Des opérateurs aux médiateurs
Dans tout l’univers du multimédia, le domaine qui a connu ces dernières années la croissance la plus fulgurante est sans conteste celui de l’Internet et du micro-ordinateur connecté en réseau.
Selon Cox Technologie, pour toucher 50 millions de foyers US, il a fallu trente-huit ans à la radio, treize ans à la télévision, dix ans au câble et il n’aura fallu que cinq ans à l’Internet. En trois ans la France a conquis 6 millions d’internautes, passera l’an 2000 avec 10 millions et le marché devrait encore doubler l’année prochaine.
Tous ceux qui en font l’apprentissage mesurent vite combien l’usage d’Internet modifie en profondeur nos façons de vivre, de travailler, de nous distraire, d’entreprendre.
Pour les opérateurs de télécommunications aussi, l’irruption d’Internet a constitué une révolution profonde tant du fait des enjeux techniques que des nouveaux modèles économiques qui en ont résulté.
Une croissance de 15 % par mois
Alors que les opérateurs de télécommunications étaient habitués à absorber une croissance en volumes transmis de 15 % par an, l’Internet génère des croissances de 15 % par mois ! À titre d’exemple le transfert quasi contagieux de sons ou de photographies en pièces jointes des mails (le « web mail ») a entraîné en un temps record la saturation des réseaux de plusieurs fournisseurs d’accès américains en ce début d’année.
De nouvelles applications apparaissent : télévision sur micro-ordinateur, web caméra qui utilisent toutes le protocole IP comme protocole de communication de même que tous les appareils électroménagers utilisent le courant électrique banalisé.
Ceci nécessite non seulement de rajouter équipement sur équipement, serveur sur serveur mais aussi d’augmenter sans cesse les tuyaux. Et l’Internet a horreur du vide : à peine une nouvelle capacité est-elle installée qu’elle est saturée. À titre d’exemple, pour assurer la croissance de Wanadoo, il faut rajouter un nouveau serveur de mails toutes les 50 000 nouvelles boîtes à lettres créées soit tous les quinze jours. Il faut également rajouter une capacité de 2Mbits/s (2 millions d’informations élémentaires par seconde) vers l’Internet international toutes les semaines.
Une durée d’utilisation décuplée
L’autre composante qui change la donne est la durée d’utilisation : alors qu’une conversation téléphonique dure en moyenne trois minutes, une connexion Internet dure en moyenne trente minutes ; dans certains cas elle est même permanente. Il faut donc revoir toute l’ingénierie des réseaux téléphoniques traditionnels qui étaient dimensionnés selon ces ratios et peuvent se retrouver saturés si l’on n’y prend garde.
Faire face à ces deux défis (la croissance et la durée d’usage) nécessite un programme d’investissement et de reengineering considérable à mener au pas de charge.
Le réseau de transmission
Au cœur du réseau qui est mutualisé pour toutes les applications (ce qu’on appelle le backbone), l’essentiel est de disposer de capacités par anticipation. Les progrès remarquables réalisés en matière de transmission sur fibre optique permettent de considérer le problème comme résolu et c’est la vitesse de la lumière qui paraît aujourd’hui la seule limite aux débits imaginables.
Le CNET a démontré récemment la possibilité de transmettre plus d’un térabit/s (mille milliards d’informations élémentaires soit 100 encyclopédies de 28 000 pages par seconde) sur une fibre optique sur une distance de plus de 1 000 kilomètres. De telles technologies sont déployées en France, en Europe et se prolongent vers les USA à travers une politique active d’investissement dans le domaine des câbles sous-marins. Le trafic Internet y est maintenant supérieur au trafic téléphonique.
Le réseau local
Reste à accéder sans embouteillage et à grande vitesse à ce cœur de réseau. L’infrastructure la plus communément répandue pour ce faire reste celle du réseau téléphonique qui permet des débits déjà très confortables. Les progrès faits par les technologies de transmission sur le cuivre (technologie dite ADSL) vont permettre de transporter plusieurs Mbits/s sur la ligne téléphonique traditionnelle.
Il est désormais possible ainsi de transporter sur les derniers kilomètres du réseau à la fois le téléphone et l’Internet haut débit. À l’entrée du central téléphonique, on dérive l’Internet sur le backbone Internet et on aiguille le téléphone sur le réseau téléphonique. On peut de cette manière offrir une connexion permanente et totalement forfaitaire à Internet, sans immobiliser la ligne téléphonique. Cette technologie valable dans les zones denses à proximité des centraux sera déployée activement en France dès cette année.
Le câble télévisé
peut offrir des possibilités équivalentes et enfin pour les zones non câblées des solutions par satellite sont envisageables.
Il faut enfin prendre en compte une voie inattendue d’accès à Internet qui est le téléphone mobile. Là encore les progrès réalisés (technologies dites GPRS et UMTS) permettent d’envisager à court terme ce qui était impensable il y a trois ans : le transport à haut débit par le réseau mobile de données Internet. Il est d’ores et déjà possible « d’écouter ses mails », il sera possible bientôt à partir de terminaux déjà industrialisés au Japon de recevoir sur un écran extraplat des images animées ou de brancher sur son portable une webcam. Quand on sait qu’en 2003 il devrait y avoir dans le monde 550 millions de PC mais aussi 1 milliard de mobiles, cela ouvre des perspectives.
En trois ans le paysage des réseaux a ainsi profondément évolué et de manière souvent souterraine l’Internet avec ses composantes fixes à haut débit et mobiles est sorti de la chrysalide téléphonique, un réseau qui n’est plus centralisé mais où l’intelligence est répartie, un réseau qui n’est plus centré sur les lignes terminales mais sur les personnes qui vont pouvoir rester connectées en permanence quel que soit leur environnement.
Une nouvelle génération de la « Toile »
Mais offrir la « tonalité » Internet va bien au-delà du simple établissement d’un appel. L’Internet est une chaîne complexe de réseaux interconnectés mais aussi d’applications informatiques. Le Web est entré lui-même dans une nouvelle génération qui n’est plus celle du grand livre d’images planétaire que l’on feuillette de site en site mais celle d’un monde d’objets informatiques répartis capables de traiter les requêtes des utilisateurs, d’effectuer des comparatifs, de fournir des réponses adaptées à chaque profil. Après l’ère des « browsers », on entre dans celle des « brokers ».
L’opérateur est ainsi amené à intervenir dans des technologies très complexes de base de données réparties. C’est le cas par exemple dans les annuaires avec le moteur de recherche Voilà (www.voilà.fr) qui permet d’indexer plus d’un milliard d’adresses Internet à partir de quelques micro-ordinateurs, mais aussi de lancer des requêtes de comparaison de produits ou de petites annonces.
Le métier des entreprises de télécommunication évolue ainsi naturellement d’un rôle d’opérateur à un rôle de médiateur.
D’une manière un peu paradoxale, jamais n’a-t-on autant parlé de « désintermédiation » qu’avec l’Internet, et jamais n’a-t-on vu autant d’intermédiaires apparaître.
C’est que tout le monde a senti la force de la relation personnelle interactive qu’il est possible de constituer entre un site web multimédia et un client.
De plus la vitesse de constitution de bases de données clients sur le Web est tout à fait spectaculaire. Il a fallu ainsi douze ans à AOL pour conquérir 12 millions de clients, quatre ans à Yahoo et seulement dix-huit mois à la Société Mirabilis qui avait créé ICQ.
De nouvelles approches commerciales
Enfin à la différence du monde réel où l’on doit gérer des contraintes physiques : on peut difficilement venir construire une boulangerie exactement sur le trottoir du boulanger concurrent existant dans la rue ; il est très facile sur le Web de créer un site et de faire connaître son adresse web permettant à tout utilisateur en un clic de souris d’y accéder et de se détourner du concurrent.
Certes, la possession d’une adresse et d’un compte de facturation de quelqu’un avec sa date de naissance et ses hobbys préférés ne vous autorise pas à devenir du jour au lendemain une centrale d’achat mais la promesse de valeur se situe sans conteste là.
C’est ce qui explique la bataille effrénée pour constituer ces bases et contrôler les places de passage sur l’Internet. Depuis l’écran du micro-ordinateur, jusqu’au site marchand final en passant par celui du logiciel de navigation, celui du fournisseur d’accès, celui du portail de recherche, celui du site comparatif de produits, c’est une véritable galerie des glaces qui s’ouvre devant l’internaute et qui lui renvoie son image diffractée.
Chaque niveau se veut plus attrayant que le voisin et veut « l’encapsuler » et pour cela mise sur l’investissement en communication autour de sa marque et la gratuité : logiciels de navigation gratuits associés aux logiciels d’exploitation, PC gratuits mais inclus dans les offres de fournisseurs d’accès ; communications téléphoniques gratuites mais incorporées dans l’accès Internet, Internet gratuit mais incorporé dans le téléphone, publicité gratuite en échange de l’accès, voitures moins chères en échange de l’audience, etc.
Chacun de proche en proche se livre à des investissements considérables pour protéger sa base installée ou conquérir de nouveaux clients et la Bourse ferme la boucle en valorisant ces espoirs de valeur parfois jusqu’à quinze fois les pertes des sociétés concernées !
Tout ceci n’est-il alors qu’une hallucination collective et un château de cartes qui s’effondrera comme celui de Lewis Carroll ? Ou est-ce simplement une redistribution des cartes rendue possible par les nouveaux jeux introduits dans la chaîne de la valeur ?
Une nouvelle forme d’industrie
Ce qui est à peu près certain, c’est que l’Internet ne fait pas disparaître non plus complètement le monde réel et ses contraintes. On peut commander des pizzas chaudes par le Web mais il faut encore (du moins pendant quelques années) les faire livrer à domicile avec une flotte de Smicards en mobylettes pas trop éloignés de leur base.
On ne peut non plus durablement vendre à perte.
Les excursions hors de ses métiers de base sont donc risquées mais on est aussi à la merci de quelqu’un qui vous désintermédiera en vous achetant en gros une prestation qu’il fera percevoir au client final comme une banale commodité. Avec un bon système d’information et un investissement en communication fort et en sous-traitant toutes les composantes d’une activité (production, logistique, etc.) c’est tout à fait possible.
Si la « gratuité » qui inquiète d’ailleurs le consommateur n’est pas durable, en revanche la pression sur les marges en cascade perdurera. On peut donc être tenté de verticaliser en intégrant à sa prestation le maximum de services au-delà de son territoire réservé ou à s’horizontaliser au maximum.
Mais ce qui est sûr c’est que l’on franchit une nouvelle étape de l’industrie où la différenciation par le service ne suffit plus car le service est devenu aussi une commodité et où ce qui sera déterminant sera la capacité à animer la communauté de ses clients, de ses fournisseurs et de son personnel et à les mettre en relation.
Et les opérateurs ?
Les opérateurs de télécommunications n’échappent pas à cette règle et ils doivent faire face aux défis évoqués plus haut de la croissance effrénée de l’Internet tout en recomposant leur business model sur tous les maillons de la chaîne où ils sont mis en concurrence. Il leur faut repenser le modèle de la valeur du téléphone facturé à la durée et à la distance et le recomposer dans un modèle de la mise en relation généralisée. Ils subissent eux aussi l’irruption de nouveaux entrants bradant temporairement leurs prestations pour acquérir des parts de marché.
Mais leur force réside dans le lien de confiance qu’ils ont tissé avec leurs clients au quotidien (9 millions de contacts au service clients de Wanadoo en l’an 2000). Les clients se tournent naturellement vers leur fournisseur d’accès, parce qu’il est le premier avec lequel ils entrent en contact, pour qu’il les guide dans leur découverte de ce monde nouveau, qu’il les aide à maîtriser les nouveaux logiciels qu’ils vont installer sur leur micro-ordinateur (35 % des appels à la hot line Wanadoo), qu’il les mette en relation dans les meilleures conditions possibles avec les autres internautes, qu’il leur permette aussi d’exister sur Internet avec leur propre représentation personnelle (page personnelle pour les particuliers, cyberboutique pour les entreprises).
Ce lien de proximité à visage humain est essentiel car l’Internet n’est pas une révolution qui vient d’en haut, c’est un modèle horizontal qui se propage de proche en proche ; il remet la personne au centre et les projets personnels au centre ; c’est cela sa force c’est ce qui en fait sa valeur incontestable et donc sa pérennité.