Des Polytechniciens au Japon au siècle dernier
L’année 1997 est l’année de l’amitié entre la France et le Japon. C’est une bonne occasion pour rappeler la part que les polytechniciens ont prise, au siècle dernier, à la modernisation du Japon, et en particulier de son armée de terre.
Jusqu’en 1854, le Japon vivait dans un isolement quasi total par rapport au reste du monde. Il avait à sa tête un empereur (Mikado), résidant à Kyoto, n’ayant aucun pouvoir.
Le gouvernement était assuré par un « Shogun » (chef de gouvernement ayant les pleins pouvoirs), résidant à Edo (actuel Tokyo). La société était du type féodal.
Cet isolement a été bouleversé par l’arrivée, en 1854, d’une escadre américaine commandée par l’amiral Perry. Les demandes d’ouverture qu’il formulait ont déclenché une crise entre les tenants de l’ouverture et ceux de « Sonnô-jôi » (dévotion à l’empereur, expulsion des étrangers). Le Shogun, à cette époque, se rend compte de la nécessité de disposer d’une armée plus efficace, plus « moderne ». Le représentant de la France au Japon, Léon Roches, sait le persuader de s’adresser, dans ce but, à la France.
La salle de Louis Kreitmann à l’X en 1871–1872. ARCHIVES DE LA FAMILLE KREITMANN
La première mission militaire française au Japon arrive à Yokohama le 13 janvier 1867. Elle comprend six officiers, dont deux polytechniciens, les lieutenants Brunet, promo 1859, artilleur, et Jourdan, promo 1861, sapeur. De graves désordres étant survenus en 1868, le Mikado décide de reprendre la totalité des pouvoirs et de supprimer le système shogunal. Ce changement de régime est désigné sous le nom de « Restauration de Meiji ». La mission militaire française, création du shogunat, est renvoyée en France. Elle quitte le Japon en octobre 1868.
En 1872, le gouvernement « Meiji » décide la création d’une armée populaire et institue le service militaire universel. Mais les cadres lui font cruellement défaut. Pour les former, il fait de nouveau appel à la France. L’acte constitutif de cette deuxième mission militaire française est signé à Paris le 9 mars 1872. La mission, composée de six officiers et dix sous-officiers et hommes de troupe, quitte Marseille le 31 mars 1872 et débarque à Yokohama le 17 mai 1872. Elle fonctionnera pendant huit ans.
Sept polytechniciens en feront partie : le lieutenant-colonel Munier, promo 1843, chef de la mission – le capitaine Jourdan, promo 1861, sapeur, déjà membre de la première mission – le capitaine Orcel, promo 1863, artilleur – le capitaine Vieillard, promo 1864, sapeur – le lieutenant Kreitmann, promo 1870, sapeur – le lieutenant Chalvet, promo 1870, artilleur – le lieutenant Galopin, promo 1871, sapeur.
À leur arrivée à Yokohama, les Français sont accueillis par le capitaine Dubousquet, membre de la première mission, qui avait démissionné de l’armée pour pouvoir épouser une Japonaise, et qui avait été embauché comme conseiller technique par le gouvernement japonais. Ils retrouvent également quatre anciens sous-officiers de la première mission, qui avaient choisi de rester au Japon.
Dès sa descente du bateau à Yokohama, la mission est dirigée sur Yeddo (rebaptisée « Tokyo » en 1868, mais jusqu’en 1876 le nom de Yeddo était le plus souvent utilisé). Elle est installée dans une des plus belles habitations de Yeddo, le palais du prince Kamenon Kami.
Ce prince, régent du royaume en 1869, fut assassiné en plein jour, à la porte de son palais, malgré la défense héroïque de son escorte, pour avoir trop favorisé les Européens. Sa tête fut envoyée dans un sac au Mikado. Situé à proximité immédiate du « Siro » (palais impérial), le quartier général de la mission prend le nom de « Kammon Sama Yaski ». (Yaski = maison). Le personnel est logé soit dans les bâtiments de Kammon Sama Yaski, soit, pour certains officiers, dans des yaskis situés à proximité.
Japon, Ichigawa, 1877, 1er pont de bateaux sur le Tonegawa
ARCHIVES DE LA FAMILLE KREITMANN
En se mettant à l’œuvre, la mission constate combien le recrutement des cadres de la nouvelle armée est délicat. Il est difficile d’utiliser les anciens cadres, les « samouraïs », toujours imbus des idées des anciennes armées féodales. Il faut puiser dans le contingent. Il faut tout créer de toutes pièces.
Le travail est mené « tambour battant » :
- fin 1872, des « bureaux de la Guerre » sont créés, une loi de recrutement est adoptée ;
– au printemps 1873, le Mikado vient assister aux manœuvres de deux bataillons d’infanterie ;
– en janvier 1874, arrivent les premières recrues, qui font un service de trois ans. La mission crée les écoles militaires nécessaires à la formation des cadres : école d’officiers (Shikan Gakko) – école d’officiers du génie (Tschintais) – école de sous-officiers (Kiododan) – école militaire pour 400 élèves et école du génie (Itchigayo = Ovari) – école de tir et de gymnastique (Toyama) – école des enfants de troupe (Yonnen Gakko) – école de remonte (Sakourada) – école de cavalerie (Gumba Kiokou) ;
– au printemps 1874, la mission a terminé l’instruction de deux régiments d’infanterie de la garde, 10 bataillons d’infanterie de ligne, 2 batteries d’artillerie de campagne, 4 batteries d’artillerie de montagne, 3 escadrons de cavalerie et 2 compagnies du génie ;
– à l’automne 1874, après les grandes manœuvres exécutées dans un camp militaire situé à une quarantaine de km au sud-est de Tokyo, les cadres japonais ainsi formés sont envoyés dans les corps de troupe pour mettre en application les enseignements reçus de leurs instructeurs français ;
– d’année en année, de nouveaux instructeurs sont formés et envoyés dans les corps de troupe. On a compté que, de 1872 à 1880, environ 100 000 militaires de tous grades et de toutes armes ont été formés, directement ou indirectement, aux méthodes militaires françaises.
D’autres tâches attendent les Français. De nombreux bâtiments militaires sont construits. Des plans de casernes sont établis par les officiers du génie dans les ateliers de la mission et envoyés en province, où ils sont utilisés pour la construction des casernes. Le capitaine Jourdan parcourt le pays pour déterminer les points de la côte à fortifier et à armer. Le capitaine Orcel réalise des arsenaux d’artillerie, avec ateliers de fabrication de fusils et de canons, pyrotechnie, cartoucheries.
L’excellence du travail des missions apparaît lors de la « Révolte des samouraïs » de 1877. Cette année-là, des nostalgiques du passé rassemblent une armée féodale de 40 000 hommes dans la principauté de Satsuma, à l’extrémité sud de l’île de Kyushu, la plus occidentale des grandes îles japonaises. L’armée populaire du Mikado, encadrée par les officiers et sous-officiers japonais formés à la mission (y compris ceux en cours de formation, qui sont envoyés en renfort) vient à bout de la rébellion, après des combats sanglants.
Mais les officiers français ne se contentent pas du seul aspect militaire de leur présence au Japon. Ce sont des spectateurs attentifs de la civilisation japonaise encore très peu connue en Europe.
Attentifs mais parfois très surpris, par exemple sur la façon dont le gouvernement impose de nouvelles règles : jusqu’en 1876, les samouraïs étaient les seuls à avoir droit au port du sabre. Un édit étend à tous les Japonais l’autorisation de porter le sabre.
Quelques mois plus tard, un nouvel édit interdit le port du sabre. Il est exécuté sans difficulté. Pour obtenir l’abandon de la coiffure nationale, un édit affranchit d’impôts tous les coiffeurs qui ne coifferont plus à la japonaise. Un autre édit décide qu’à partir du 1er juillet 1876 tous les fonctionnaires devront porter le costume européen. Les contrôleurs des billets de la ligne de chemin de fer de Yeddo à Yokohama, récemment ouverte, portent une tunique et une casquette comme en Europe.
La police est très bien organisée et efficace. Chaque quartier de Tokyo dispose d’une « maison de police ». Les agents sont habillés à l’américaine : képi à écusson bleu, tuniques à revers jaunes et un bâton. Mais on rencontre des policiers en train d’encadrer un convoi de forçats liés par des cordes et habillés en rouge.
Autres sujets d’étonnement, les incendies et les tremblements de terre. À Tokyo, en hiver, il y a des incendies chaque jour, et même plusieurs fois par jour. En février 1877, il y en a eu 14 en vingt-quatre heures. Comme les maisons sont en bois, les dégâts sont considérables. En octobre 1876, un incendie a brûlé 1 500 maisons. Les pompiers travaillent avec une témérité extraordinaire. À la limite du feu, chaque compagnie plante son étendard, espèce de grand mannequin, et ne recule que lorsque l’incendie l’a brûlé aux trois quarts. Les tremblements de terre sont presque aussi fréquents que les incendies, mais ils sont en général de peu d’amplitude, et personne n’y fait attention.
Les officiers français n’éprouvent aucune difficulté ni aucune appréhension à participer à la vie des Japonais.
En juillet 1876, plusieurs d’entre eux se rendent à une fête traditionnelle à Tokyo, la « fête de nuit sur la rivière » :
« Tous les ans, on inaugure la saison des promenades sur l’eau par une fête nocturne où tout bon habitant de Yeddo est tenu de se rendre ; on frète une jonque japonaise sur laquelle on installe un tabero (repas) plus ou moins champêtre, et qu’on décore de fleurs, de lanternes, de joueuses de chamissen (instrument de musique à cordes), de geishas. On se rend dans cet équipage sur la grande rivière qui est plus large que le Rhin au niveau de Strasbourg. Ces milliers de bateaux et de lanternes multicolores forment un coup d’œil féerique. Toutes les maisons qui bordent la rivière sont illuminées, on tire des feux d’artifices sur tous les ponts, sans compter les innombrables fusées que l’on se tire d’un bateau à l’autre. Nous avions frété une assez grande barque avec trois bateliers. Nous avons embarqué sur un des innombrables canaux qui sillonnent la ville et nous avons mis beaucoup plus d’une heure pour arriver sur le théâtre de la fête. »
Une autre fête traditionnelle est la « fête des fleurs » que chaque quartier célèbre à son tour. Les officiers français se mêlent à la foule, en distribuant des jouets d’un sou aux petits garçons, et des « kanzachis » (épingles à cheveux) aux petites filles, qui nous remercient par leurs gracieuses petites révérences accompagnées de sourires et d’aligatos (mercis !). Nous avons même jeté des sapèques dans les troncs des temples, au grand ébahissement de cette bonne population japonaise.
À un moment, trois petites mousmés à qui nous venons de donner des « kanzachis », nous demandent si nous ne voudrions pas leur faire le plaisir de les accompagner chez elles. Tableau ! Si pareille proposition nous était faite ailleurs qu’au Japon, on se voilerait la face. Ici rien de plus naturel, parce que rien n’est plus innocent. Nous nous sommes laissés conduire dans une boutique de libraire, où nous avons trouvé la mère de l’une de nos petites ; la bonne vieille se met en un clin d’œil au courant de l’aventure, nous remercie de tout le plaisir que nous avions fait à ses enfants, nous offre du thé, du café même, du tabac, etc.
Pendant que nous parlions, accroupis sur nos nattes, le père, un vieux à barbe grise, rentre, tout ébahi, de voir des étrangers chez lui à onze heures du soir. On lui explique l’aventure, on lui montre nos cadeaux, et voilà un heureux de plus. On échange des cigarettes. Nous écrivons nos noms en katakana (caractères d’écriture usuels) et nous nous quittons après minuit forts satisfaits les uns des autres.
Il y a aussi des cérémonies officielles. En juin 1876, tous les officiers de la mission ou assimilés, en tout quatorze, sont invités à un dîner de gala chez le ministre de la Guerre japonais. Il y a autant de Japonais de tous grades. Ce dîner est décrit comme suit :
« La fête a lieu dans une petite résidence d’été de l’impératrice située à l’extrémité de Tokyo, au bord de la mer sur la route de Yokohama. Elle s’appelle Shiba No Riokou et possède un jardin magnifique. La maison est toute japonaise, sans portes ni fenêtres. Le mobilier européen n’est représenté que par des chaises et des fauteuils, qui sont marqués du « mon » (armoiries) du Mikado, et par un magnifique service de table, également aux armes du Mikado, que les Japonais ont fait venir de France (maison Pépin à Vierzon).
La table est ornée d’immenses bouquets de fleurs artificielles japonaises arrangés sur de grands dressoirs d’argent. À la fin du dîner, les officiers japonais démolissent ces bouquets pour nous en passer les fleurs à la boutonnière ; j’ai attrapé comme cela une rose qui m’a été offerte par un colonel de cavalerie, et que je garde comme souvenir. Le menu est imprimé en français. La musique militaire, en grande tenue, joue dans une salle voisine. »
Les officiers français profitent de leurs congés d’un mois entre deux sessions pour faire plus ample connaissance avec le Japon. Leurs excursions les mènent, soit dans la région d’Hakoné et du Fusi Yama, soit dans celle de Kobé, Osaka, Kyoto, soit à Nikko. Ils se mêlent en toute quiétude aux foules japonaises, et en découvrent les mœurs.
Exemple :
« J’ai découvert les « Oïous » ou « bains japonais » ; j’ai toujours pensé que la pudeur était une affaire d’éducation et non un sentiment inné ; il me semble que les mœurs japonaises en offrent une preuve incontestable ; voilà des gens aussi civilisés que nous, mais d’une autre manière, qui se plongent dans la piscine commune « in naturalibus », habillés comme nos premiers parents, avec un pêle-mêle d’âges et de sexes qui en Europe nous paraîtrait monstrueux ; vous entrez dans ces établissements sans que personne fasse attention à vous, les femmes aussi bien que les hommes ; j’ai même vu des femmes venir près de nous pour nous considérer à leur aise, et l’une d’elles traverser la rue complètement nue pour rentrer chez elle. »
À la fin de leur séjour, ils profitent de leur voyage de retour pour prendre contact avec d’autres pays, d’autres civilisations. Certains choisissent les États-Unis (traversée du Pacifique de Yokohama à San Francisco en seize jours, du continent américain en train, de l’Atlantique à partir de New York en huit jours). D’autres expérimentent le voyage par la Russie (bateau de Yokohama à Vladivostock, puis le Transsibérien).
Le général Kreitmann, commandant l’École polytechnique.
ARCHIVES DE LA FAMILLE KREITMANN
La troisième mission militaire française arrive au Japon le 17 décembre 1884, quatre ans après la fin de la mission précédente. Elle est beaucoup plus modeste. Son effectif n’est que de cinq personnes dont trois officiers et durera trois ans. À cette époque, l’influence allemande a supplanté l’influence française dans l’esprit des dirigeants japonais, et les Allemands deviennent leurs conseillers militaires privilégiés, au détriment de l’influence française.
Plusieurs des polytechniciens ayant servi dans les missions militaires françaises ont eu des carrières militaires brillantes : Jules Brunet, après avoir été attaché militaire à l’ambassade de France à Vienne, puis conseiller militaire à Rome, termine sa carrière militaire avec le grade de général de division – Albert Jourdan termine sa carrière comme inspecteur général du génie, et part à la retraite avec le grade de général de brigade – Louis Kreitmann commande l’École polytechnique de 1908 à 1911 avec le grade de général de brigade – Jean-Marie Orcel atteint également le grade de général de brigade – Antoine Vieillard celui de général de division.
L’histoire des missions militaires française au Japon a fait l’objet d’un livre en japonais, écrit en 1983 par un Japonais, Shinohara Hiroshi, intitulé Histoire de la fondation de l’armée de Terre japonaise – Influence des missions militaires françaises.
Il n’a pas encore été traduit en français. En France, aucun ouvrage consacré aux missions militaires françaises au Japon n’a encore été publié. Il existe pourtant, outre les documents officiels, de nombreux témoignages conservés dans les archives familiales des descendants des participants à ces missions.
Seules les archives de Louis Kreitmann ont été publiées à compte d’auteur par moi-même, son petit-fils : Deux ans au Japon, 1876–1878, tome 1 et Deux ans au Japon, 1876–1878, tome 2. Les récits figurant dans cet article sont extraits de ces livres.
Des exemplaires de ces ouvrages sont déposés à la bibliothèque de La Jaune et la Rouge et à la bibliothèque de l’École polytechnique.
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Missions militaires francaises au Japon
Cet article est tres interessant. Je suis Francais et vis au Etats Unis depuis 19 ans. L’une de mes activites y est l’enseignement des Arts Martiaux traditionels Japonais. Parmi eux, les arts du Sabre – Kendo, Iaido.
Je serais tres interesse par plus d’informations detaillees sur les actions francaises au Japon au 19eme siecle, et en particulier sur les faits et gestes de Jules Brunet.
Auriez vous des suggestions a ce sujet ?
Malheureusement je lis pas le Japonais, mais je connais plusieurs personnes qui le lisent.
Merci d’avance de l’aide que vous pourriez m’apporter.
Sinceres salutations
Frederic Lecut