Des projets dans la tourmente
Dans un monde qui change, le management ne peut rester immuable.
Les techniques de management des grands projets, qui ont vu le jour dans l’immédiat après-guerre, ne pouvaient échapper à la règle.
Créées pour maîtriser la complexité technique et la multiplicité des intervenants, elles ont été de plus en plus vivement confrontées aux turbulences qui se sont développées au cours du temps dans l’environnement des organisations porteuses des projets.
Aujourd’hui pratiqué par beaucoup d’entreprises françaises et étrangères – des plus grandes aux plus petites -, le project management se heurte à des obstacles qui ne tiennent plus seulement à la complexité des opérations à réaliser, mais aussi et surtout à la complexité du monde extérieur.
Les mouvements erratiques des divers environnements des projets créent des turbulences qui constituent un nouveau défi pour le management. Sans aller jusqu’à recourir à la théorie du chaos, le management de projet est bien obligé de s’adapter pour permettre de piloter dans les turbulences.
Le management de projet a apporté une certaine maîtrise de la complexité
Toutes les civilisations ont eu à réaliser des grands ouvrages, des pyramides aux cathédrales, ou des grandes opérations comme les expéditions lointaines de Marco Polo ou Christophe Colomb. Ce n’est pas pour autant qu’on a parlé de management de projet, même si on le pratiquait sans le dire.
C’est la société américaine du milieu du XXe siècle, dans sa volonté de rationalisation des méthodes d’organisation, qui a inventé le « Project Management ». Nous l’avons traduit par Management de Projet, malgré les ambiguïtés du mot projet, qui représente plus en France une projection sur l’avenir qu’une réalisation concrète.
L’objectif fondamental des techniques de management de projet est de fédérer des équipes appartenant à des organismes différents, sur les actions qui permettent d’atteindre un résultat commun. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le management de projet a trouvé ses premiers succès aux États-Unis, non seulement dans les grands programmes d’armement, mais aussi dans le montage d’opérations militaires de grande envergure, telles qu’il n’en avait jamais existé auparavant.
Le monde entier a pu constater, par exemple, que le débarquement allié en Normandie était à la fois une victoire du courage des hommes et de la puissance des armements, mais aussi de la rigueur de l’organisation du « projet ». Compte tenu du nombre des intervenants, de la variété des cultures, de la multiplicité des matériels, un seul grand chef n’aurait pu tout prévoir, tout organiser dans cette gigantesque opération.
Ce sont les principes du management de projet qui ont conduit à l’attribution des responsabilités, des objectifs, des tâches à exécuter, au sein d’équipes animées de la même volonté de réussir, et qui ont finalement joué un rôle déterminant dans le succès.
Des militaires aux industriels de la défense, le management de projet s’est imposé dans les années 60 sur tous les programmes militaires, aéronautiques et spatiaux, américains ou européens, qui présentaient une grande complexité technique, et recouraient à une myriade de sous-traitants.
C’était l’époque des trente glorieuses. La maîtrise de la complexité technique comptait alors davantage que celle des coûts et même des délais. Il fallait réaliser les grands programmes pour des raisons d’intérêt national, qu’il s’agisse de la conquête de l’espace décidée par le président Kennedy, ou de la force de frappe française.
À partir des années 70, les grandes organisations se sont orientées vers des applications pour le grand public : centrales nucléaires, réseaux de transport et de télécommunications, trains à grande vitesse. Contrairement aux précédents, ces équipements commençaient à rencontrer une certaine concurrence, au moins sur les marchés internationaux. Les coûts et les délais de réalisation devenaient des paramètres plus contraignants. Sous l’autorité des chefs de projet, les équipes devaient s’étoffer pour devenir capables d’arbitrages entre les performances, les coûts et les risques des solutions techniques.
Les années 80 et 90 ont vu se réduire le nombre et la dimension des programmes nationaux, et se multiplier les projets gérés par les entreprises industrielles et de services. Pour créer un nouvel investissement, s’implanter à l’étranger, lancer une nouvelle ligne de produits, les entreprises ont désigné des chefs de projet, entourés d’une équipe représentant toute une gamme de compétences : recherche, développement, fabrication, achats, commercialisation, communication…
Des entreprises qui, autrefois, participaient à un ou deux grands projets, en gèrent aujourd’hui dix, vingt ou plus, dans des structures matricielles où l’équilibre doit être trouvé entre les lignes de compétences et les lignes de projet qui sont transversales. L’art du management de l’entreprise est le plus souvent aujourd’hui de gérer cette transversalité.
L’immersion dans un environnement complexe
À la complexité « interne » aux projets – essentiellement technique – est venue se superposer progressivement la complexité externe, celle des clients, de la concurrence, de la législation, des groupes de pression, celle aussi des interactions avec le milieu naturel ou le cadre de vie des citoyens.
Dès la fin des années 70, des grands projets parfaitement structurés ont commencé à buter sur des obstacles peu prévus et mal maîtrisés, situés en dehors du champ d’appréhension des responsables des équipes de projet.
Le programme électronucléaire, démarré en France en 1973, en a été un exemple frappant. Les associations écologistes, appuyées par de nombreux scientifiques, ont porté leurs attaques sur des aspects de la protection de l’environnement qui n’avaient pas été suffisamment pris en considération, malgré la qualité des études et l’exhaustivité des mesures prises pour la sécurité.
Si le programme n’a pas été compromis en France, il l’a été dans d’autres pays européens, et plus étonnamment aux États-Unis où le temps d’instruction administrative des dossiers est passé brusquement de cinq ou six ans à une douzaine d’années, bloquant pratiquement toute nouvelle réalisation.
Le Concorde a été un autre exemple de projet parfaitement maîtrisé sur le plan technique, mais dont la réussite commerciale n’a jamais pu être à la hauteur des espérances mises en lui. Il a aussi buté sur les réactions mal prévues et non maîtrisables de multiples acteurs appartenant aux divers environnements du projet. Il a pu franchir le mur du son, mais pas celui des réactions des riverains, renforcé par la législation sur les nuisances sonores et la pollution de l’air, par la crise pétrolière, par le lobbying de concurrents jaloux de sa réussite.
La leçon a été comprise, et les responsables des grands projets d’infrastructures, TGV ou autoroutes, intègrent maintenant les préoccupations d’environnement dès les premières études. Les équipes se sont enrichies d’urbanistes, de sociologues, d’écologues, qui apportent leur point de vue tout au long de la réalisation du projet et préparent des réponses aux questions posées par les divers groupes de pression.
Ce qui est possible pour des projets de grande envergure gérés par des entreprises du secteur public ou parapublic ne l’est généralement pas pour des entreprises qui gèrent au quotidien un grand nombre de projets de dimensions plus modestes, et qui se heurtent pourtant, elles aussi, à la complexité externe.
Une entreprise qui réalise des projets en milieu concurrentiel doit faire face à une multitude de contraintes externes – politiques, administratives, réglementaires, etc. – qui constituent autant de pièges pour ses projets de développement, en France et surtout à l’étranger.
Elle navigue au milieu de récifs d’autant plus nombreux et dangereux qu’elle est plus petite et vulnérable. Pour une PME innovante, a fortiori pour une entreprise en création, surtout lorsqu’elle a vocation à travailler à l’international, les pièges de la réglementation et les particularités des divers marchés peuvent s’avérer mortels.
Complexité et turbulences
Pour faire face à la complexité externe comme à la complexité interne, les entreprises ont peu à peu enrichi les compétences de leurs équipes. Désormais, les entreprises les plus performantes sont celles qui savent représenter en leur sein la diversité du monde dans lequel elles agissent. Le management de projet s’organise pour tenir compte de l’ensemble des dimensions nouvelles : connaissance approfondie des besoins des clients pour définir les produits et services adaptés au plus juste, connaissance de la culture des pays étrangers concernés par le projet, évaluation des impacts sur l’environnement, etc.
Malgré l’apparence de continuité, une véritable révolution culturelle secoue certaines entreprises engagées dans le management de projet. C’est le cas en particulier de celles qui quittent une situation de monopole pour entrer dans le champ concurrentiel, dans des domaines aussi variés que l’énergie, les transports, les banques et assurances.
Or, au moment même où les entreprises ont à prendre en compte un environnement plus complexe, cet environnement connaît des changements à une vitesse accrue : non seulement elles sont entourées de récifs plus nombreux, mais en outre la mer est démontée.
Les données de base de chaque projet risquent à tout moment d’être remises en cause :
.Le projet est basé sur des choix techniques. Faut-il le modifier lorsque ces techniques évoluent, au risque de ne jamais le voir aboutir ?
. Le projet est défini pour répondre aux besoins d’une clientèle. Faut-il le faire évoluer dès lors que ces besoins évoluent, au risque de chercher une perfection jamais atteinte ?
. Le projet a été élaboré dans un contexte socio-politique donné, le développement du marché asiatique ; est-il condamné par la crise en Asie ?
Toutes ces questions se posent, mais si elles se répercutent directement sur le porteur du projet et son équipe, le projet ne peut que se mettre à dériver. Malgré les turbulences, il faut savoir garder le cap. Éviter les écueils et faire face au gros temps supposent que la route ne soit pas changée.
Piloter en environnement tourmenté
Il ne faut jamais oublier que le chef de projet et son équipe sont responsables de l’atteinte des objectifs qui leur ont été fixés en termes de performances, coûts et délais. C’est un travail de tous les instants, car les dérives guettent en permanence. Chaque incident dans le déroulement du projet demande une action correctrice pour rester dans le cadre fixé.
L’équipe projet doit maintenir sa route à travers les perturbations quotidiennes. Il est exclu de lui demander en outre des remises en cause fondamentales du projet, modifiant les objectifs et du même coup les moyens nécessaires.
Après avoir étoffé progressivement les équipes projets en leur apportant de nouvelles dimensions, il faut maintenant introduire une certaine dualité entre le pilotage opérationnel demandé à l’équipe qui va devoir atteindre les objectifs fixés, et le pilotage stratégique qui, à l’abri des pressions du quotidien, va définir les moyens de prendre en compte les changements profonds de l’environnement.
Cette dualité peut être prise en compte dans les missions confiées aux équipes de maîtrise d’œuvre et de maîtrise d’ouvrage. L’équipe de maîtrise d’ouvrage définit les besoins à satisfaire, les objectifs et contraintes. Elle est seule en mesure d’intégrer toutes les évolutions détectées en cours de projet et de dire si elles doivent ou non conduire à une remise en cause, y compris pour les coûts et les délais.
C’est ce que fait par exemple la RATP – très dépendante des attentes non seulement des clients, mais aussi des collectivités territoriales, des associations, des groupes de pression – qui a institutionnalisé cette dualité dans son nouveau guide du management de projet.
Peu d’entreprises sont aussi dépendantes de leur environnement institutionnel, mais beaucoup le sont de leur environnement technique et concurrentiel. Chacun garde en mémoire, par exemple, le revirement spectaculaire de Microsoft qui, après être resté longtemps à l’écart du phénomène Internet, a réorienté en quelques semaines tous ses projets pour devenir leader sur ce nouveau créneau.
Pour être capable d’un tel revirement sans perturber les équipes projets jusqu’au moment ultime du changement, il faut une forte organisation de la stratégie de projets qui permette :
- de recueillir les éléments pertinents de veille technique et concurrentielle ;
- d’en évaluer l’incidence sur chacun des projets ;
- de décider si le projet doit être modifié ou s’il doit continuer sur les bases précédentes ;
- de redéfinir, si nécessaire, les objectifs et les moyens en relation étroite avec l’équipe projet.
Plus l’environnement change rapidement et intensément, plus la séparation est nécessaire entre le pilotage opérationnel du projet et son pilotage stratégique. Le pilotage stratégique des projets, encore peu pratiqué, exige un excellent système de veille et une grande réactivité face aux perturbations qui sont désormais notre lot quotidien.
Ainsi, progressivement, la maîtrise de la complexité a exigé de passer de la simple coordination technique des projets au management global – prenant en compte des dimensions internes et externes de plus en plus variées -, pour en arriver aujourd’hui au management stratégique des projets qui tient compte de tous les aspects du système constitué par le projet et son environnement.
La sanction du marché, de plus en plus impitoyable, risque d’apporter rapidement la discrimination entre ceux qui auront appris à naviguer dans la tourmente… et les autres.