Des polytechniciens soldats sur tous les continents
Les X sont, depuis le Premier Empire, poussés à embrasser des carrières militaires.
Sous le Second Empire, ils sont aussi orientés vers les tâches d’exploration de terres inconnues ou d’administration de territoires : un Faidherbe, « gouverneur » du Sénégal, y cumule tous les pouvoirs et y assume toutes les responsabilités.
REPÈRES
Sous le Second Empire, c’est toujours l’armée qui reçoit la majorité des polytechniciens à leur sortie d’École. Les « armes savantes » recrutent : artillerie, génie, pour les troupes combattantes comme pour les fabricants de matériels et d’armements.
Les X sont aussi, souvent, attirés par d’autres vocations militaires : infanterie, marine, et du reste les circonstances du combat conduisent artilleurs, sapeurs ou marins à devenir des fantassins « ordinaires », notamment dans les campagnes coloniales.
Une omniprésence française
La politique mondialiste de l’Empire amène la France à être présente, avec ses soldats, sur tous les continents. Sans porter un jugement historique ou moral sur le bien-fondé ou le résultat de toutes ces actions, il est intéressant de placer quelques drapeaux français sur la carte du monde de l’époque, comme devait le faire, alors âgé de neuf ans, le jeune Prince impérial.
“ Poussés vers les tâches d’exploration de terres inconnues ou d’administration de territoires ”
En Europe, la France est toujours concernée par les conflits politiques italiens. En Afrique du Nord, la période est relativement calme sur le plan militaire, mais la réflexion politique bat son plein à propos du concept de « royaume arabe ».
Au Sénégal, Faidherbe (1838) termine en 1865 son long séjour : il y a connu le vrai succès selon les critères de l’époque.
En « Indochine », la France est déjà installée autour de Saigon conquise par Rigault de Genouilly (1825), mais c’est Doudard de Lagrée (1842) qui fera de 1863 à 1867 la une des journaux par son action au Cambodge et son expédition aux sources du Mékong.
Au Mexique, la France s’est vite engluée dans une expédition calamiteuse ; cependant, par son action de « description » géographique et culturelle du pays, Doutrelaine (1839) y apporte la seule note positive.
Faidherbe (1838) : Du Fouta-Djalon À Bapaume
Louis Faidherbe n’était pas à l’aise au lycée, il ne le sera pas à l’École, où ses classements sont moyens. Il ne le sera pas plus à l’école d’artillerie et du génie à Metz, ni du reste dans la vie de garnison.
Mais Faidherbe finit par obtenir une mutation en Algérie : la solde y sera meilleure, il pourra aider sa mère, devenue veuve quand il avait huit ans. Les jugements de ses supérieurs deviennent bien meilleurs. Faidherbe observe Bugeaud et Bosquet (1829), il est blessé, il combat.
Par le hasard des affectations, il se trouve en Guadeloupe en 1848 au moment de l’abolition de l’esclavage. Il y soutient Schoelcher, Périnon (1832) et les abolitionnistes : on peut tout à la fois être abolitionniste puis partir au Sénégal pour gérer une colonie.
Ce paradoxe doit être nuancé : Faidherbe luttera au Sénégal et dans les contrées qui le jouxtent contre d’autres esclavagistes, et ce combat fait partie des facteurs qui lui paraissent justifier toute son action en Afrique.
Faidherbe (1838) conquiert la Casamance et le Cayor, dirige l’expédition du Fouta-Djalon
et du Bas-Niger, il pacifie toutes ces régions de leurs guerres intestines. CLAUDE GONDARD (65)
Les années heureuses au Sénégal
En 1852, Faidherbe est affecté au Sénégal où il est très libre de ses initiatives. Il va y rester douze ans, ses années les plus heureuses, et il faudrait des pages pour détailler ce qu’il y réalisa.
Son métier de gouverner le comble : il découvre tous les aspects d’un pays qui le fascine, il l’agrandit au prix de campagnes militaires bien menées contre des adversaires de valeur. Il conquiert la Casamance et le Cayor, dirige l’expédition du Fouta- Djalon et du Bas-Niger, il pacifie toutes ces régions de leurs guerres intestines.
Il les développe, attentif notamment à la ville de Saint- Louis. Il prépare des dictionnaires pour traduire les langues locales, il crée des écoles, se préoccupe de la santé publique.
Un homme de son temps
“ Au Sénégal, Faidherbe crée des écoles et se préoccupe de la santé publique ”
En « colonisant », Faidherbe ne se pose pas de question : c’est un homme de son temps. En combattant Omar el-Hadj, qui tente de développer sa conception personnelle de l’Islam et son propre empire, il emploiera parfois les méthodes de son ennemi : représailles, villages brûlés en cas de trahison.
En facilitant le commerce par l’implantation de fortins et des infrastructures, il aide les négociants et la mainmise française sur le territoire.
Sauver Paris
Rappelé en France en 1870, trop tard, il comprend dès son arrivée que le mot d’ordre n’est plus « À Berlin ! », mais « Sauvons Paris ». Lui qui, sans enthousiasme partisan, avait été loyal avec le pouvoir impérial, l’est tout de suite, avec bien plus de coeur, envers la République et il se met sans hésiter au service de Gambetta qui lui confie l’armée du Nord.
Il la rassemble avec l’aide de Farre (1835), la discipline un peu alors que la tendance des troupes les poussait vers une autogestion conduisant à bien des dérives, il la mène au front (enfin), repousse les Prussiens, alterne petites victoires (dont Bapaume) et petites défaites pendant un hiver affreux : « ce Faidherbe est un chiendent », diront de lui les généraux prussiens qui ne sauront jamais comment exploiter au mieux leur avantage en nombre, en canons, en logistique et en nourriture.
Aspiré par la politique
Après la défaite et l’armistice, Faidherbe se fait aspirer par la politique. C’est un politique peu politicien. Et pourtant, ses électeurs l’aiment, il devient député, puis sénateur. Républicain. Et tout de suite antiboulangiste, s’opposant dans une lettre ouverte au général factieux.
Faidherbe, grand chancelier de la Légion d’honneur, meurt en 1889, l’année du centenaire de la Révolution. Évidemment, il a droit à des funérailles nationales, à Paris puis à Lille : le jeune polytechnicien insignifiant et parfois dissipé était devenu une icône.
Lamoricière (1824), de Constantine à Ancône
Né d’une vieille famille bretonne, Christophe Juchault de La Moricière sort quatrième de l’X. Il rêve de succès ou même de gloire. Alors, pas d’hésitation : il choisit la carrière militaire.
Quand il meurt, en 1865, ses obsèques sont l’occasion de célébrer une personnalité exceptionnelle. Même les Français qui lui reprochaient ses convictions et ses prises de position doivent convenir qu’il était un soldat peu ordinaire, à la fois loyal et libre, toujours courageux et même téméraire, tout à la fois chef inspiré et compagnon proche de ses hommes.
En parler à propos de 1865 conduit inévitablement à revisiter les deux lieux de ses engagements successifs, l’Algérie et l’Italie.
Lamoricière (1824), un soldat peu ordinaire. CLAUDE GONDARD (65)
En Algérie
Le vrai champ de bataille de Lamoricière, c’est l’Algérie. Ses qualités de soldat, l’assaut mené contre Constantine dont il sortit miraculeusement vivant, la chance qui lui permit plusieurs fois d’être présent au bon endroit et de ramasser la mise au bon moment en l’absence de Cavaignac, le camarade et le concurrent.
Le nom de Lamoricière est associé à la prise de la smala d’Abd el-Kader et à sa reddition. Il est donc toujours cité au premier rang des « bâtisseurs de l’Algérie française » aux côtés de Bugeaud, pour ses actions militaires comme pour le soutien saint-simonien qu’il a apporté aux géographes, aménageurs, constructeurs, administrateurs.
Mais il se trouve que le Second Empire correspond à une période pleine d’interrogations sur la colonisation, sinon son bien-fondé, mais certainement la manière de la conduire face aux populations locales.
Pour un historien comme Benjamin Stora, excellent spécialiste de « l’Algérie coloniale », Napoléon III s’efforça pendant une dizaine d’années de modifier le cours des événements, de stopper ou au moins ralentir l’arrivée des colons, de bloquer les confiscations de terres, et de proposer à certaines élites algériennes la mise en place d’un « royaume arabe ».
Il n’est pas illogique de citer Lamoricière à propos de cette vaine recherche d’un équilibre gagnant-gagnant, et notamment par le truchement d’Abdelkader.
Quand Lamoricière reçoit sa reddition en 1847, il lui fait en effet la promesse solennelle, confirmée par le duc d’Aumale, de pouvoir se rendre librement au Moyen- Orient. Mais ni la monarchie finissante ni la Seconde République s’installant difficilement n’honorent cet engagement, et il faut attendre Napoléon III pour que cette promesse soit tenue aussitôt, à l’été 1852.
En Italie
Lamoricière n’a pas combattu avec les troupes françaises lorsque la France a apporté son appui décisif au Piémont ; refusant toute allégeance au prince-président, il est emprisonné comme Cavaignac au moment du coup d’État de 1852 puis s’exile en Belgique.
On sait que l’appui de Napoléon III permit une première étape de l’unité italienne, avec comme conséquence collatérale le transfert à la France de Nice et de la Savoie par une habile transaction légitimée par le référendum. La campagne d’Italie fut pour les Français victorieuse mais coûteuse en victimes.
La politique française en Italie est d’abord considérée comme habile ; mais, pour avoir affaibli l’Autriche, elle favorise la domination plus facile de la Prusse en Europe centrale : Sadowa n’est pas loin (juillet 1866). Et très vite la décision française de s’opposer au roi d’Italie à propos des États du pape met la France en porte-à-faux jusqu’en 1870 par rapport à ses alliés italiens.
Si Lamoricière ne participe pas aux batailles victorieuses en allié du Piémont, encore proscrit, il est mêlé à la guerre entre les Piémontais et les troupes du pape. La raison : il se sent libre, en 1860, d’apporter le concours de son épée au souverain pontife.
Curieux parcours en vérité. Sans emploi ni mission, Lamoricière devient alors un mercenaire « au service de Dieu » et répond à l’appel du pape qui cherche à s’opposer aux troupes de Garibaldi et aux Piémontais. Lamoricière recrute et forme des bataillons de « zouaves pontificaux ».
Lamoricière et ses zouaves savent se battre, mais, beaucoup moins nombreux que les Piémontais ils sont défaits. Pour une fois vaincu, Lamoricière se constitue prisonnier à Ancône. Renvoyé en France, il se retire pour de bon sur ses terres.
Le grand cénotaphe érigé dans la cathédrale de Nantes avec l’appui du pape en l’honneur de Lamoricière est cohérent avec l’image qu’il avait à sa mort dans une grande partie de l’opinion française.
Ce « monument historique » à la structure complexe mêle les symboles militaires et religieux et réécrit en latin la vie de ce polytechnicien hors normes.
Doudard de Lagrée (1842) : Aux sources du Mékong
C’est en 1868 que meurt, à Tong Tchuen, Ernest-Marc-Louis Doudard de Lagrée (1842). Il dirigeait alors une expédition destinée à reconnaître la région des sources du Mékong. Doudard était remonté de Saigon et Phnom Penh jusqu’au Laos, puis dans les montagnes du Yunnan.
Mais, affaibli par les marches incessantes, le climat, la maladie, Doudard ne va pas plus loin. Son second, Francis Garnier, ramène l’expédition à Saigon par voie fluviale (le Yang-Tsé) puis maritime (la mer de Chine).
Explorer le Mékong
Doudard de Lagrée, sorti de l’X dans la marine, a eu l’occasion de participer à plusieurs campagnes et notamment à la guerre de Crimée.
“ Un rôle essentiel pour installer la présence française au Cambodge ”
En 1862, Doudard part vers l’Asie et joue un rôle essentiel pour installer la présence française dans le Cambodge. Le souverain du Cambodge échange en quelque sorte la tutelle par le Siam contre un protectorat par la France, malgré les réticences anglaises.
Doudard est tout de suite passionné par le pays qu’il découvre, ses habitants, ses paysages, sa gloire passée dont témoignent les ruines d’Angkor tout juste redécouvertes en 1859 par le naturaliste français Henri Mouhot.
La France met sur pied une expédition pour l’exploration du Mékong. Les objectifs sont variés : cartographiques, géographiques, archéologiques, commerciaux, politiques.
La relation donnera lieu à un livre de grand format, dans lequel les divers membres de l’expédition apportent leur contribution sur le relief, la faune et la flore, les ethnies, la situation politique, les chances qu’a la France d’élargir sa zone d’influence.
La tombe de Mouhot
Doudard de Lagrée (1842), passionné par l’Asie. CLAUDE GONDARD
Avant de remonter le Mékong, Doudard et ses compagnons tiennent à visiter les ruines d’Angkor. Elles sont vraiment magnifiques, par leur situation dans la végétation comme pour la qualité artistique des sculptures. Doudard en prend lui-même des estampages. Il demande au photographe qui l’accompagne de multiplier les clichés.
La lettre de mission précisait : « S’il vous est possible de reconnaître le lieu où a été enseveli Monsieur Mouhot, vous rendrez hommage à la mémoire de ce voyageur courageux en lui élevant un monument, dans la mesure de vos moyens et avec l’assentiment des autorités du pays. »
Pendant trois ans, Mouhot, naturaliste et ethnologue, avait parcouru d’innombrables kilomètres pour faire mieux connaître la péninsule et Angkor, mais le paludisme avait eu raison de lui. Quand la mission Doudard-Garnier arrive à Luang Prabat, où Mouhot a laissé un excellent souvenir, elle dresse un monument sur le lieu de sa sépulture initiale.
Les têtes coupées de Lin Ngan
Quand Doudard se sent, à Tong Tchuen, incapable de repartir, il demande à Francis Garnier d’explorer l’ouest de la région avec la majorité des membres de l’expédition. Vite, ils sentent une ambiance bien plus hostile. La vue de quatorze têtes coupées et exposées qu’on leur dit être des Européens leur fait comprendre qu’il est plus sage de revenir vers Doudard. Mais ils apprennent son décès juste avant de rejoindre son campement.
Garnier décide de brûler tous les papiers de son compagnon, comme celui-ci l’avait souhaité. Il fait aussi exhumer le cercueil et le ramène à Saigon pour donner une sépulture « en terre française » à un homme « tombé au champ d’honneur le plus enviable, celui de la science et de la civilisation ».
Doudard est enterré à Saigon, puis ses restes ramenés en France en 1983 sur un escorteur qui porte son nom. L’urne funéraire est ensuite déposée dans la vieille église de sa commune natale, Saint- Vincent-de-Mercuze, près de Grenoble.