sur Inter­net avec leur propre repré­sen­ta­tion per­son­nelle (page per­son­nelle pour les par­ti­cu­liers, cyber­bou­tique pour les entreprises).

Ce lien de proxi­mi­té à visage humain est essen­tiel car l’In­ter­net n’est pas une révo­lu­tion qui vient d’en haut, c’est un modèle hori­zon­tal qui se pro­page de proche en proche ; il remet la per­sonne au centre et les pro­jets per­son­nels au centre ; c’est cela sa force c’est ce qui en fait sa valeur incon­tes­table et donc sa pérennité.

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