Des polytechniciens au cœur d’une expédition australe
En 1800 le capitaine de vaisseau Baudin est chargé par Bonaparte de diriger une expédition scientifique de découvertes en Australie, avec un état-major d’une vingtaine de savants de toutes disciplines, dont six polytechniciens. Au prix de grands risques et de grands efforts, de nombreux morts et malades, de nombreuses désertions, la moisson des résultats est exceptionnelle.
« Je n’ai pas appris la mer dans les écoles, ni la science naturelle dans les laboratoires. J’ai traversé les océans sur des navires marchands, et je suis allé ramasser moi-même des plantes aux Amériques et en Nouvelle-Hollande. » (Nicolas Baudin)
En octobre 1800, le Géographe et le Naturaliste quittent Le Havre pour la plus vaste expédition d’exploration scientifique jamais organisée. Objectif, la Nouvelle-Hollande (connue maintenant sous le nom d’Australie) aux rivages encore presque inconnus, dont les précédents explorateurs Cook et d’Entrecasteaux n’ont qu’à peine étudié la flore et la faune, pour ne pas parler des habitants. L’Institut national et le jeune Muséum national d’histoire naturelle ont poussé à l’organisation de ce voyage et y ont rallié le Premier consul.
Le ministère de la Marine fixe comme objectif de « faire reconnaître avec détail les côtes du sud-ouest, de l’ouest et du nord de la Nouvelle-Hollande, dont quelques-unes sont encore entièrement inconnues et d’autres ne sont connues qu’imparfaitement » et de visiter « exactement » la côte orientale de l’île Van Diemen (Tasmanie). Après les échecs de Cook et Vancouver pour gagner l’Extrême-Orient par le passage du nord-ouest et les difficultés opposées aux navigateurs par la route à contre-mousson pour atteindre la Chine, l’intérêt s’est porté sur le contournement par le sud de l’Australie pour se rendre à Canton. C’est dire l’importance des parages sud de l’Australie et de la Tasmanie, où Baudin est chargé de s’informer minutieusement des implantations anglaises dans la région.
Un état-major trié sur le volet
Les officiers, officiers mariniers et équipages ont été choisis avec un soin extrême, de même que vingt-quatre savants civils : deux astronomes, deux géographes, deux minéralogistes, cinq zoologistes, trois botanistes, cinq artistes chargés de constituer un véritable reportage sur les pays visités et cinq jardiniers. De cet état-major d’une soixantaine de personnes se détachent particulièrement les deux frères officiers Louis et Henri de Freycinet, Pierre-François Bernier, astronome, mort en campagne, Jean-Baptiste Leschenault, botaniste, Charles Lesueur, peintre d’histoire naturelle, François Péron, zoologiste et médecin, élève de Cuvier, François-Michel Ronsard, officier du génie maritime. On y repère six jeunes gens des toutes premières promotions de « l’École centrale des travaux publics », officiellement créée le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794) et renommée « École polytechnique » un an plus tard.
Deux ingénieurs géographes Boullanger et Faure
En cette dernière année d’un siècle qui s’achève, la jeune communauté scientifique parisienne ne parle que des préparatifs de cette nouvelle expédition qui vient d’obtenir l’aval de Bonaparte, lui-même de retour d’Égypte. Les places y sont extrêmement recherchées et certains font intervenir leurs relations auprès du Premier consul. L’École des géographes, créée par la loi du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) et l’arrêté du 10 thermidor an IV (28 juillet 1796) comme « école d’application » de l’École polytechnique, a ouvert ses portes au printemps 1797 et sa première promotion sort deux ans plus tard ; associée à l’École nationale aérostatique, elle est dirigée par Prony. Le minéralogiste Lelièvre, membre de l’Institut comme Prony et comme lui également membre du premier Conseil de perfectionnement de l’École polytechnique, a la responsabilité de sélectionner les deux géographes de l’expédition ; il retient les noms de Charles-Pierre Boullanger (X1794) et Pierre Faure (X1795).
Un minéralogiste débutant Bailly
Plus surprenant est le choix de Joseph Charles Bailly (X1796), retenu comme minéralogiste pour épauler Louis Depuch, diplômé de l’École des mines de Paris avec comme professeur Dolomieu, membre de l’Institut. Bailly, qui a tenté l’artillerie, se retrouve en effet en mai 1800 dans le service des arts et manufactures, un service choisi par trois élèves de sa promotion 1796, dont Berthollet, le fils unique du chimiste, l’un des pères fondateurs de l’École, revenu d’Égypte avec Bonaparte et Monge. Bailly lui aurait-il demandé une intervention de son père auprès du Premier consul ?
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Un aspirant de marine Maurouard
Comment faire encore partie du voyage s’interroge Jean-Marie Maurouard (X1795), lorsque l’on a postulé en tant que géographe diplômé et que l’on vient de voir sa candidature définitivement écartée ? Ses espoirs sont douchés, sa déception sans doute immense, pour lui faire accepter d’être retenu par Baudin, commandant du Géographe, dans la liste des aides-timoniers, ce qui ne correspond pas vraiment au corps des ingénieurs qu’il a choisi, mais ce qui lui permet plus sûrement de tenir coûte que coûte le voyage dont il rêve. Comme avant lui son ancien Charles Moreau (X1794), Maurouard entame une nouvelle carrière d’officier de marine, qu’il commence comme lui au bas de l’échelle.
Un deuxième Moreau
Mais c’est à une toute autre expédition que songe Moreau lorsqu’il s’engage à vingt-deux ans, comme simple matelot, laissant à Paris une jeune épouse de seize ans, enceinte d’un fils qui naîtra en juillet 1799. À sa sortie de l’École en 1797, Moreau enseigne les mathématiques. Il n’a qu’un regret, une obsession : l’île de Saint-Domingue, où il est né, qu’il a quittée à quatorze ans pour des études à Bordeaux, n’est plus libre depuis les révoltes d’esclaves de 1793, suivies de l’abolition de l’esclavage généralisée à l’ensemble des colonies françaises par la Convention six mois plus tard. L’expédition à laquelle il pense aura bien lieu en 1801, sous les ordres du général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, avec pour mission de démettre Toussaint-Louverture, nommé par la France gouverneur général à vie de Saint-Domingue, et de rétablir l’esclavage.
Entre-temps, l’aspirant Moreau, sans doute le premier polytechnicien officier de marine, a été désigné en 1800 pour faire partie de l’état-major du Naturaliste sous les ordres du capitaine de frégate Hamelin. Baudin le promeut enseigne de vaisseau à Timor, nomination confirmée en 1803 au retour de la mission. Bonaparte projette alors de mener l’invasion de l’Angleterre et tout le pays se mobilise pour armer la flotte de l’armée d’Angleterre. Les élèves de l’École polytechnique entendent participer à cet effort de la patrie. Ils se cotisent, construisent et arment à leurs frais une chaloupe canonnière, La Polytechnique, placée sous le commandement de leur ancien, Moreau, qui la conduit de Paris au camp de Boulogne.
Et un troisième Bougainville bon sang ne saurait mentir
Hyacinthe de Bougainville (X1799) rejoint pareillement l’état-major du Géographe. Il n’a pas encore dix-huit ans quand il est reçu à l’École polytechnique en novembre 1799. Huit mois plus tard il en donne sa démission qui s’accompagne d’une nomination simultanée au grade d’aspirant de marine.
Mieux, Bougainville peut même s’honorer du titre d’ancien élève que lui confère Fourcy, bibliothécaire et secrétaire du Conseil d’administration de l’École polytechnique (1818−1842), qui le premier a proposé une liste générale des anciens élèves en précisant : « Il n’est pas douteux qu’une liste générale des anciens élèves de l’École polytechnique ne soit agréable à ceux qui peuvent s’honorer de ce titre ! » Est-ce une heureuse coïncidence si le père de ce jeune aspirant, futur amiral, est précisément Louis Antoine de Bougainville, ci-devant officier de marine, navigateur, explorateur, écrivain, qui a mené en tant que capitaine, de 1766 à 1769, le premier tour du monde officiel français et fait partie de la commission des sommités scientifiques chargées de préparer les instructions du voyage ?
Un début de périple laborieux jusqu’à destination
Avant le départ, l’astronome Bernier visite les deux corvettes et note : « Je crois que le voyage sera fort agréable ; l’union la plus intime règne entre les officiers, les astronomes, les botanistes, les minéralogistes, les zoologistes, les géographes, les aspirants, les élèves, les jardiniers : nous sommes tous de jeunes gens ; nous avons tous le même zèle. » Le 19 octobre 1800 les deux corvettes, le Géographe et le Naturaliste, appareillent et, après escale aux Canaries, arrivent quatre mois plus tard à l’île de France (Maurice).
Le retard accumulé contribue à la détérioration de l’atmosphère à bord, qui se solde par le débarquement de dix savants et la désertion de vingt et un hommes d’équipage. De plus, les magasins de la colonie sont presque vides, en raison de la guerre avec l’Angleterre. L’équipage doit se contenter désormais d’un mauvais tafia de l’île et de biscuits et salaisons avariées. L’expédition repart en avril 1801 dans une atmosphère d’autant plus détestable que Baudin refuse de dévoiler ses intentions pour la suite du voyage. Après une traversée sans incident de l’océan Indien, l’expédition arrive en vue des côtes australiennes et atterrit le 27 mai au cap Leeuwin. L’expédition peut enfin commencer sa découverte des terres australes.
Puis des difficultés qui s’accumulent
Baudin trouve la saison trop avancée pour l’exécution du programme prescrit et décide d’entreprendre sans délai l’hydrographie de la côte nord-ouest, en remontant vers le nord. L’expédition se retrouve en septembre 1801 à Kupang (Timor), qu’elle quitte le 13 novembre pour contourner l’Australie par l’ouest et le sud et arriver sans escale le 13 janvier 1802 en Tasmanie. De sérieux travaux hydrographiques y sont entrepris au sud-est de l’île. Les corvettes remontent ensuite le long de la côte orientale pour se retrouver à la fin du mois de juin 1802 à Port Jackson (Sydney), où elles stationnent près de cinq mois.
Compte tenu de la réduction des équipages, pour cause de mort ou de maladie, Baudin décide de rapatrier le Naturaliste, pour faire découvrir les premières cargaisons végétales et animales, et de lui substituer le Casuarina sous les ordres de Louis de Freycinet. L’expédition se termine pour le Naturaliste le 7 juin 1803 au Havre, après une campagne de trente-deux mois. Une façon très habile pour le commandant de se débarrasser de ses ennemis et mécontents en les renvoyant sur le premier navire. Dans son journal de bord, il avoue regretter de ne pas avoir réussi, faute de place, à y loger plus de monde.
L’expédition se poursuit pour les autres. Baudin meurt de phtisie le 16 septembre 1803 à l’île de France (Maurice) où Milius, ex-commandant en second du Naturaliste, laissé malade à Port Jackson en 1802, lui succède le 29 septembre. L’expédition s’achève à Lorient, le 25 mars 1804, après une campagne de quarante-deux mois et un périple de 63 000 milles.
Mais de nombreuses publications au retour
La première édition du Voyage de découvertes aux terres australes est publiée par François Péron en 1807. Elle s’appuie sur les journaux d’autres participants tels que Leschenault et comporte même deux chapitres entiers rédigés par Louis de Freycinet lequel, installé sur le Naturaliste, a assisté à des événements que les savants du Géographe ont manqués.
“L’objectif de reconnaissance est objectivement atteint par l’expédition Baudin.”
Péron prévoyait de faire suivre ce premier volume de plusieurs autres textes, notamment d’un ouvrage consacré à la seule zoologie, science à laquelle il n’a cessé de s’adonner depuis son retour. Cependant, la maladie le contraint à renoncer et le Voyage n’est plus augmenté que par les productions des autres participants revenus vivants, à commencer par un atlas contenant des illustrations de Lesueur et Petit en 1811. Puis en 1815, alors que Péron est mort depuis longtemps, Freycinet le complète encore d’une partie consacrée à la navigation, dans laquelle il exploite lui aussi le contenu des journaux tenus par d’autres participants : Nicolas Baudin lui-même, mais aussi Bailly, Montbazin, Boullanger, Breton, Faure, son frère Henri, Hamelin, Leschenault, Ransonnet et Ronsard. Mais le résultat est boiteux, car Péron a rédigé son passage avant que les meilleures cartes n’aient été dessinées, et Freycinet s’emploie donc à corriger les erreurs qui restent.
Les changements sont suffisamment importants pour reconnaître au Britannique Matthew Flinders la primauté de certaines découvertes géographiques en Australie dont la paternité était jusqu’alors incertaine, les deux pays s’en disputant la primauté. Les contextes politique, économique et intellectuel ne sont guère favorables à la publication de ce volume en 1815 : Napoléon Ier, qui a commandité l’expédition, est vaincu militairement et la France traverse une grave crise politique, alors qu’en 1814 Flinders a publié A Voyage to Terra Australis et que l’Angleterre a repris la maîtrise des mers.
Et au final un bilan très positif
L’objectif de reconnaissance des côtes du sud-ouest et de l’ouest de la Nouvelle-Hollande et de la côte orientale de la Tasmanie est objectivement atteint par l’expédition Baudin, du moins dans ses grandes lignes. Les expéditions de Baudin et Flinders achèvent la cartographie d’ensemble du continent austral. Cet achèvement, un peu ignoré, résulte côté français en bonne partie du travail de Boullanger et Faure, en collaboration avec l’astronome Bernier, les frères Freycinet et d’autres officiers comme Ransonnet.
Les Français savent désormais à qui ils doivent l’introduction sur leur territoire du mimosa doré et de l’eucalyptus, d’abord plantés par l’impératrice Joséphine à la Malmaison. Les oiseaux et des animaux de toute sorte ont commencé alors à enrichir le jardin du parc de la Malmaison, où on leur a permis d’errer librement. À cette époque, la femme de l’Empereur avait dans sa propriété des kangourous, des émeus, des cygnes noirs célèbres dans toute l’Europe. Les Australiens comprennent pourquoi, alors qu’on leur a souvent caché l’existence de ces découvreurs, tant de noms français, dont ceux des six polytechniciens de l’expédition, parsèment leurs côtes, au point que l’universitaire australien Leslie Ronald Marchant a pu titrer France Australe l’ouvrage consacré aux origines de l’Australie occidentale.
Pour en savoir plus :
Bulletin de la SabiX n° 69, 2022 « Des polytechniciens au cœur d’une expédition australe »
En illustration : L’exemplaire du Voyage de découvertes aux terres australes conservé à l’École polytechnique.