Des polytechniciens en Égypte
Le 19 mai 1798, la flotte française emmenant Bonaparte, ses soldats et ses savants, quittait Toulon. Les polytechniciens savent tous que certains de leurs anciens (une quarantaine) faisaient partie de cette expédition. Ils avaient pour mission, aux côtés de Monge, Berthollet, Fourier et bien d’autres savants, tout à la fois d’apporter leur savoir à l’Égypte, d’aider à la comprendre, et, peut-être, d’en assurer la maîtrise et le développement.
L’année 1998 a vu un certain nombre de manifestations se dérouler en France pour rappeler cette aventure. “Célébrer” ou “commémorer” serait un mot trop ambitieux : tout naturellement, nos amis égyptiens attentifs à parler “ d’horizons partagés ” n’ont pas tenu à ce que l’aspect militaire, souvent cruel, soit trop commémoré.
Le musée de l’Armée a cependant consacré à “ la campagne d’Égypte ” une exposition mettant l’accent sur les conditions opérationnelles, tactiques et logistiques de l’expédition, ainsi que le quotidien des hommes de l’armée.
Les actes du colloque des 16 et 17 juin 98, intitulé “La campagne d’Égypte, 1798–1801, mythes et réalités ” apporteront des éclairages nouveaux sur ces aspects. Si le rôle de nos jeunes camarades a été modeste dans ce domaine – ils s’impatientaient de n’être considérés ni à leur juste valeur scientifique, ni à leur juste valeur militaire – les lettres chroniques, documents en tout genre montrent qu’ils ont évidemment fait leur devoir.
Meuble dessiné par Jomard pour ranger la Description de l’Égypte (Mobilier de la Cour de cassation). © J.-L. DENIEL-ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Un autre colloque, consacré à l’aspect culturel et scientifique plus fréquemment mis en avant, s’est tenu à l’Institut de France et au Muséum d’histoire naturelle les 8, 9 et 10 juin 1998. Son titre est évocateur : “L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières ”.
Les conférences qui y furent données ont mis l’accent sur la coexistence, que supposaient l’analyse nouvelle d’une civilisation pharaonique peu connue (au sens propre du terme, “ illisible ” à cette époque), le regard croisé de deux cultures vivantes, l’enthousiasme “ civilisateur ” du nombre de savants français héritiers de l’Encyclopédie et participant à une sorte de voyage de découverte “ à la Bougainville ”. L’introduction du programme du colloque, dont les actes doivent paraître, en résume bien l’esprit :
“ Bonaparte créa l’Institut d’Égypte sur le modèle de l’Institut de France et expédia des missions d’études jusqu’en Haute-Égypte, pour faire un inventaire systématique du pays ; Kléber systématisa les recherches sur l’Égypte moderne et posa les bases de la future Description de l’Égypte, fruit principal de ce travail ; Menou ouvrit le premier chantier de fouilles modernes et lança de grands projets que le débarquement anglo-ottoman fit avorter.
Privilégiant la mesure et le dessin, les savants, ingénieurs et artistes menèrent sur le terrain et dans les annexes de l’Institut (cabinet de physique, laboratoire de chimie, observatoire, jardin botanique, ménagerie…) des études qui allaient constituer un inventaire monumental de l’Égypte, de ses “Antiquités”, de son “Histoire naturelle” et de son “ État moderne ”. Ils enseignèrent (école de mathématiques, écoles d’anatomie et de chirurgie pratique, de médecine, cours d’accouchement, de zootomie, école de dessin…), ils produisirent (ateliers de mécanique, fonderies, manufactures…) et fournirent des cadres à l’administration (cadastre, enregistrement, tribunal de commerce…).
Les médecins installèrent hôpitaux et lazarets, dressèrent la “ topographie physique et médicale” du pays, multiplièrent règlements sanitaires et instructions prophylactiques.
Les ingénieurs sillonnèrent le pays pour en dresser la carte et lever le plan des villes ; ils préparèrent l’aménagement du territoire, envisageant l’ouverture du canal de Suez et la modernisation de celui d’Alexandrie ; ils construisirent des routes, des moulins à vent… ”.
Lors du colloque, de nombreuses conférences ont fait écho au rôle des polytechniciens dans les différents domaines. Si leur appui en ce qui concerne la cartographie, la géologie, les travaux publics, les perfectionnements technologiques utilisés par le nouveau pouvoir mis en place par Bonaparte est évident, d’autres aspects sont peut-être plus originaux : ainsi cette capacité à apporter au regard “ égyptologique ”, jusque-là culturel, intuitif et imprécis, la capacité de mesure et de “ relèvement ” permis par la géométrie descriptive de Monge, et, de façon plus globale, l’aspect scientifique.
En ce sens, la fameuse Description de l’Égypte leur doit beaucoup – et pas seulement à cause du rôle éminent qu’a joué Jomard (X 1794) dans sa réalisation. Et puis, n’oublions pas que c’est un de nos anciens, Bouchard (X 1796), qui eut la chance – ou la prescience – de mettre à jour la “ pierre de Rosette ”.
Lors de ce colloque, le professeur Charles C. Gillipsie, de l’université de Princeton (New York), qui avait déjà contribué de façon essentielle à l’ouvrage capital sur L’Expédition d’Égypte rédigé sous la direction de Henry Laurens en y traitant des “aspects scientifiques de l’expédition ”, a présenté une communication sur “ Les polytechniciens face à l’Égypte ”, qu’il a reprise le 16 juin lors de l’assemblée générale de la Sabix dont il est membre d’honneur. En voici le résumé :
“ L’École polytechnique entamait sa quatrième année d’existence en avril 1798. Ce mois-là, Joseph Fourier, professeur adjoint de mathématiques faisant fonction de directeur des études, choisit treize de ses élèves et sept anciens élèves qui poursuivaient leurs études à l’école des Ponts et Chaussées, pour un projet qu’il ne pouvait pas divulguer. Aucun d’eux ne refusa.
Ils étaient censés prendre part à l’expédition contre l’Angleterre qui se préparait avec grand bruit, mais personne n’y croyait. Quand ils reçurent l’ordre de rejoindre Toulon, la plupart de ces jeunes gens n’étaient jamais allés plus loin de chez eux qu’au Quartier latin. C’est seulement à Malte qu’ils apprirent que leur théâtre d’opérations serait l’Égypte.
Tout au long du voyage, ils furent d’humeur estudiantine, mêlant aventure et mal du pays, alternant bravade et apitoiement sur leur sort, s’offusquant de n’être pas considérés. Tandis que l’armée marchait vers la victoire des Pyramides, ils restèrent cantonnés à l’écart, à Rosette. Une seule tâche qu’on leur assigna était à la hauteur de leurs talents : le projet, que Bonaparte avait à cœur, de rétablir la route du canal qui avait relié la mer Rouge à la Méditerranée sous l’Antiquité. Pour le reste, ils établirent eux-mêmes leur propre mission. Rarement capacités ont été plus imprévisibles ou ont plus parfaitement répondu aux occasions qui se présentaient.
Là, ils furent exercés à la topographie, au dessin, au projet et au calcul, confrontés à la vaste énigme, témoin muet de toute la terre d’Égypte, terra incognita. Mesurant de leur propre initiative ce qui s’étalait devant eux dans sa généralité même, dans la mosaïque de ses détails, ils donnèrent leur propre mesure et passèrent de la jeunesse à la maturité. ” Ou… de l’expédition d’Égypte considérée comme une initiation, un stage d’immersion, (à l’étranger!)…
Le Muséum d’histoire naturelle a présenté pendant plusieurs mois, en 1998, l’exposition “Il y a deux cents ans, les savants en Égypte ”. Réalisée sous la direction d’Yves Laissus, à qui j’avais déjà eu l’occasion de confier la préparation de la tout aussi superbe exposition- spectacle présentée pour la Cité des sciences et de l’industrie en 1989 sur “Les savants et la Révolution” célébrant le bicentenaire de 1789, cette exposition a retracé les préparatifs, la vie, les œuvres et le “ legs ” scientifique de l’expédition. Elle a eu un succès large, et mérité.
Souhaitons le même succès à la très belle exposition, que la Bibliothèque de l’École polytechnique a réalisée à Palaiseau, intitulée “ Des polytechniciens en Égypte ”, en se basant d’abord sur son fonds très riche dont elle dispose : nos camarades doivent savoir que l’expression “vaut le déplacement” est certainement appropriée pour tous ceux intéressés soit par l’histoire de l’École, soit par l’expédition d’Égypte, soit par la présentation exceptionnelle d’instruments, d’ouvrages, de gravures.
Un tel survol des manifestations commémoratives en liaison avec les “ horizons partagés ” de l’Égypte et de la France ne serait pas complet sans la mention d’autres expositions exceptionnelles, à Paris ou en province : la réouverture des superbes salles égyptiennes du Louvre, la présentation au Petit Palais d’Alexandrie ou, au Louvre, des portraits du “ Fayoum ” rentrent dans cette catégorie – bien sûr plus éloignée des sujets d’intérêts directement “ polytechniciens ”.
Il me reste à signaler que la bibliographie relative à l’expédition d’Égypte est tellement vaste que citer quelques livres est injuste, peut-être, pour les autres. À côté du “ Laurens ”, incontournable, je pense que l’ouvrage d’Yves Laissus intitulé l’Égypte, une aventure savante (Fayard) est celui qui éclaire le plus le rôle des polytechniciens. N’oublions pas, cependant, c’est le premier numéro de la Sabix, publié en juin 1987, qui est une référence à ce sujet1… et que le prochain numéro, le n° 20, évoquera la figure d’Arnollet (X1796) qui “en fut”. Enfin, les bibliophiles pourront toujours essayer de retrouver les mémoires de notre camarade Édouard de Villiers du Terrage (X1796) : Journal et Souvenirs sur l’expédition d’Égypte.
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1. C’est de ce numéro qu’est extraite la liste, cijointe en annexe, des polytechniciens de l’expédition d’Égypte.